INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
La volonté du Gouvernement de promouvoir une réduction
générale et significative de la durée légale du
temps de travail procède d'un double constat.
Le premier, clairement affiché, est que la croissance ne suffit plus
à créer des emplois et qu'il faut donc faire "
autre
chose
" si on veut développer l'emploi. Cette autre chose est
précisément la réduction de la durée légale
hebdomadaire du travail. Cette démarche mérite d'être
saluée tant elle est novatrice. Comme le souligne, justement,
M. Jean Marimbert, directeur des relations du travail au ministère
de l'emploi et de la solidarité
1(
*
)
, ce projet de loi rompt avec les
précédentes réductions du temps de travail qui avaient
pour objectif soit la santé publique au
XIX
ème
siècle, soit l'amélioration des
conditions sociales par l'accroissement du temps libre, au milieu de ce
siècle.
Le second, implicite, est que l'Etat, dans le contexte actuel d'un passage
imminent à la monnaie unique, ne dispose plus d'une prise suffisante sur
les leviers de politique économique conjoncturelle susceptibles de
permettre une relance de la demande intérieure. D'autant plus que le
Gouvernement actuel a utilisé ses dernières marges de manoeuvre
en mettant en oeuvre les "
emplois-jeunes
" (40.000
en 1997,
150.000 prévus en 1998) qui constituent le second volet de sa politique
pour l'emploi.
Une "
autre politique
", en quelque sorte, est donc
nécessaire pour résoudre le problème du chômage.
C'est la réduction-réorganisation de la durée du temps de
travail, dont on peut penser qu'elle a été sinon
"
voulue
", du moins acceptée par nos concitoyens aux
dernières élections législatives.
Une fois la décision prise, la question s'est posée des
modalités. Deux options étaient envisageables : la voie
incitative, déjà empruntée par la précédente
majorité avec la loi " de Robien ", et celle de la
réduction obligatoire qui constitue, pour reprendre une formule de M.
Jean-Paul Fitoussi
2(
*
)
,
"
un continent nouveau
" à ce jour encore
inexploré, une
terra incognita.
Il faut du reste admettre que cette comparaison avec le départ pour un
Nouveau Monde
a connu une pertinence renouvelée depuis que le
mouvement des chômeurs s'est emparé de ce thème. Mais,
fallait-il hâter le lancement du navire ? Fallait-il larguer les
amarres sans avoir vérifié que rien ne manquait à bord
pour tenter "
l'aventure
" ? Le Gouvernement a
décidé de se hâter lentement, avec ce calme fiévreux
qui précède toujours les décisions irréversibles.
L'absence d'accord au soir de la Conférence nationale pour l'emploi du
10 octobre dernier est venu à point nommé pour l'aider à
justifier sa décision : puisque les partenaires sociaux sont incapables
-ou peu désireux- de prendre les choses en main, il est donc naturel
qu'il fixe lui-même le cap, ou plutôt les caps successifs, puisque
la réduction du temps de travail sera d'abord incitée, puis
imposée.
La loi d'incitation et d'orientation qui nous est proposée comporte donc
deux éléments :
- un élément incitatif
: les entreprises qui mettront en
oeuvre la réduction du travail avant le butoir imposé par le
Gouvernement recevront une aide financière. C'est en quelque sorte une
loi " de Robien "
reprofilée
.
- un élément obligatoire :
en 2000 pour les entreprises de
plus de vingt salariés et en 2002 pour les autres, la durée
légale du travail sera ramenée à 35 heures par
semaine.
Mais avant d'explorer les conséquences de cette décision, encore
faut-il en souligner les multiples dimensions. On peut certes considérer
que le temps de travail est un levier utile pour développer l'emploi.
