N° 34

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 16 octobre 2024

RAPPORT

PRÉSENTÉ

au nom de la commission des finances (1) sur le projet de loi,
rejeté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée,
relative aux
résultats de la gestion et portant approbation des comptes
de l'année 2023,

Par M. Jean-François HUSSON,
Rapporteur général,

Sénateur

TOME II
CONTRIBUTION DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX

ANNEXE N° 18
Justice

Rapporteur spécial : M. Antoine LEFÈVRE

(1) Cette commission est composée de : M. Claude Raynal, président ; M. Jean-François Husson, rapporteur général ; MM. Bruno Belin, Christian Bilhac, Jean-Baptiste Blanc, Emmanuel Capus, Thierry Cozic, Bernard Delcros, Thomas Dossus, Albéric de Montgolfier, Didier Rambaud, Stéphane Sautarel, Pascal Savoldelli, vice-présidents ; M. Michel Canévet, Mmes Marie-Claire Carrère-Gée, Frédérique Espagnac, M. Marc Laménie, secrétaires ; MM. Arnaud Bazin, Grégory Blanc, Mme Florence Blatrix Contat, M. Éric Bocquet, Mme Isabelle Briquet, M. Vincent Capo-Canellas, Mme Marie-Carole Ciuntu, MM. Raphaël Daubet, Vincent Delahaye, Vincent Éblé, Rémi Féraud, Stéphane Fouassin, Mme Nathalie Goulet, MM. Jean-Raymond Hugonet, Éric Jeansannetas, Christian Klinger, Mme Christine Lavarde, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Victorin Lurel, Hervé Maurey, Jean-Marie Mizzon, Claude Nougein, Olivier Paccaud, Mme Vanina Paoli-Gagin, MM. Georges Patient, Jean-François Rapin, Mme Ghislaine Senée, MM. Laurent Somon, Christopher Szczurek, Mme Sylvie Vermeillet, M. Jean Pierre Vogel.

Voir les numéros :

Assemblée nationale (17ème législ.) : 3, 291 et T.A. 3

Sénat : 32 (2024-2025)

LES PRINCIPALES OBSERVATIONS
DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

1. En 2023, les autorisations d'engagement (AE) de la mission « Justice » se sont élevées à 11,8 milliards d'euros, tandis que 11,3 milliards d'euros de crédits de paiement (CP) ont été consommés. Par rapport à l'exercice 2022, les moyens consacrés à la justice ont ainsi augmenté de 6,2 % en CP. La diminution de 6,8 % en AE s'explique par un niveau exceptionnel d'AE engagées en 2022, lié à une phase de rattrapage des retards constatés sur la mise en oeuvre des programmes immobiliers pénitentiaires et au renouvellement des marchés de gestion déléguée.

2. En cinq ans, les CP alloués à la mission « Justice » ont progressé de plus de 27 %, ce qui constitue l'une des plus fortes évolutions à l'échelle du budget de l'État. L'exécution 2023 a toutefois pâti des retards accumulés sur les projets immobiliers et informatiques portés par le ministère de la justice, qui expliquent la sous-consommation des crédits autorisés par le Parlement, à hauteur de 5,6 % pour les AE et de 2,3 % pour les CP. La progression des CP est dès lors légèrement inférieure à la trajectoire définie par le Parlement dans le cadre de la loi de programmation de la justice pour les années 2023 à 2027. Hors crédits alloués au compte d'affectation spéciale « Pensions », les CP exécutés s'élèvent à 9,4 milliards d'euros, contre une prévision de 9,6 milliards d'euros.

3. En 2023, le schéma d'emplois constaté en exécution s'élève à 2 308 équivalents temps plein (ETP), soit un taux d'exécution de 99,8 %. Le ministère de la justice connaît toutefois d'importantes difficultés de recrutement, du fait du manque d'attractivité des métiers de la justice et d'un vivier de recrutement en berne. Les mesures générales et catégorielles, qui expliquent plus de 60 % de l'augmentation des dépenses de personnel entre 2022 et 2023 (208,8 millions d'euros), ne suffisent pour le moment pas à remédier à ces carences.

