N° 34

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 octobre 2024

RAPPORT

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des finances (1) sur le projet de loi,
rejeté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée,
relative aux
résultats de la gestion et portant approbation des comptes
de l'année 2023,

Par M. Jean-François HUSSON,
Rapporteur général,

Sénateur

TOME II
CONTRIBUTION DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX

ANNEXE N° 9
Défense

Rapporteur spécial : M. Dominique de LEGGE

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Bruno Belin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Emmanuel Capus, Thierry Cozic, Bernard Delcros, Thomas Dossus, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Stéphane Sautarel, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; M. Michel Canévet, Mmes Marie-Claire Carrère-Gée, Frédérique Espagnac, M. Marc Laménie, secrétaires ; MM. Arnaud Bazin, Grégory Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, M. Éric Bocquet, Mme Isabelle Briquet, M. Vincent Capo-Canellas, Mme Marie-Carole Ciuntu, MM. Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Vincent Éblé, Rémi Féraud, Stéphane Fouassin, Mme Nathalie Goulet, MM. Jean-Raymond Hugonet, Éric Jeansannetas, Christian Klinger, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Olivier Paccaud, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Georges Patient, Jean-François Rapin, Mme Ghislaine Senée, MM. Laurent Somon, Christopher Szczurek, Mme Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (17ème législ.) : 3, 291 et T.A. 3

Sénat : 32 (2024-2025)

LES PRINCIPALES OBSERVATIONS
DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. L'année 2023 de la défense a été marquée par de très fortes tensions internationales (dans le contexte notamment de la guerre en Ukraine et du conflit israélo-palestinien), par une réorganisation stratégique et une préparation progressive des forces française à d'éventuels combats de haute intensité (reconfiguration du dispositif militaire en Afrique, exercice ORION, déploiements sur le flanc oriental de l'Europe au sein de l'OTAN1(*)) et un soutien à l'Ukraine (livraison d'armes, formations).

2. La mission « Défense » voit son budget inscrit dans un cadre pluriannuel défini par des lois de programmation militaire (LPM). L'exercice 2023 constituait de ce point de vue la dernière année d'exécution de la LPM pour les années 2019 à 20252(*), mais s'intègre également dans celle qui la remplace - plus tôt que prévu en raison des bouleversement géostratégiques engendrés par l'invasion de l'Ukraine par la Russie -, la LPM pour les années 2024 à 20303(*).

3. La loi de finances initiale pour 2023 avait prévu l'ouverture de 62,0 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) et de 53,1 milliards d'euros en crédits de paiement (CP), en hausse respective de 4,1 % et 7,2 % par rapport à la loi de finances initiale pour 2022.

4. En exécution 2023, les crédits consommés se sont finalement élevés à 61,2 milliards d'euros en AE et 54,8 milliards d'euros en CP. Les AE ont été exécutées légèrement en-dessous de la prévision (- 1,4 %), de façon comparable à 2022 (- 0,2 %), tandis que les CP ont été sur-exécutés, à hauteur de 3,2 % (contre 4,4 % en 2022). Hors contribution au CAS « Pensions »4(*), l'exécution s'élève à 45,9 milliards d'euros en CP et apparait ainsi conforme - et même supérieure - à la trajectoire inscrite dans la LPM 2019-2025 (44 milliards d'euros).

5. Le schéma d'emplois du ministère, qui prévoyait une hausse ambitieuse des effectifs, a été sous-exécuté à hauteur de 4 062 ETP, pour s'établir à - 2 515 ETP. Ce constat, qui s'inscrit dans un contexte de tensions sur le recrutement des sous-officiers et militaires du rang, est d'autant plus paradoxal que 2023 a marqué un niveau élevé de recrutements (27 164 entrées).

6. L'exercice 2023 se caractérise par une forte hausse - regrettable - des reports de charge, qui s'élèvent à 6,09 milliards d'euros, soit un niveau très supérieur à la cible initialement fixée en LPM pour les années 2019 à 2025, le niveau de la cible ayant été relevé par décision de la Première ministre de l'époque5(*).