Mais il occupe, d'abord, une place centrale dans la relation entre l'homme et
la société. Le travail, le métier, ont été,
et sont encore, l'élément essentiel de l'insertion de l'homme et,
plus récemment, de la femme, dans la société ; c'est une
condition de leur dignité, de leur épanouissement... Le travail
n'est pas une damnation mais, pour rester humain, doit être intelligent
et libre. Tout travailleur est un créateur, quel que soit son statut,
travailleur indépendant, chef d'entreprise ou salarié.
Faudrait-il, dès lors, en conclure que la réduction du temps de
travail ne fait que traduire la perte de la valeur que notre
société confère au travail, au métier ? Donnant
ainsi raison au mouvement des chômeurs qui réclament moins un
emploi qu'un revenu ?
Ensuite, cette décision pose immanquablement la question de la place que
doit occuper l'Etat dans ce choix qui, semble-t-il, est avant tout personnel.
Il y a là, en effet, une relation complexe à élucider
entre le choix de l'individu et celui de l'Etat. Certes, pour des
métiers particulièrement pénibles, qui sont souvent aussi
- mais pas toujours - ceux où le salaire est bas, la
légitimité de l'intervention de l'Etat n'est guère
contestable. Il s'agit de fixer des limites dans un but qui, fondamentalement,
n'est pas très différent de celui que se fixait le
législateur du siècle dernier. Mais pour les autres, ceux qui
trouvent dans le travail une source d'épanouissement ? Faut-il la leur
interdire ?
Au demeurant, le concept même de temps de travail a-t-il encore un sens
et une utilité ? C'est, comme le verra le lecteur qui prendrait la peine
de lire les auditions annexées au présent rapport, une sorte de
fil rouge qui a guidé les travaux de la commission d'enquête.
Il importe donc d'analyser cette décision dans toutes ses dimensions, de
prendre au sérieux les arguments qui la fondent, d'en soupeser un par un
la valeur et d'essayer ainsi de contribuer à éclairer les choix
de notre Haute Assemblée, tant il vrai que la question de l'emploi est
trop sérieuse pour que l'on puisse s'en servir pour entretenir chez nos
concitoyens un espoir qui serait finalement irraisonné.
C'est dans cet état d'esprit que la commission d'enquête -voulue
par le Sénat- s'est efforcée de concentrer ses efforts sur la
seule question qui vaille
hic et nunc
: la réduction de la
durée légale hebdomadaire du travail telle que voulue par le
Gouvernement, c'est-à-dire obligatoire et
généralisée à tous les salariés du secteur
privé, est-elle capable de créer des emplois ?
En réponse à cette question, la commission d'enquête a pu
dresser un constat, qui l'a conduite à se poser deux questions.
Le constat est celui du pari :
les effets attendus de la
réduction de la durée légale du travail reposent sur une
construction, qualifiée par ses promoteurs d'intelligente, mais qui
n'est qu'intellectuelle. Pas plus l'histoire que la géographie ne
permettent d'affirmer que cela va marcher. En outre, les expériences
étrangères de réduction négociée et les
expériences de réduction incitée menées en France
ne sont d'aucun secours, car c'est une chose de constater la réduction
du temps de travail, c'en est une autre de la provoquer. La réduction
imposée n'est donc qu'une
spéculation, un pari intellectuel.
Dès lors qu'il s'agit d'un pari, une question vient immédiatement
à l'esprit : ce pari est-il raisonnable ?
Et s'il ne l'est pas, faut-il considérer qu'il est dicté par
l'esprit de système ?
I. LA RÉDUCTION IMPOSÉE DU TEMPS DE TRAVAIL EST UN PARI INTELLECTUEL
Depuis de nombreuses années, l'idée que la
réduction du temps de travail contribuerait à créer des
emplois et à lutter contre le chômage -ce qu'il faut bien appeler
le partage du travail- s'est largement diffusée dans la
société, comme si la quantité de travail offerte
était une donnée immuable.