4. L'année 2023 est marquée par une sur-exécution des dépenses de fonctionnement, à hauteur de 7 % par rapport aux crédits votés par le Parlement, et par une sous-exécution des dépenses d'investissement, à hauteur de 30 %. Si cet écart peut pour partie s'expliquer par une difficulté à labelliser correctement et a priori les crédits demandés en loi de finances, notamment pour les dépenses informatiques, il reste préoccupant au regard des défis auquel le ministère de la justice est confronté, tant pour sa transformation numérique que pour la mise en oeuvre de ses programmes immobiliers, pénitentiaires comme judiciaires.

5. Le poids des dépenses contraintes du ministère de la justice apparaît comme un nouveau facteur de préoccupation. Ces dépenses recouvrent les dépenses de personnel mais également les dépenses obligatoires (dettes fournisseurs, engagements préalables) et les dépenses dites « de guichet » (aide juridictionnelle). La côte d'alerte est atteinte pour les frais de justice - c'est-à-dire pour les actes engagés dans le cadre de procédures judiciaires - qui ont fait l'objet de multiples signalements quant à leur soutenabilité. Dans ce contexte, évaluer l'efficacité des politiques publiques mises en place par le ministère de la justice est un impératif.

I. EXÉCUTION DES CRÉDITS DE LA MISSION EN 2023

La mission « Justice » comprend l'ensemble des moyens budgétaires du ministère de la justice0F1(*). Trois des six programmes de la mission concernent les directions métiers du ministère et concentrent la majeure partie des crédits (87,9 %) :

- le programme 166 « Justice judiciaire » regroupe les crédits relatifs aux juridictions ;

- le programme 107 « Administration pénitentiaire » porte les crédits alloués au service public pénitentiaire ;

- le programme 182 « Protection judiciaire de la jeunesse » couvre l'ensemble des moyens dédiés à la justice des mineurs.

Deux programmes transversaux concernent les fonctions support et les crédits d'intervention du ministère :

- le programme 101 « Accès au droit et à la justice » porte notamment sur les crédits relatifs à l'aide juridictionnelle ;

- le programme 310 « Conduite et pilotage de la politique de la justice » est placé sous la responsabilité du secrétariat général du ministère et regroupe les moyens du secrétariat général, de l'inspection générale de la justice ainsi que les crédits des opérateurs de la mission et ceux dédiés aux politiques transversales telles que l'informatique et la gestion des ressources humaines.

Enfin, le programme 335 « Conseil supérieur de la magistrature » répond à la volonté d'assurer l'autonomie de cette institution, conformément aux dispositions de l'article 65 de la Constitution.

En intégrant la contribution au compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions », la loi de finances initiale pour 2023 avait autorisé l'ouverture de 12,5 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) et de 11,6 milliards d'euros en crédits de paiement (CP), respectivement en baisse de 1,3 % et en hausse de 8,7 % par rapport aux crédits consommés en 2022.

Exécution des crédits de la mission par programme en 2023

(en millions d'euros et en %)

 

Exécution 2022

Loi de finances initiale 2023*

Exécution 2023

Évolution 2023/2022

Écart d'exécution 2023

 

AE

CP

AE

CP

AE

CP

AE

CP

AE

CP

166 - Justice judiciaire

3 971,8

3 845,7

4 520,6

4 153,0

4 245,1

4 124,6

6,9 %

7,3 %

- 6,1 %

- 0,7 %

107 - Administration pénitentiaire

6 352,5

4 518,0

5 413,1

4 930,6

5 130,1

4 748,3

- 19,2 %

5,1 %

- 5,2 %

- 3,7 %

182 - Protection judiciaire de la jeunesse

1 005,7

975,8

1 109,1

1 092,7

1 091,7

1 071,7

8,5 %

9,8 %

- 1,6 %

- 1,9 %

101 - Accès au droit et à la justice

691,8

691,6

714,0

714,0

703,9

704,0

1,8 %

1,8 %

- 1,4 %

2,9 %

350 - Conduite et pilotage de la politique de la justice

653,3

619,6

766,4

684,4

650,6

658,6

- 0,4 %

6,3 %

- 15,1 %

- 3,8 %

335 - Conseil supérieur de la magistrature

12,2

4,5

5,0

5,0

3,7

4,6

- 69,6 %

2,7 %

- 25,4 %

- 7,2 %

Total de la mission

12 687,3

10 655,2

12 528,2

11 579,7

11 825,1

11 311,9

- 6,8 %

6,2 %

- 5,6 %

- 2,3 %

* Hors fonds de concours et attribution de produits.

