c) La manipulation d'images au temps du numérique
En matière de manipulation, si l'on veut bien pardonner
cette formule apparemment paradoxale, l'image informatique "n'apporte rien,
mais change tout".
La technique numérique n'apporte rien au fond
. Les
manipulations d'images existaient avant le numérique, elles existeront
après. Elles sont simplement devenues plus faciles. La technique a
changé. L'apparition de matériels de plus en plus performants et
de moins en moins onéreux banalise la manipulation d'images et la rende
très difficile à déceler. La retouche d'images
réelles passe par la numérisation. La qualité du scanner,
qui détermine le nombre de points sur l'image et qui reconnaît les
couleurs (parmi 16 millions de possibilités...), est essentielle
à cette phase, afin de restituer une image la plus fidèle
possible.
La phase d'effaçage, de montage, se fait par une action sur les
pixels
. Les détails que l'on veut enlever sont "gommés",
ce qui revient à leur substituer un
pixel
blanc, comme si l'image
numérique avait été "percée". Dans un second temps,
les
pixels
sont recolorés à l'aide d'un logiciel de
retouches d'images, muni d'effets d'adoucissement, de dégradés,
pour marquer les détourages, les différences d'éclairage.
La numérisation offre des possibilités techniques
immédiates. La qualité du résultat dépend autant de
la puissance du logiciel que du savoir faire de l'opérateur.
Des manipulations plus faciles, mais pas nécessairement plus
fréquentes : la technique est accessoire, car l'essentiel est toujours
l'intention de l'auteur. Le tricheur trichera encore mieux, mais celui qui ne
trichait pas, ne trichera pas davantage. De surcroît, les manipulations
d'images, si elles existent bien, notamment dans des périodes cruciales,
ne sont pas si courantes car elle sont aussi à double tranchant. Une
manipulation démontée, démontrée peut aussi se
retourner contre son auteur et son diffuseur en leur ôtant toute
crédibilité pour l'avenir. De surcroît, les sources
aujourd'hui sont tellement diversifiées qu'une manipulation
grossière est très vite rendue publique et condamnée par
les professionnels eux-mêmes (les fausses interviews, les faux reportages
sur les trafics d'armes en banlieue, les fausses barbes des faux
islamistes...). Les médias majeurs, ne peuvent se permettre de perdre,
pour quelques images, leur crédibilité. La manipulation n'est
possible que si l'auteur contrôle tous les maillons de la chaîne
d'information. En dehors de ce contexte bien précis, et de quelques cas
isolés, la crainte de manipulation est largement surestimée.
Pour résumer,
le numérique est une technique, alors que la
manipulation est toujours une intention
, et relève même,
parfois, de fantasmes.
Pourtant, plusieurs facteurs s'opposent à cette
interprétation optimiste
. Tout d'abord, l'image de
synthèse ne constitue pas seulement une amélioration technique,
mais entraîne un saut qualitatif. L'image de synthèse permet de
créer l'image que l'on veut voir : en partant du réel, en
mélangeant deux images réelles, en partant de l'image de
synthèse, en mélangeant l'image de synthèse et l'image
réelle... L'image de synthèse permet de s'affranchir de toute
contrainte. Avec l'image de synthèse, il est possible de créer ce
que l'on souhaite.
Les guerres, comme les dictatures, "promettent du sang et des
larmes". La
guerre du Golfe et la chute du régime roumain ont montré que,
quelle que soit leur valeur, les médias ont fourni les images attendues.
Ils pourront désormais les fabriquer. Pourquoi se priver d'un tel
instrument ? D'autant plus que le son, la parole peuvent aussi être
traités et adaptés au message que l'on veut faire passer. Si le
film
Forest Gump
est connu pour la rencontre virtuelle du héros
de l'histoire -vivant- et du président John Kennedy
-décédé en 1963-, la performance en matière de son
est également exceptionnelle puisque, grâce au traitement
numérique du son et à un logiciel d'animation faciale, le clone
du président Kennedy parle avec la voix réelle du
président décédé. Mais les mots sont
inventés et les mouvements des lèvres sont adaptés au
discours, de façon à donner une parfaite illusion du réel.
Ensuite, tout contrôle paraît illusoire, tant en raison de la
dissémination des sources et des sites de diffusion d'images qui rend
une observation exhaustive impossible, qu'en raison de la pression
concurrentielle de la course à l'audience, de la recherche de l'image
susceptible d'attirer l'attention ou qui "fera la une" et qui peuvent
empêcher dans certaines circonstances de prendre la précaution de
contrôler la fiabilité des sources. Les possibilités de
montage d'images sur le terrain (montages virtuels à partir de simples
camescopes à disques ), vont aggraver ce risque, car tout arrivera
"prêt à l'emploi".
Enfin, le concept même de manipulation n'a plus de sens. La manipulation
d'images suppose qu'il y a un original, transformé à dessein pour
faire passer un message, c'est-à-dire un original, authentique et une
copie. Mais l'image numérique, supposée "originale", n'est qu'un
tableau de chiffres et recopier un chiffre n'est pas autre chose que le
même
chiffre.
" Une information clonée existe deux
fois à moins quelle soit à deux endroits
différents. "
94(
*
)
Le clonage ne crée pas un
"vrai" double, mais plutôt un second original. Changer un chiffre
modifie
bien l'image, mais celle-ci devient tout aussi originale que la
première. Faire une image de synthèse ou une autre constitue
exactement la même opération. Il n'y a pas plus -ni moins- de
manipulations dans la première que dans la seconde.
Le virtuel change le sens des mots. La "manipulation" n'existe plus.
Les
chiffres qui constituent l'image sont seulement "traités" au même
titre que n'importe quelle autre information. Avec le virtuel
tout
est
manipulation.