Elle est même devenue un élément du débat
parlementaire avec l'article 39 de la loi quinquennale du
20 décembre 1993, puis avec la loi " de Robien "
du
11 juin 1996 qui réorganisait le dispositif de
l'article 39 pour le rendre plus efficace.
Naturellement, les économistes ont parallèlement travaillé
sur ce sujet. Et des chiffres, présentés comme le résultat
des simulations macro-économiques, ont commencé à
circuler. C'est ainsi qu'on a évoqué il y a quelques
années, le chiffre de 2 millions de créations d'emplois.
Depuis, les estimations se sont faites beaucoup plus modestes.
Mais l'idée avait pris corps, l'espoir de trouver là une des
solutions au chômage était né.
Malheureusement, passer de la théorie à la pratique n'est pas
aussi simple. C'est ce que semble avoir oublié le Gouvernement lorsqu'il
a repris à son compte cette idée. Car si les simulations
économiques montrent que la réduction du temps de travail peut
créer des emplois, elles montrent aussi qu'elle peut en détruire
et, parallèlement, dégrader l'environnement économique. En
effet, le résultat final dépend des agents économiques et
sociaux, et leurs décisions et leurs comportements, conscients ou
inconscients, ne se décrètent pas. Il y a donc là tous les
éléments d'un pari, dont le résultat, au stade de la
théorie, est tout à fait imprévisible.
Les développements qui vont suivre tendent à montrer qu'il n'y a
pas d'enseignements à tirer, en matière de création
d'emplois, des expériences menées ici et là. Ils visent
aussi à rappeler les conditions dans lesquelles sont
réalisées les simulations macro-économiques, et montrer
qu'elles peuvent aussi déboucher, suivant les hypothèses
entrées en machine, sur des scénarios catastrophes.
A. L'IDÉE SELON LAQUELLE LA RÉDUCTION IMPOSÉE DU TEMPS DE TRAVAIL SERAIT CRÉATRICE D'EMPLOIS EST UNE VUE DE L'ESPRIT
1. Il n'y a aucune corrélation à l'échelle internationale entre durée du travail et chômage.
a) Les comparaisons internationales de durée du travail
· Les comparaisons internationales de durée
du travail sont difficiles. En effet, il n'existe pas de définition
harmonisée au niveau international de la notion de durée du
travail, et les statistiques nationales sont établies de manière
différente.
En outre, les instituts statistiques nationaux éprouvent des
difficultés croissantes à appréhender et à mesurer
le temps de travail, parce que les durées effectives du travail sont de
plus en plus hétérogènes, aussi bien entre les individus,
qu'entre différentes périodes de l'année pour chaque
individu, et parce que les frontières entre travail et non-travail ont
tendance à se brouiller du fait du développement de la formation
continue, du travail en dehors des locaux de l'entreprise (par exemple l'audit
ou le conseil), de l'organisation du travail autour de projets, du travail
indépendant, du travail multi-employeurs, du télétravail,
etc., sans parler de l'économie parallèle.
Ces difficultés de définition et de mesure reflètent
d'ailleurs
le caractère quelque peu suranné de la notion de
durée hebdomadaire du travail
et la vanité d'une politique
qui voudrait faire de la durée légale hebdomadaire du travail un
levier efficace pour lutter contre le chômage.
· Sous ces réserves, il ressort des statistiques
recensées par l'OCDE ou par EUROSTAT qu'il n'y a
aucune
corrélation
à l'échelle internationale entre
durée du travail et chômage : les pays où la durée
du travail est faible ne connaissent pas de ce fait un moindre niveau de
chômage, et les pays où la durée du travail est
relativement élevée n'ont pas un taux de chômage plus
élevé, comme l'illustre le tableau ci-après.