Source : commission des finances, à partir des documents budgétaires

Le taux d'exécution des crédits autorisés en loi de finances initiale pour 2023 s'élève à 94,4 % pour les AE et à 97,7 % pour les CP, ce qui est en-deçà de l'autorisation parlementaire. Après les nets progrès constatés en 2022, avec des taux d'exécution excédant 99 % des AE et des CP autorisés, l'exécution 2023 pâtit des retards accumulés sur les projets immobiliers et informatiques portés par le ministère de la justice. Le rapporteur spécial souligne et regrette à cet égard la très forte sous-exécution des dépenses d'investissement, à hauteur de 357,8 millions d'euros - alors même que le ministère de la justice doit relever d'immenses défis immobiliers et numériques.

En 2023, les AE de la mission « Justice » se sont ainsi élevées à 11,8 milliards d'euros, tandis que 11,3 milliards d'euros de CP ont été consommés. Par rapport à l'exercice 2022, les moyens consacrés à la justice ont augmenté de 6,2 % pour les CP. La baisse de 6,8 % des AE s'explique par une année 2022 marquée par un niveau exceptionnel d'AE, lié à une phase de rattrapage des retards constatés sur la mise en oeuvre des programmes immobiliers pénitentiaires et au report en 2022 du renouvellement des marchés de gestion déléguée.

Les crédits alloués à la mission « Justice » demeurent très dynamiques à l'échelle du budget de l'État, avec une progression de près de 27 % en cinq ans et une nette accélération depuis 2021.

Évolution des crédits de la mission « Justice » depuis 2019

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

Après une augmentation de près de 8 % par an entre 2020 et 2022, la trajectoire des CP ralentit légèrement entre 2022 et 2023. Hors contribution au compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions », l'exécution des crédits en 2023 s'élève ainsi à 9,4 milliards d'euros en CP, ce qui est inférieur au plafond de 9,6 milliards d'euros fixé pour l'année 2023 dans la nouvelle loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice pour les années 2023 à 20271F2(*). Une telle sous-exécution n'avait pas été observée depuis 2020. Il convient par ailleurs de noter que, sans la sous-consommation constatée en 2023 sur les CP, ces derniers auraient progressé de 8,7 %, conformément à la trajectoire votée par le Parlement dans le cadre de la loi de programmation.

Prévision et exécution des crédits de la mission « Justice » depuis 2018,
hors contribution au CAS « Pensions »

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

Ainsi que le rapporteur spécial l'a rappelé, la nouvelle trajectoire pour les années 2023 à 2027 doit intégrer deux contraintes : l'inflation et les engagements antérieurs du ministère de la justice, tant sur la hausse des effectifs - avec un schéma d'emplois de plus de 10 000 équivalents temps plein (ETP) d'ici 2027 - que sur les grands projets lancés ces dernières années (revalorisation des personnels, finalisation des grands programmes immobiliers, déploiement de la seconde phase du plan de transformation numérique de la justice).

Concernant la gestion en cours d'année, les crédits ouverts (en CP) ont été consommés dans leur quasi intégralité (99,5 %).

Mouvements intervenus en cours de gestion 2023
sur la mission « Justice »

(en millions d'euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

À l'instar des années précédentes, une partie de la sous-consommation des crédits ouverts pour l'année 2023 s'explique par les retards constatés dans la mise en oeuvre des projets immobiliers, judiciaires comme pénitentiaires.

II. LES OBSERVATIONS DU RAPPORTEUR SPÉCIAL

Lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2023, le rapporteur spécial s'était concentré sur les fonctions support de la justice, enjeux de premier plan pour ce ministère :

1. la création de 10 000 postes entre 2022 et 2027, en parallèle de la revalorisation des métiers de la justice ;

2. l'exécution des programmes d'investissement, dans les domaines immobilier comme numérique ;

3. la maîtrise des dépenses de fonctionnement, dans un contexte de dépenses contraintes ;

4. l'amélioration de la gestion budgétaire, notamment par l'évaluation de l'efficacité de la dépense.

L'examen du projet de loi relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l'année 2023 permet d'apprécier les résultats obtenus par le ministère sur chacun de ces aspects, érigés en priorité par le Gouvernement. Le comité des États généraux de la Justice avait en effet regretté que le ministère se trouve depuis trop longtemps « dans l'incapacité de relever les défis d'une gestion rigoureuse ».