I. I. UN EXERCICE BUDGÉTAIRE 2023 DE TRANSITION ENTRE DEUX LOIS DE PROGRAMMATION MILITAIRE

La mission « Défense » porte le budget du ministère des armées pour assurer la politique de défense de la France. Elle se compose de quatre programmes :

- le programme 144 « Environnement et prospective de la politique de défense » rassemble les crédits destinés à éclairer le ministère des armées sur l'environnement stratégique présent et futur ainsi que sur la stratégie internationale du ministère des armées, par le renseignement, la recherche stratégique et industrielle, et la diplomatie de défense ;

- le programme 178 « Préparation et emploi des forces », placé sous la responsabilité du chef d'état-major des armées, vise à satisfaire aux exigences définies par les contrats opérationnels des armées ;

- le programme 212 « Soutien de la politique de défense », rassemble les crédits destinés aux fonctions support du ministère des armées, hors achat d'armement. Il porte notamment l'intégralité des dépenses de personnel de la mission ;

- le programme 146 « Équipement des forces », co-piloté par le chef d'état-major des armées et par le délégué général pour l'armement (DGA), vise à mettre à disposition des armées les armements et matériels nécessaires à la réalisation de leurs missions et concourt au développement et au maintien de la base industrielle et technologique de défense (BITD) française.

La mission « Défense » voit son budget inscrit depuis de nombreuses années dans un cadre pluriannuel, défini par des lois successives de programmation militaire (LPM). L'exercice 2023 constitue de ce point de vue la dernière année d'exécution de la LPM pour les années 2019 à 2025, mais préfigure également l'application de celle qui la remplace, la LPM pour les années 2024 à 2030. En effet, en raison des bouleversement géostratégiques engendrés par l'invasion de l'Ukraine par la Russie, il a été jugé nécessaire de présenter et d'adopter, plus tôt que prévu, une nouvelle LPM adaptée aux enjeux actuels.

L'année 2023 de la défense a été marquée par de très fortes tensions internationales (dans le contexte notamment de la guerre en Ukraine et du conflit israélo-palestinien), par une réorganisation stratégique et une préparation progressive des forces française à d'éventuels combats de haute intensité (reconfiguration du dispositif militaire en Afrique, exercice ORION, déploiements sur le flanc oriental de l'Europe au sein de l'OTAN) et un soutien à l'Ukraine (livraison d'armes, formations). Elle a également connu la livraison d'importantes commandes d'équipements militaires stratégiques, parmi lesquels 20 avions de combat, un sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) et 12 chars Leclerc rénovés.

La loi de finances initiale pour 2023 avait prévu l'ouverture de 62,0 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) et de 53,1 milliards d'euros en crédits de paiement (CP), en hausse respective de 4,1 % et 7,2 % par rapport à la loi de finances initiale pour 2022.

Évolution et consommation des crédits
de la mission « Défense » en 2023

(en millions d'euros et en pourcentage)

   

Exécution

2022

LFI 2023

Exécution
2023

Évolution exécution 2022-2023

Écart de l'exécution 2023 par rapport à la LFI

144 - Environnement et prospective de la politique de défense

AE

1 935,0

1 989,8

1 900,0

- 1,8 %

- 4,5 %

CP

1 839,9

1 906,2

1 898,9

+ 3,2 %

- 0,4 %

146 - Équipement des forces

AE

15 982,9

23 514,8

20 246,8

+ 26,7 %

- 13,9 %

CP

14 580,1

15 380,9

16 244,0

+ 11,4 %

+ 5,6 %

178 - Préparation et emploi des forces

AE

15 798,3

12 559,5

15 392,3

- 2,6 %

+ 22,6 %

CP

12 516,3

12 052,6

12 967,7

+ 3,6 %

+ 7,6 %

212 - Soutien de la politique de la défense

AE

25 728,7

23 941,2

23 621,6

- 8,2 %

- 1,3 %

CP

22 791,2

23 776,7

23 702,1

+ 4,0 %

- 0,3 %

Total mission

AE

59 444,9

62 005,4

61 160,7

+ 2,9 %

- 1,4 %

CP

51 727,6

53 116,5

54 812,7

+ 6,0 %

+ 3,2 %

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

En exécution 2023, les crédits consommés se sont finalement élevés à 61,2 milliards d'euros en AE et à 54,8 milliards d'euros en CP. Les AE ont été exécutées légèrement en-dessous de la prévision (- 1,4 %), de façon comparable à 2022 (- 0,2 %), tandis que les CP ont été sur-exécutés, à hauteur de 3,2 %, contre 4,4 % en 2022.