Au contraire,
la durée effective annuelle du travail
,
c'est-à-dire la durée du travail sur l'année,
déduction faite des congés, des interruptions de la production,
de l'absentéisme, etc.,
est la plus élevée dans des
pays comme les Etats-Unis, le Japon, la Nouvelle-Zélande ou le
Royaume-Uni, où le taux de chômage est aujourd'hui très
faible
, grâce au dynamisme des créations d'emplois : au cours
des quinze dernières années, le nombre d'emplois s'est accru de
près de 29 % aux Etats-Unis, de 16 % au Japon,
de 14 % en Nouvelle-Zélande et de 10 % au
Royaume-Uni, contre seulement 3 % en France.
LA DURÉE ANNUELLE EFFECTIVE DU TRAVAIL
|
Durée annuelle effective
moyenne du travail par
salarié en 1995
(1)
|
Taux de chômage
|
Etats-Unis |
1 953 |
5,0 |
Japon |
1 909 |
3,2 |
Nouvelle-Zélande |
1 843 |
6,1 |
Espagne |
1 749 |
22,7 |
Royaume-Uni |
1 735 (2) |
7,4 |
Canada |
1 726 |
9,7 |
Italie |
1 682 |
12,1 |
Suisse |
1 583 |
4,7 |
France |
1 523 |
12,4 |
Allemagne |
1 509 |
10,3 |
Pays-Bas |
1 383 |
6,7 |
Sources : OCDE, Données nationales pour la Suisse et
l'Allemagne.
(1) Dernière donnée disponible.
(2) Durée annuelle effective moyenne du travail pour l'ensemble des
personnes ayant un emploi.
·
Dans le secteur des services, c'est-à-dire le secteur
où se trouvent la plupart des emplois de demain, il existe d'ailleurs un
lien évident entre durée du travail, création de richesses
et emploi
.
En effet, dans les services à haute valeur ajoutée comme la
formation, les services informatiques ou le conseil, les gains de
productivité sont réduits, même si la qualité
progresse, de sorte que la création de richesses et la
compétitivité des entreprises dépendent étroitement
de la durée du travail. De même, dans la recherche, par exemple la
recherche médicale, et plus généralement dans les
activités innovantes, des durées du travail élevées
en fin de projet sont souvent la clef du succès.
Par ailleurs, les employeurs et les salariés des services de
proximité, notamment des services d'aide à la personne, dont les
prestations sont décomptées en heures, sont confrontés
à un dilemme cornélien lorsque la durée effective du
travail est faible :
- ou bien les salaires horaires sont faibles et les revenus mensuels des
salariés concernés sont alors très réduits ;
- ou bien les salaires horaires sont élevés. Cela assure un
revenu décent aux salariés, mais augmente le coût des
prestations, ce qui réduit la demande -donc l'emploi- et favorise le
travail au noir, avec pour conséquence des coûts sociaux
élevés (absence de couverture en cas d'accident par exemple) et
une déperdition de ressources pour les finances publiques
3(
*
)
.
b) La France se singularise
En ce qui concerne la durée du travail, la France se
singularise déjà :
·
La durée effective annuelle du travail des
salariés est d'ores et déjà inférieure à la
moyenne des pays de l'OCDE
. Si elle devait être réduite de
10 %, elle serait, à 1.370 heures par an, la
plus faible au
monde
.
·
L'écart de durée du travail entre les
salariés et les travailleurs indépendants est en France l'un des
plus élevés au monde
4(
*
)
: selon l'INSEE, la durée
hebdomadaire habituelle des travailleurs indépendants -agriculteurs
exploitants, artisans, commerçants, chefs d'entreprise et professions
libérales- était supérieure à 50 heures en
1995, tandis que celle des salariés s'établissait en moyenne
à 36,6 heures - compte tenu des personnes à temps
partiel parmi les indépendants et les salariés -.
Au total, les indépendants travaillaient ainsi en moyenne près
de 40 % de plus que les salariés. Si la durée hebdomadaire
habituelle de travail des salariés était réduite de
10 %, les indépendants travailleraient moitié plus que les
salariés, au risque de créer une France à deux vitesses.