A. UN SCHÉMA D'EMPLOIS DYNAMIQUE, ALIGNÉ SUR LA TRAJECTOIRE VOTÉE PAR LE PARLEMENT

Les dépenses de personnel (titre 2), qui représentent 58,2 % des crédits de la mission, ont progressé de 5,8 % en 2023 par rapport à 2022. Cette augmentation s'explique par deux effets :

- un effet volume, avec un schéma d'emplois dynamique (+ 2 308 équivalents temps plein) ;

- un effet valeur, avec la mise en oeuvre de plusieurs mesures catégorielles, notamment la revalorisation du traitement brut des magistrats, de l'ordre de 1 000 euros en moyenne, celle du traitement des greffiers ainsi que la requalification en catégorie A des officiers pénitentiaires et en catégorie B des surveillants pénitentiaires.

Dès lors, le taux d'exécution des crédits de titre 2 s'établit à un niveau particulièrement élevé, 98,5 %, un niveau proche de celui observé ces dernières années (99,25 % en 2021 et 101,5 % en 2022). Un dégel de la réserve de précaution, qualifié d'« important » par le contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM)2F3(*), est intervenu en cours d'année pour couvrir le coût des mesures de la conférence salariale du 12 juin 2023, de 72,07 millions d'euros. Au total, les mesures générales et catégorielles - 208,8 millions d'euros - ont représenté plus de 60 % de la hausse des dépenses de personnel, contre seulement 20 % pour le schéma d'emplois (18 % en 2022 mais 50 % en 2020 et en 2021)3F4(*). Cette tendance devrait se poursuivre en 2024, puisque le coût total en année pleine de la revalorisation du traitement brut des magistrats judiciaires, mise en place au 1er octobre 2023, devrait s'élever à environ 110 millions d'euros.

En 2023, le plafond d'emplois de la mission a été consommé à hauteur de 91 176 équivalents temps plein travaillés (ETPT), soit 1 572 ETPT de moins que le plafond d'autorisation d'emplois. En revanche, le schéma d'emplois exécuté en 2023 a conduit à une hausse de 2 308 ETP, soit un taux d'exécution de 99,8 %, marquant une nette amélioration par rapport aux années précédentes - 89 % en 2022 et 95 % en 2021.

Exécution du schéma d'emploi
de la mission « Justice » entre 2018 et 2023

(en équivalents temps plein)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

Le volume de recrutements en 2023 est en ligne avec les objectifs de recrutement fixés dans la loi de programmation de la justice pour 2023-2027, à savoir 10 000 ETP, dont 1 500 magistrats et 1 800 greffiers. Toutefois, à l'instar des dernières années, si le rapporteur spécial se félicite de la progression globale des effectifs, absolument nécessaire au regard des failles du service public de la justice, de l'encombrement des tribunaux et de la suroccupation des établissements pénitentiaires, il réitère également ses inquiétudes quant à la capacité du ministère à recruter les personnels nécessaires.

Plusieurs obstacles encombrent en effet la feuille de route du ministère en matière de gestion des ressources humaines : le manque d'attractivité des métiers de la justice - en dépit des revalorisations salariales - , la capacité des écoles à former un nombre sans cesse croissant d'élèves (magistrature, greffe, administration pénitentiaire), un vivier de recrutement en berne, qui fait peser des craintes sur la qualité des recrues. Les difficultés de recrutement sont particulièrement visibles pour les métiers du social, de l'insertion et de l'éducatif, les profils techniques spécialisés dans les domaines immobilier et informatique, les métiers du greffe et du commandement ainsi que les personnels de surveillance.

B. DES DIFFICULTÉS PERSISTANTES DANS L'EXÉCUTION DES DÉPENSES D'INVESTISSEMENT

L'année 2023 est marquée par une sur-exécution des dépenses de fonctionnement, à hauteur de + 7 % par rapport aux crédits votés, et par une sous-exécution des dépenses d'investissement, à hauteur de 30 %.