À moyen terme, les crédits de la mission poursuivent ainsi leur hausse tendancielle, que ce soit en AE ou en CP. Par rapport à l'exercice 2022, les AE exécutées ont augmenté de 2,9 % (soit + 1,7 milliard d'euros), tandis que les CP exécutés ont augmenté de 6,0 % (soit + 3,1 milliards d'euros). Par rapport à 2019, première année intégrée à la loi de programmation militaire (LPM) pour les années 2019 à 2025, les AE exécutées en 2023 sont en hausse de 19,0 %, et les CP de 22,2 %.

L'exécution 2023 hors contribution au CAS « Pensions » s'élève à 45,9 milliards d'euros en CP et apparait ainsi conforme - et même supérieure - à la trajectoire inscrite dans la LPM 2019-2025 (44 milliards d'euros). Elle s'inscrit ainsi dans la continuité des exercices depuis 2019, également respectueux de la programmation du point de vue des crédits budgétaires.

L'exercice 2023 a connu d'importants mouvements et ouvertures de crédits.

S'agissant des AE, 30,07 milliards d'euros ont été reportés depuis 2022, dont 24,5 milliards d'euros pour le programme 146 et 4,3 milliards d'euros pour le programme 178. Par ailleurs, 3,68 milliards d'euros ont été ouverts au titre des fonds de concours, attributions de produits, transferts et virements et dans le cadre de la LFFG6(*). Au total, 63,8 % des AE ouvertes (95,76 milliards d'euros) ont été consommées. La faiblesse de ce taux et la tendance aux reports successifs annuels (le montant des AE reportées vers 2024 est de 32,5 milliards d'euros) interroge quant à la lisibilité annuelle des crédits adoptés en loi de finances initiale par le Parlement et à la programmation des investissements.

Concernant les CP, 260 millions d'euros ont été reportés depuis 2022. La LLFG a en outre ouvert 2,31 milliards d'euros, auxquels s'ajoutent 1,14 milliard d'euros au titre des fonds de concours et attributions de produits, transferts et virements. Au total, les CP ouverts ont été consommés dans leur quasi-intégralité (96,5 % sur 56,83 milliards d'euros ouverts).

Le rapporteur spécial constate, par ailleurs, que sur les 2,31 milliards d'euros que la LFFG avait ouvert en CP pour financer diverses dépenses (préparer la LPM 2024-2030, limiter le report de charges, couvrir les surcoûts liés à l'Ukraine et abonder le « fonds Ukraine »), 1,6 milliard d'euros de CP (soit près de 70 %) ont immédiatement été gelés puis ont été reportés vers 2024. Cette manoeuvre budgétaire, qui a visé à réduire le déficit public affiché en 2023, est contraire à une gestion vertueuse des crédits et nuit à l'effectivité de l'autorisation parlementaire annuelle. Elle est d'autant plus surprenante que le projet de loi de finances de fin de gestion a été déposé à une date proche de celle du dépôt du projet de loi de finances pour 2024, qui aurait donc pu servir de vecteur pour l'ouverture de crédits destinés à être ouverts en 2024.

Mouvements intervenus en cours de gestion 2023
sur la mission « Défense »

(en CP, en millions d'euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires et les chiffres de la Cour des comptes7(*)

II. LES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

A. UN SCHÉMA D'EMPLOI LARGEMENT SOUS-EXÉCUTÉ MALGRÉ UN NIVEAU DE RECRUTEMENT ÉLEVÉ

La LFI prévoyait une hausse des crédits de titre 2 de la mission de 5,6 % par rapport à 2022, soit une augmentation de 1,19 milliard d'euros pour atteindre une prévision totale de 22,42 milliards d'euros. Les dépenses de personnel exécutées s'avèrent quasiment conformes à la programmation initiale et s'établissent à 22,31 milliards d'euros, soit une réduction en exécution de 0,48 %.

Néanmoins, cette situation masque deux évolutions contraires. En effet, alors que le schéma d'emplois a, cette année encore, été largement sous-exécuté (effet « volume » négatif), des dépenses supplémentaires liées au traitement et aux primes des personnels sont venues compenser cette tendance (effet « valeur » positif).

Premièrement, s'agissant du schéma d'emplois, la loi de finances initiale prévoyait une hausse ambitieuse + 1 547 ETP en 2023 (dont + 1 500 sur le périmètre de la LPM 2019-20258(*)). Or, le schéma d'emploi a connu, en exécution, une nette baisse de - 2 515 ETP, soit un écart très significatif par rapport à la prévision, de 4 062 ETP.