·
Le taux d'activité de la population active
,
c'est-à-dire la proportion des personnes âgées de 15
à 64 ans présentes sur le marché du travail,
est
inférieur en France à la moyenne des pays de l'OCDE
(67,1 % contre 70,1 % en 1996) et la France est l'un des rares pays
de l'OCDE où le taux d'activité se soit réduit depuis
1980
5(
*
)
.
Cette diminution du taux d'activité résulte d'une autre
singularité française :
la tendance au raccourcissement
de la vie active
, en raison notamment de l'abaissement de l'âge
légal de la retraite et du développement parfois abusif des
préretraites, avec le gâchis de compétences qui en
résulte. Selon la DARES
6(
*
)
, la
durée moyenne de la vie
active s'est ainsi réduite de 40,9 ans en 1981 à
37,4 ans en 1996, alors même que l'espérance de vie
augmentait, ce qui met en péril l'équilibre financier des
régimes de retraite et contribue à alourdir le poids des
prélèvements sur le travail. Cette échéance invite
à la prudence.
Au total,
la durée moyenne effective de travail par personne en
âge de travailler est aujourd'hui en France l'une des plus faibles au
monde
:
DURÉE MOYENNE DU TRAVAIL PAR PERSONNE EN ÂGE DE TRAVAILLER
|
Durée effective annuelle du travail par personne en âge de travailler en 1995 |
Taux de chômage
|
Etats-Unis |
1 458 |
5,4 |
Japon |
1 408 |
3,3 |
Nouvelle-Zélande |
1 307 |
6,7 |
Royaume-Uni |
1 223 |
7,4 |
Canada |
1 182 |
9,7 |
Finlande |
1 089 |
16,3 |
Suède |
1 077 |
8,0 |
Allemagne |
1 014 |
10,3 |
France |
973 |
12,4 |
Pays-Bas |
896 (1) |
6,7 |
Italie |
861 |
12,1 |
Espagne |
856 (1) |
22,7 |
Source : Calculs d'après données OCDE.
(1) En approchant la durée moyenne du travail par celle des
salariés, ce qui peut conduire à une sous-estimation.
· De même, selon les calculs de la direction de la
prévision du ministère de l'économie et des finances, le
temps de travail sur l'ensemble de la vie est déjà très
faible en France, en particulier pour les hommes.
DURÉE DU TRAVAIL SUR L'ENSEMBLE DE LA VIE
|
Durée du travail
sur l'ensemble de la vie
|
Taux de
|
||
|
TOTAL |
Hommes |
Femmes |
en 1996, en % |
Japon |
71 123 |
- |
- |
3,3 |
Portugal |
62 800 |
77 999 |
49 244 |
7,3 |
Etats-Unis |
61 343 |
- |
- |
5,4 |
Danemark |
57 467 |
66 508 |
49 418 |
8,8 |
Royaume-Uni |
56 918 |
73 904 |
41 052 |
7,4 |
Allemagne |
51 642 |
64 578 |
38 429 |
10,3 |
France |
49 507 |
60 635 |
38 922 |
12,4 |
Pays-Bas |
45 218 |
61 622 |
30 195 |
6,7 |
Italie |
44 501 |
61 825 |
28 095 |
12,1 |
Espagne |
43 974 |
62 257 |
26 347 |
22,7 |
Belgique |
43 737 |
57 306 |
30 369 |
12,9 |
Sources : Estimations de la direction de la
prévision, OCDE.
· Enfin, la France se singularise encore à triple
titre :
- Comme l'indiquait à juste titre la fiche n° 06 bis relative
aux
" comparaisons internationales de la durée du
travail ",
remise par le Gouvernement aux partenaires sociaux le
3 octobre 1997, en préalable à la Conférence du
10 octobre : "
Seules la France et la Belgique ont une
durée hebdomadaire légale uniforme
".