Dépenses de fonctionnement et d'investissement
du ministère de la justice en 2023

(en milliards d'euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

Si ces trajectoires divergentes s'expliquent pour partie par l'impossibilité de labelliser correctement a priori certaines dépenses, notamment informatiques, elles illustrent également les difficultés persistantes du ministère de la justice pour mener ses projets d'investissement selon les calendriers préétablis. Ainsi, la sous-exécution des CP constatée sur le programme 107 « Administration pénitentiaire » s'explique principalement par une sous-consommation sur les opérations immobilières, tandis que la sous-exécution en AE sur le programme 310 « Conduite et pilotage de la politique de la justice » est liée aux dépenses informatiques.

Les retards récurrents constatés en matière immobilière ont conduit le rapporteur spécial à effectuer un contrôle budgétaire sur l'exécution du plan de création de 15 000 places de détention supplémentaires4F5(*). Il a constaté d'importants dérapages calendaires et budgétaires : à la fin de l'année 2023, 4 099 places avaient été ouvertes, soit près de 3 000 de moins que l'objectif initialement fixé par le Gouvernement. Il est permis de douter que le plan soit achevé en 2027, alors que les délais de livraison s'allongent à mesure que l'échéance se rapproche et que les surcoûts avoisinent déjà 20 % de l'estimation initiale (+ 1,1 milliard d'euros).

Ces retards sont d'autant plus à déplorer que la France connaît une profonde crise pénitentiaire, avec une augmentation sans discontinuer de la population carcérale depuis la fin de la crise sanitaire (78 969 personnes au 1er septembre 2024) et des taux de surpopulation qui atteignent les 150 % ou 180 %, même dans les établissements les plus récemment livrés. Au 1er septembre 2024, le taux de densité carcérale5F6(*) atteignait 127,3 %6F7(*).

C. LE PLAN DE MAÎTRISE DES FRAIS DE JUSTICE, DES RÉSULTATS QUI SE FONT ATTENDRE

Le rapporteur spécial s'interroge depuis plusieurs années sur l'exécution du plan d'action mis en place par le ministère de la justice pour mieux piloter et maîtriser les frais de justice7F8(*), portés par le programme 166 « Justice judiciaire ». Ce poste de dépenses connaît une nouvelle augmentation de 10 % en 2023, après + 6 % en 2022. 714,6 millions d'euros ont été consommés en 2023, soit une sur-exécution de 19,11 millions d'euros, un niveau légèrement moindre que celui observé en 2022 (+ 43,75 millions d'euros) et en 2021 (+ 35,5 millions d'euros).

Si ce dérapage sur les frais de justice a conduit à exonérer le programme 166 de toute annulation de crédits en fin de gestion, il a surtout fait l'objet de multiples alertes de la part du CBCM, qui a qualifié leur progression de « non maîtrisée » et qui avait au préalable émis de fortes réserves quant à la prévision de dépense des frais de justice et des charges à payer afférentes.

Évolution des frais de justice depuis 2017

(en millions d'euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

La prévision pour 2024 apparaît dès lors obsolète, et ce en dépit du plan annoncé par le ministère de la justice pour mieux piloter et maîtriser les frais de justice. Sur ces deux aspects, la cible est manquée : les chiffrages ont été qualifiés de « fluctuants » par le CBCM tandis que de nouvelles pistes de travail ont dû être proposées au cours de l'année 2023 pour s'assurer a minima du visa du CBCM sur la programmation 2024 du programme 166. Le ministère ne reconnaît pourtant qu'à demi-mot l'échec de son premier plan de maîtrise des frais de justice, en défendant, dans le rapport annuel de performance de la mission « Justice », des « actions [qui] doivent nécessairement s'inscrire dans la durée pour commencer à produire un effet sur la dépense »8F9(*). À force d'avoir trop attendu, le ministère s'expose à des risques quant à la soutenabilité de cette dépense, contrainte.

En matière pénale, les frais de justice par affaire augmentent sous l'effet conjugué de multiples facteurs : revalorisation de l'indemnisation des experts - dans un secteur là aussi carencé -, renforcement de la lutte contre les violences intrafamiliales mais aussi durcissement de la jurisprudence s'agissant des sanctions procédurales attachées à la violation des droits en matière d'interprétariat-traduction. Dans ce contexte, la cible fixée pour l'indicateur de performance des frais de justice moyens par affaire pénale apparaît trop ambitieuse et peu en ligne avec les effets réellement constatés des divers plans mis en place pour piloter et maîtriser cette dépense.