En effet, si les recrutements spécialisés prévus par la LPM semblent avoir abouti, le ministère de la Défense a connu d'importantes difficultés dans le recrutement général des sous-officiers et des militaires du rang, dont le ministère craint d'avoir « asséché [le] vivier » avec ses recrutements de 2022. Ainsi, la sous-exécution concerne à titre principal le personnel militaire, et en particulier les sous-officiers (- 2 073 ETP) et les militaires du rang (- 1 843 ETP), tandis que le personnel civil connait une légère hausse de ses effectifs.

Écart à la cible d'emplois par catégorie de personnels en 2023

(en ETP)

 

Personnel militaire

Personnel civil

Officiers

Sous-officiers

Militaires du rang

Volontaires

Cat. A

Cat. B

Cat. C

Ouvriers d'État

- 350

- 2 073

- 1 843

- 57

+ 348

+ 16

- 77

- 26

Total par type de personnel

- 4 323

+ 261

Total

- 4 062

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

Ce constat est d'autant plus paradoxal que 2023 a marqué, comme en 2022, un niveau particulièrement élevé de recrutements, avec 27 164 entrées, à un niveau néanmoins inférieur d'environ 2 000 entrées aux objectifs initiaux. Il n'a cependant pas permis de compenser un nombre de sorties d'emplois très élevé, notamment du fait d'une concurrence accrue du secteur privé.

Le rapporteur spécial considère comme préoccupante la dynamique de croissance du nombre de départs du ministère et les difficultés répétées de recrutement, qui produisent un « effet ciseau » de nature à fortement remettre en cause la trajectoire du schéma d'emplois prévue par les LPM. 

Si les sous-exécutions massives des schémas d'emplois observées dans la période récente ne sont pas de nature à rassurer à cet égard, le schéma d'emploi prévu pour 2024 interroge également. La LPM 2024-2030 prévoyait en effet une augmentation nette des effectifs de 6 300 équivalents temps-plein (ETP) sur la période de programmation, dont 700 ETP au titre de 2024. Or, face aux importantes tensions sur les recrutements, le schéma d'emploi prévu en 2024 s'élève à 400 ETP, ce qui correspond à une révision à la baisse de la cible de plus de 40 % dès la première année, alors même que le projet de loi de finances pour 2024 a été déposé à peine deux mois après l'adoption de la LPM. Il convient au demeurant de constater que la trajectoire d'effectifs fait régulièrement l'objet d'un « rebasage », comme dans le cadre de la LFI pour 2023 et de la LPM 2024-2030, ce qui consiste concrètement à renoncer à rattraper le retard cumulé pris sur les schémas d'emplois annuels successifs.

Deuxièmement, en 2023, si la non-réalisation complète du schéma d'emplois a dégagé des marges de manoeuvre budgétaires, celles-ci ont été consommées par une hausse du niveau de masse salariale par agent. En effet, l'exercice 2023 a été marqué par les conséquences financières non-prévues de la revalorisation de 1,5 % du point d'indice des fonctionnaires (+ 79,4 millions d'euros), de la garantie individuelle de pouvoir d'achat (+ 17,9 millions d'euros), des indemnités versées aux militaires déployés sur le flanc oriental de l'OTAN en Europe (+ 74,7 millions d'euros), des revalorisations du SMIC (+ 46,8 millions d'euros), ou encore de la montée en puissance de la réserve opérationnelle. S'y ajoutent des mesures catégorielles diverses, notamment dans le cadre de la nouvelle politique de rémunération des militaires (NPRM).

Si le rapporteur spécial comprend l'intérêt - et parfois la nécessité - des hausses de rémunération, notamment dans un objectif de fidélisation des personnels, il constate également que le financement de primes et mesures catégorielles par la mobilisation de crédits libérés par une réalisation incomplète du schéma d'emplois tend à renchérir d'autant la hausse prévue à venir des effectifs. À l'image de ce qui est constaté sur d'autres missions budgétaires, ainsi que l'a souligné le rapporteur Bruno Belin sur la mission « Sécurités »9(*), cette tendance comporte également le risque, si le schéma d'emploi était finalement respecté à l'avenir, d'un effet d'éviction des dépenses de personnel sur d'autres dépenses, en particulier d'investissement ou de fonctionnement.

B. L'EXERCICE 2023 A ÉTÉ CONTRAINT PAR LES EFFETS BUDGÉTAIRES DU SOUTIEN DE LA FRANCE À L'UKRAINE ET DE L'INFLATION

En 2023, l'exécution budgétaire a été marquée par deux éléments exogènes principaux : d'une part, le soutien à l'Ukraine dans le conflit armé avec la Russie, d'autre part, les conséquences de l'inflation pour les forces, qui avaient été sous-estimées.