" Dans beaucoup d'autres Etats membres [de l'Union européenne],
ce sont les conventions collectives qui déterminent la durée
pivot, le plus souvent au niveau de la branche, ce qui n'exclut pas qu'une
référence centrale y soit définie au niveau
interprofessionnel ",
et que la loi prévoit des durées
maximales. Enfin, dans certains pays, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni,
il n'existe pas de normes légales pour la durée du travail, tout
se négociant au niveau des branches ou à l'échelon le plus
décentralisé, celui de l'entreprise.
- De plus, la durée hebdomadaire de référence est d'ores
et déjà très basse en France. Si la durée
légale du travail était réduite à 35 heures en
France, elle serait, de très loin, la plus faible au monde.
DURÉE " LÉGALE " DU TRAVAIL
|
Durée hebdomadaire
légale du travail
|
Etats-Unis |
pas de durée légale |
Royaume-Uni |
pas de durée légale |
Allemagne |
48 |
Irlande |
48 |
Italie |
48 |
Pays-Bas |
48 |
Suisse |
45 |
Portugal |
44 |
Autriche |
40 |
Belgique |
40 |
Canada* |
40 |
Danemark |
40 |
Espagne |
40 |
Suède |
40 |
France |
39 |
Sources : EUROSAT, DARES, données nationales.
* Il s'agit de la durée " normale " du travail, celle-ci
pouvant notamment être augmentée en cas d'événements
qui interrompent la prestation d'un service essentiel.
- Enfin, le statut de " cadre " est une particularité
de
notre pays ; M. Raymond Soubie, président d'Altédia
7(
*
)
, a souligné, lors de son
audition, que cette notion n'existe pas chez nos principaux
compétiteurs, et que sa conception, de nature administrative, n'est plus
adaptée à la répartition des responsabilités, telle
qu'elle existe aujourd'hui au sein de nombreuses entreprises, et notamment dans
le secteur des services ; l'application d'une durée légale du
travail à cette catégorie de salariés suscite souvent
l'incrédulité ou l'incompréhension chez nos partenaires.
2. La réduction du temps de travail imposée n'est pas la réduction du temps de travail négociée
a) L'histoire
Comme l'a souligné M. Jean-Paul Fitoussi
8(
*
)
lors de son audition par la commission
d'enquête, la réduction du temps de travail au cours de ce
siècle a été un processus spontané, lié
à la croissance : le progrès de notre capacité
à produire des richesses permettait le développement des loisirs
et du temps libre.
On peut ainsi appliquer à la réduction du temps de travail le mot
de Vaclav Havel relatif à la liberté
9(
*
)
: "
C'est comme une plante
:
pour la faire croître, on peut l'arroser et la soigner, mais si on tire
dessus comme le ferait un enfant pour qu'elle grandisse plus vite, elle se
casse.
"
Ainsi les expériences françaises de 1936 et de 1982 ont-elles
été des échecs
.
- En 1936, comme le soulignait Alfred Sauvy, la réduction
autoritaire de la durée hebdomadaire du travail de 48 à
40 heures, avec interdiction des heures supplémentaires, a
été suivie d'une augmentation du chômage ainsi que de
l'apparition de nombreux goulets d'étranglement qui ont
accéléré l'inflation et réduit le potentiel de
croissance de l'économie.
- En 1982 la réduction de 4,5 % de la durée
légale du travail dans l'ensemble de l'économie
10(
*
)
, ce qui correspond à la
moitié du choc envisagé aujourd'hui, aura créé
très peu d'emplois -entre 15.000 et 70.000 selon les estimations- au
prix d'
une aggravation des déséquilibres
macro-économiques
, notamment d'une accélération de
l'
inflation
et d'un creusement des
déficits publics,
ainsi
que d'une
aggravation durable des problèmes structurels de
l'économie française
, une large part des emplois
créés l'ayant été dans les entreprises publiques.
b) L'expérience étrangère
Dans certains pays, comme aux Pays-Bas ou, dans une moindre
mesure, en Allemagne, la réduction du temps de travail a favorisé
la création d'emplois et la baisse ou la modération du
chômage.
