III. LES PROPOSITIONS DE VOTRE COMMISSION DES LOIS
A. MAINTENIR LA RESPONSABILITÉ DU PRODUCTEUR POUR LES RISQUES DE DÉVELOPPEMENT
Divergence majeure avec les conclusions de la Commission
mixte
paritaire, la proposition de loi permet l'exonération -c'est à
dire l'irresponsabilité- du producteur pour les risques de
" développement ". Les arguments favorables et hostiles
à une telle cause d'exonération ont été largement
développés lors de l'examen du projet de loi de transposition.
Votre commission des Lois a considéré que les arguments
avancés à l'appui d'une telle cause d'irresponsabilité
n'étaient pas convaincants au regard des inconvénients majeurs
que présenterait son corollaire, à savoir laisser les
conséquences du dommage causé par le produit défectueux
à la charge de la victime ou, en définitive, de l'Etat.
Une telle solution serait d'ailleurs contraire à l'article 13 de la
directive qui prévoit expressément que cette dernière
"
ne porte pas atteinte aux droits dont la victime d'un dommage
peut se
prévaloir au titre du droit de la responsabilité contractuelle ou
extra-contractuelle ou au titre d'un régime spécial de
responsabilité existant au moment de la notification
". Elle
serait également contraire aux principes les plus établis de
notre droit.
1. En faveur de l'irresponsabilité
, il est tout d'abord
affirmé que l'absence d'exonération du producteur dans un tel cas
aurait des
effets négatifs sur la recherche et l'innovation
.
Or, on peut se demander si l'admission de l'exonération -qui permettrait
au producteur d'invoquer son ignorance- n'aurait pas des effets plus
négatifs encore sur la recherche.
L'innovation ne semble pas avoir été jusqu'à
présent entravée, alors même que le droit en vigueur ignore
cette cause d'exonération. La comparaison avec des exemples
étrangers ne permet pas d'établir une corrélation entre
l'exonération pour le risque de développement et le dynamisme de
l'innovation.
En second lieu, la différence du régime juridique applicable en
France et dans les autres Etats de l'Union européenne serait
susceptible, aux yeux de certains, d'entraîner des distorsions de
concurrence préjudiciables aux producteurs français.
Or, la différence de régime juridique existant de longue date, il
ne semble pas que cette situation ait jusqu'à ce jour créé
des préjudices aux producteurs français, bien que le
marché national constitue pour eux un marché important. En outre,
faut-il rappeler que sur le marché national, les entreprises
étrangères se trouvent confrontées aux mêmes
obligations que leurs homologues français.
Il n'y a donc pas de
"
distorsion de concurrence
"
.
Un troisième argument avancé à l'appui de
l'exonération concerne les assurances : l'assurance
" responsabilité civile " des entreprises serait rendue plus
difficile, voire impossible, en raison d'une incertitude accrue dans
l'appréciation des risques.
Or, dans la situation actuelle qui ne reconnaît pas l'exonération
du risque de développement, la couverture du risque par les assurances
n'a pas été mise en cause.
D'une manière générale, il paraît peu convaincant
d'affirmer que le défaut d'exonération mettrait en cause les
équilibres actuels alors que ces équilibres ont été
précisément établis dans le cadre d'un système
juridique qui ignore cette exonération.
C'est précisément le constat que notre système juridique
présente l'avantage d'être stabilisé de longue date et,
sans générer de déséquilibres significatifs, qui a
conduit le Sénat, en seconde lecture du projet de loi de transposition,
à souhaiter ne pas y apporter de perturbations qui seraient source de
longs et difficiles contentieux.
2. Le maintien d'un principe général de responsabilité
répond au fait que les risques liés au développement
des produits deviendront à l'évidence un
problème
essentiel dans les sociétés modernes
.
L'obligation de sécurité qui pèse sur tout fabricant ou
vendeur d'un produit, consacrée de longue date par le droit
français, apparaît donc tout à fait essentielle
. Elle
est indissociable de la liberté de créer et de vendre des
produits.
Plutôt que de poser un principe
d'" irresponsabilité ", il est préférable de
laisser à la jurisprudence le soin d'appliquer le principe de
responsabilité avec la souplesse nécessaire, souplesse
qu'autorise la formule de l'article 5 selon lequel "
un
produit
est défectueux lorsqu'il n'offre pas la sécurité à
laquelle on peut légitimement s'attendre
".
Reconnaître le risque de développement comme cause
d'exonération ouvrirait donc une brèche considérable dans
ce système juridique bien établi. Cette solution réduirait
le niveau de protection des victimes potentielles, situation difficilement
justifiable alors que le développement économique doit au
contraire tendre à une meilleure maîtrise des dangers de tous
ordres et a fortiori de ceux qu'il génère.
L'irresponsabilité du producteur au titre du risque de
" développement " aurait, en outre, pour conséquences
pratiques, de faire jouer par les premières victimes une fonction de
" révélateurs " sans être indemnisées. Une
telle solution est moralement et politiquement inacceptable, voire scandaleuse.
Aurait-on envisagé dans la pénible affaire du sang
contaminé de ne pas indemniser les premières victimes, au motif
que le vice n'était pas décelable au moment de leur contamination
?
Il convient d'ajouter que le vice en cause étant un vice de conception
du produit, les dommages provoqués ne seront pas isolés mais
multiples.
L'application d'une telle cause d'exonération ne manquerait pas
également d'ouvrir des
contentieux extrêmement difficiles
.
Il appartiendrait au producteur de prouver un fait négatif -qu'il ne
pouvait pas prévoir le défaut- ce qui pourrait se retourner en
l'obligation pour la victime d'apporter la preuve contraire, à savoir
que le producteur pouvait prévoir, preuve par définition
extrêmement difficile à rapporter puisque la recherche directement
liée au développement est le fait des producteurs eux-mêmes
et relève de secrets professionnels.
Il s'agirait par ailleurs de définir les " connaissances
générales " auxquelles il conviendrait de se
référer (recherche scientifique, nationale ou internationale,
communication d'un savant dans un congrès ?), exercice par nature
difficile.
La détermination du degré de prévisibilité du
risque, à partir duquel l'exonération ne pourrait pas jouer
serait elle-même fort mal aisée, comme le drame du sang
contaminé l'atteste.
Le maintien par la proposition de loi de l'application des régimes de
responsabilité existants -lesquels ne reconnaissent pas cette
exonération- n'apparaît pas comme une réponse satisfaisante
aux différents arguments énoncés ci-dessus à
l'encontre d'une telle irresponsabilité du producteur.
Comment, en effet, envisager une stabilité des solutions
jurisprudentielles sur le fondement desdits régimes, alors que le
législateur aurait admis cette exonération dans le cadre du
nouveau régime issu de la directive ?
Comment, au surplus, se satisfaire de cette différence entre les
régimes de responsabilité sur un aspect essentiel de la
réparation des dommages ?
Pour tous ces motifs, votre commission des Lois n'a pas jugé possible de
maintenir l'exonération du producteur pour le risque de
" développement ". Elle croit infiniment
préférable de laisser au juge le soin d'apprécier les
contraintes de ce risque à travers la notion de sécurité
à laquelle "
on peut légitimement s'attendre
".