Premièrement, comme en 2022, des dépenses significatives non provisionnées ont ainsi été dues être dégagées en exécution pour soutenir l'effort de guerre de l'Ukraine face à la Russie. Le soutien de la France a pris plusieurs formes, dont certaines d'un montant important.

Ainsi, environ 560 millions d'euros ont été consommés au titre du renforcement de la posture de défense sur le flanc oriental de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan). La France est particulièrement engagée dans le cadre de la mission AIGLE en Roumanie, pour laquelle elle exerce le rôle de nation-cadre, et participe également à la mission LYNX en Estonie ainsi qu'à des missions de surveillance et de défense aérienne renforcées dans le ciel polonais.

Le soutien apporté par la France s'est également traduit par la cession directe de matériels aux forces armées ukrainiennes, parmi lesquelles des canons Caesar prélevés sur le parc de l'armée de Terre. Le coût pour la mission « Défense », qui se concrétise en particulier sous la forme de recomplètement des stocks des armées françaises, aurait été d'environ 500 millions d'euros.

S'y est notamment ajouté l'abondement d'un fonds de soutien aux forces armées ukrainiennes pour permettre d'acheter directement du matériel militaire auprès des industriels français. En conséquence, 200 millions d'euros en AE et en CP avaient été ouverts en loi de finances rectificative pour 2022 ; il a été procédé à un abondement de même montant en 2023 en LFFG.

Deuxièmement, en 2023, l'exécution a également été marquée par la sous-estimation de l'impact budgétaire de l'inflation dans la prévision initiale (notamment concernant les carburants), par exemple en ce qui concerne le programme 146 (410 millions d'euros de surcoûts), mais également les opérateurs.

Au total, si une partie des surcoûts liés au soutien à l'Ukraine et à l'inflation a pu être absorbée sans ouverture de crédits en exécution, c'est notamment en raison de reports importants de crédits depuis 2022, d'une sous-exécution du schéma d'emploi, et de reports de projets vers 2024. Il aurait été préférable que les surcoûts - qui étaient prévisibles - soient intégrés dans la prévision initiale, ce qui aurait évité de contraindre l'exécution budgétaire par les gestionnaires de programme, par ailleurs exposés à une hausse des rémunérations.

C. LA FORTE HAUSSE DU REPORT DE CHARGES, UNE ÉVOLUTION REGRETTABLE

Le problème d'un usage généralisé des reports de charge, correspondant aux paiements comptabilisés sur l'exercice pour lesquels le service fait a été constaté, mais dont la facture n'a pas été réglée, a déjà été soulignée par le rapporteur spécial dans ses derniers rapports budgétaires10(*).

La trajectoire de la LPM 2019-2025 fixait un objectif de report de charge de 10 % du budget total de la mission « Défense » hors dépenses de personnel. Cette cible aura été très largement dépassée en 2023, année pour laquelle les reports de charge s'élèvent, selon les chiffres de la Cour des comptes11(*), à 6,09 milliards d'euros, soit un taux de 19,8 % (contre 3,89 milliards d'euros, soit un taux de 13,7 %, en 2022).

Ce très fort niveau de dépassement, associé à une forte hausse par rapport à 2022, s'explique par le fait que la Première ministre a rendu en 2023 un arbitrage12(*) relevant nettement le plafond de report de charge en le fixant à 20 %. Cette évolution doit être interprétée à la lumière du fait que la nouvelle LPM pour les années 2024 à 2030 ne prévoit pas, contrairement à la précédente, d'objectifs ou de trajectoire en matière de reports de charges.

Ce constat interroge, d'autant que la mission était parvenue à respecter le plafond de report de charges prévu encore récemment, en 2021.

Évolution du report de charge sur la mission

(en % et millions d'euros)

 

Prévision (en %) - LPM 2019-2025

Exécuté (en %)

Exécution

2019

16

16

3 888

2020

15

15

3 764

2021

14

14,4

3 878

2022

12

13,7

3 878

2023

12

19,8

6 085

Source : commission des finances, d'après les réponses au questionnaire budgétaire et les chiffres de la Cour des comptes13(*).