Il serait toutefois malhonnête de se fonder sur ces exemples pour
justifier l'abaissement de la durée légale du travail à 35
heures hebdomadaires en France.
En effet,
aux Pays-Bas et en Allemagne, la réduction du temps de
travail a été négociée et mise en oeuvre
progressivement, en fonction des besoins d'organisation des entreprises et des
véritables aspirations individuelles ou collectives des
salariés
.
Dans ces deux pays, la réduction du temps de travail n'a
été ni uniforme, ni obligatoire, ni brutale et les
négociateurs ont toujours pris en compte les spécificités
des branches, des entreprises, voire des succursales, de même que des
salariés concernés.
Ainsi, les partenaires sociaux néerlandais ont-ils pris soin de ne pas
réduire le potentiel de croissance de leur économie en
réduisant le temps de travail de personnes dont les compétences
étaient rares, alors qu'il est probable que la mise en oeuvre uniforme
et obligatoire des 35 heures en France entraînera des goulets
d'étranglement dans les services informatiques aux entreprises, ce qui
se traduira par un handicap pour l'ensemble des entreprises françaises
au moment de modifier leurs systèmes informatiques pour le passage
à l'euro et à l'an 2000.
De même, le Dr. Bernd Hof
11(
*
)
,
spécialiste de ces questions
pour l'Allemagne, a-t-il souligné en conclusion de son audition, qu'une
réduction du temps de travail massive, générale et
obligatoire serait aujourd'hui pour l'Allemagne une
" catastrophe ".
c) Les expériences micro-économiques menées en France.
·
Les expériences
micro-économiques montrent qu'une réduction du temps de travail
librement négociée peut créer ou préserver des
emplois
, en accroissant à la fois la compétitivité des
entreprises et le bien-être collectif.
La commission d'enquête s'est ainsi rendue à l'usine Whirlpool
d'Amiens où deux accords d'aménagement-réduction du temps
de travail particulièrement innovants, fondés sur l'annualisation
du temps de travail et pour le second accord sur le recours à la loi
" de Robien ", ont permis de faire face à des contraintes de
production spécifiques (la très grande saisonnalité des
ventes de sèche-linge),
en améliorant la
" compétitivité-coût " de l'usine et en
créant des emplois
. La bonne volonté et l'imagination des
acteurs de terrain peuvent ainsi conduire à des accords
" donnant-donnant " profitables à tous.
Il ressort néanmoins clairement des entretiens des membres de la
commission d'enquête avec les responsables, les
délégués du personnel et des salariés de l'usine,
que la négociation ne se décrète pas.
En effet, les accords d'aménagement du temps de travail sont des accords
extrêmement complexes, et qui doivent être évolutifs, ce qui
requiert une confiance mutuelle tant au moment de la négociation de
l'accord que par la suite,
cette confiance ne pouvant évidemment
procéder d'une négociation sous contraintes
.
Non seulement des accords mutuellement satisfaisants n'auraient sans doute
pas été possibles dans le cadre d'une négociation
imposée, mais le contexte actuel risque de remettre en cause le climat
de confiance établi entre les partenaires sociaux des entreprises
signataires d'accords novateurs en matière
d'aménagement-réduction du temps de travail.
· Il est donc inacceptable que, pour justifier sa décision
de réduire de manière uniforme et obligatoire la durée
hebdomadaire du travail, le Gouvernement s'appuie sur le bilan élogieux
effectué par la DARES
12(
*
)
des accords signés sur une base volontaire, dans le cadre de la loi du
11 juin 1996, dite " de Robien ", qui concernaient à la
fin novembre 1997 plus de 1.000 entreprises et 154.000 salariés et
prévoyaient
la création ou la sauvegarde de près de
17.000 emplois.