Le report de charges, dérogatoire au principe d'annualité budgétaire, constitue une dépense obligatoire14(*) qui doit être couverte par les crédits de paiement de l'exercice suivant, réduisant d'autant la disponibilité de ceux-ci pour la couverture des dépenses relatives aux engagements programmés de l'année. Il conduit également à faire peser sur la trésorerie des industriels les choix de gestion du ministère, alors que la réduction des impayés constitue un enjeu de crédibilité vis-à-vis des fournisseurs des armées.

En outre, un report de charges suppose le versement d'intérêts moratoires au titre des factures impayées, pour un montant de 18,4 millions d'euros à l'échelle de la mission en 2023, contre 12,7 millions d'euros en 2022.

Le rapporteur spécial a déjà émis des réserves sur l'utilisation des reports de charge qui ne peuvent constituer un mode de gestion par défaut et rappelle que la maîtrise du niveau de ces reports est un enjeu essentiel. En outre, il constate que l'augmentation des reports de charges semble s'accompagner d'une hausse des reports de crédits sur l'année suivante, constituant ainsi, une sorte de « fonds de roulement », selon l'expression de la Cour des comptes15(*), clairement contraire au vote annuel des crédits par le Parlement.

D. UNE SINCÉRISATION À POURSUIVRE DU FINANCEMENT DES OPEX-MISSINT

La LPM pour les années 2019 à 2025 devait mettre progressivement un terme à la sous-budgétisation chronique du financement des opérations extérieures (Opex) et missions intérieures (Missint) en prévoyant une revalorisation échelonnée du montant de la provision annuelle destinée au financement de leur surcoût. Celle-ci est ainsi passée de 450 millions d'euros en 2017 à 1,1 milliard d'euros à compter de 2020, auxquels s'ajoutent 100 millions d'euros pour les dépenses Missint de titre 2.

Ces dépenses font structurellement l'objet d'un dépassement : celui-ci s'est élevé à 446 millions d'euros en 2019, puis a été réduit du fait du redimensionnement par la LPM à 243,78 millions d'euros en 2020 et à 243,78 millions d'euros en 2021. Il était plus élevé en 2022, à hauteur de 307,5 millions d'euros. En 2023, il est de 206,3 millions d'euros.

Or, la LPM 2024-2030 prévoit l'abaissement de cette dotation à 800 millions d'euros en 2024, puis à 750 millions d'euros par an à compter de 2025, ce qui peut interroger.

Par ailleurs, cette dotation n'intègre pas les opérations stratégiques menées par la France sur le flanc oriental de l'Europe dans le cadre de l'OTAN, à la suite de l'évolution du contexte géopolitique lié à l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Il conviendra de s'interroger sur l'opportunité de rattacher ces opérations destinées à se pérenniser dans le cadre des opérations extérieures, et donc au sein de la provision.


* 1 Organisation du Traité de l'Atlantique Nord.

* 2 Loi n° 2018-607 du 13 juillet 2018 relative à la programmation militaire pour les années 2019 à 2025 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

* 3 Loi n° 2023-703 du 1er août 2023 relative à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense.

* 4 Compte d'affectation spéciale « Pensions ».

* 5 Voir infra.

* 6 Loi n° 2023-1114 du 30 novembre 2023 de finances de fin de gestion pour 2023.

* 7 Analyse de l'exécution budgétaire 2023, Mission « Défense », avril 2024, Cour des comptes.

* 8 L'écart de 47 ETP est lié à la hausse prévue de 45 ETP pour le service industriel de l'aéronautique (SIAé) et de 2 ETP pour le délégué ministériel de l'encadrement supérieur, services non intégrés dans le périmètre de la trajectoire des effectifs prévue par la LPM 2019-2025.

* 9 Notamment à l'occasion de l'examen du projet de loi de finances pour 2024 : Rapport général n° 128 (2023-2024), tome III, annexe 29 sur la mission « Sécurités » de M. Bruno BELIN, déposé le 23 novembre 2023.

* 10 Rapport général n° 128 (2023-2024), tome III, annexe 9 sur la mission « Défense » de M. Dominique de LEGGE, déposé le 23 novembre 2023.

* 11 Analyse de l'exécution budgétaire 2023, Mission « Défense », avril 2024, Cour des comptes.

* 12 Courrier n° 08792 du 22 février 2023.

* 13 Analyse de l'exécution budgétaire 2023, Mission « Défense », avril 2024, Cour des comptes.

* 14 Article 95 du décret n° 2012-1246 du 7 novembre 2012 relatif à la gestion budgétaire et comptable publique.

* 15 Analyse de l'exécution budgétaire 2023, Mission « Défense », avril 2024, Cour des comptes.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page