Il s'agit là d'une double confusion intellectuellement contestable :
- entre un dispositif obligatoire et un dispositif incitatif, reposant sur
le libre accord des parties, d'une part ;
- entre une réduction de la durée hebdomadaire du travail et
un aménagement-réduction du temps travail accordant de la
souplesse tant à l'entreprise qu'aux salariés, d'autre part.
· En outre, le bilan des accords " loi de Robien "
effectué par la DARES doit être nuancé. Certes, l'octroi
par l'Etat de substantielles subventions publiques en contrepartie d'une
réduction du temps de travail assortie d'engagements d'embauches (la
réduction du temps de travail est alors " incitée "), a
sans conteste stimulé des capacités d'innovation
socio-organisationnelle et favorisé des créations d'emplois dans
les entreprises concernées.
Néanmoins,
les créations d'emplois annoncées sont
pour l'heure des intentions,
et l'expérience d'autres dispositifs
" contractuels ", comme l'allocation de remplacement pour
l'emploi
(ARPE) montrent qu'une part significative des embauches annoncées n'est
pas effectuée
13(
*
)
.
En outre, la subvention publique, d'une durée de sept ans, alors que
les contreparties en termes d'emplois ne portent que sur deux ans, peut
entraîner un
effet d'aubaine
en finançant les gains de
productivité des entreprises concernées.
De plus, les aides, dont
le coût pour l'Etat est par ailleurs
très élevé
(selon les calculs de la DARES,
165.000 francs par emploi créé ou sauvegardé la
première année et 123.000 francs par emploi
créé et par an les six années suivantes, sous les
hypothèses d'une baisse de 10 % de la durée du travail, de
salaires moyens -le coût de la loi est beaucoup plus élevé
si les salariés sont mieux rémunérés que la
moyenne- et de l'absence de gains de productivité du fait de la
réduction du temps de travail), peuvent se traduire par des
distorsions de concurrence ou de simples déplacements
d'activité
: ainsi le PDG de la Société Etna
Ascenseurs
14(
*
)
, par ailleurs
responsable d'une association d'entreprises ayant mis en oeuvre la loi de
Robien, est-il convenu lors de son audition devant la commission
d'enquête de ce que les créations d'emplois intervenues dans son
entreprise, dans le cadre de cette loi, s'étaient traduites par des
pertes d'emplois chez ses concurrents.
Au total,
le dispositif pourrait se révéler très
coûteux par emploi créé, ce qui se traduirait au niveau
macro-économique par des déficits accrus ou par des
prélèvements obligatoires supplémentaires,
c'est-à-dire par des destructions d'emplois dans d'autres
entreprises
.
Enfin, le développement de dispositifs d'aide à l'emploi de type
contractuel ou " donnant-donnant " entre l'Etat et les
entreprises
est une idée séduisante, mais dont la
généralisation présenterait de
nombreux effets
pervers
:
- le développement des contrôles et des déclarations
administratives (l'impôt administratif), un risque d'arbitraire et plus
généralement d'immixtion de l'administration dans la gestion des
entreprises ;
- des distorsions de concurrence paradoxales, car l'octroi d'une
subvention en contrepartie d'une réduction du temps de travail par
rapport à l'horaire de travail existant et des embauches compensatrices,
favorise en premier lieu les entreprises en place au détriment de la
création d'entreprises, en second lieu les grandes entreprises au
détriment des petites entreprises, pour lesquelles la complexité
administrative du dispositif représente un obstacle -
les entreprises
de moins de 50 salariés ont signé proportionnellement trente
fois moins d'accords en application de la loi du 11 juin 1996 que les
entreprises de plus de 50 salariés
- ; enfin, l'octroi de l'aide
défavorise les entreprises qui innovent spontanément au
détriment de celles qui attendent des subventions pour le faire, puisque
les entreprises et les salariés qui avaient réduit et
réorganisé le temps de travail avant le dispositif n'en
bénéficient pas.