Évolution de la dépense moyenne de frais de justice
par affaire faisant l'objet d'une réponse pénale

(en euros)

Source : commission des finances, d'après les documents budgétaires

Les frais de justice représentent désormais plus de la moitié des dépenses de fonctionnement de la mission » Justice » et sont assimilés à des « quasi dépenses de guichet », dans le sens où ils sont liés à l'exercice même de la justice et au niveau de l'activité pénale. Sans remettre en cause le bien-fondé de ces dépenses, engagées par les officiers de police judiciaire et par les magistrats dans le cadre des procédures judiciaires, il est essentiel d'en accroître la prévisibilité et la soutenabilité (sensibilisation des acteurs, révision des conventions de gardiennage, centralisation régionale...).

Plus généralement, l'évolution des frais de justice est caractéristique de la problématique auquel fait face le ministère de la justice pour se moderniser : le poids de ses dépenses contraintes.

D. UNE ÉVALUTION IMPÉRATIVE DE L'EFFICACITÉ DE LA DÉPENSE

Le contrôleur budgétaire et comptable ministériel alerte à plusieurs reprises dans son rapport sur le poids des dépenses contraintes au sein de la mission « Justice », liées à la masse salariale et aux dépenses de guichet (aide juridictionnelle, frais de justice), mais également aux dépenses obligatoires, dont les dettes fournisseurs9F10(*) et les engagements antérieurs10F11(*).

L'administration pénitentiaire, qui a bénéficié des plus fortes hausses de crédits depuis 2017, du fait du « plan 15 000 », se heurte également à la rigidité de ses dépenses de fonctionnement. La gestion déléguée de certains établissements pénitentiaires, la gestion en partenariat public-privé ainsi que l'externalisation de prestations dans les établissements en gestion publique contraignent fortement l'administration pénitentiaire.

Autre exemple, tout aussi inquiétant au regard des insuffisances de la justice en la matière, le budget informatique est obéré chaque début d'année par la nécessité d'apurer les dettes fournisseurs générées à la fin de l'année précédente. Dès lors, les crédits votés par le Parlement donnent une image trompeuse des crédits véritablement alloués par le ministère à sa transformation numérique.

Ainsi, comme il le fait depuis plusieurs années, le rapporteur spécial insiste sur la nécessité de conduire une évaluation de l'efficacité de la dépense du ministère de la justice. Il ne peut que regretter qu'un tel travail n'ait pas été conduit en amont de la nouvelle loi de programmation. En effet, alors que le ministère de la justice a connu une hausse inédite de ses crédits à l'échelle du budget de l'État, de l'ordre de 30 % en cinq ans, ses marges de manoeuvre semblent limitées, une large partie de cette augmentation étant déjà « fléchée » vers des postes de dépense.

Dans ce contexte, évaluer l'efficacité des politiques publiques mises en place par le ministère de la justice est un impératif, qu'elles concernent l'accès à la justice (aide juridictionnelle), l'attractivité des métiers de la justice (revalorisations) ou encore la modernisation du ministère (plan de transformation numérique). Pour reprendre les termes employés par le comité des États généraux de la Justice, « colmater les brèches » ne suffit plus pour répondre à « l'incompréhension des justiciables, [au] découragement des professionnels de justice et [aux] tensions avec les avocats »11F12(*).

Tant que le ministère se trouvera dans l'incapacité de mener une gestion rigoureuse, la hausse des moyens n'aura que peu d'effets sur l'amélioration du service public de la justice. Pour reprendre un indicateur de performance, qui peut paraître anecdotique mais qui est primordial pour nos concitoyens, les délais théoriques d'écoulement du stock des procédures continuent de s'allonger.


* 1 Les crédits dédiés aux juridictions administratives sont portés par le programme 165 « Conseil d'État et autres juridictions administratives » de la mission « Conseil et contrôle de l'État ».

* 2 Loi n° 2023-1059 du 20 novembre 2023 d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027.

* 3 Rapport annuel du contrôleur budgétaire et comptable ministériel près le Garde des sceaux, ministre de la justice, et des services du Premier ministre relatif à l'exécution budgétaire et à la situation financière et comptable ministérielle de l'année 2023.

* 4 Cour des comptes, Analyse de l'exécution budgétaire 2023 - Mission « Justice », avril 2024.

* 5 Rapport d'information n° 37 (2023-2024), « 15 000 places de détention supplémentaires et 20 nouveaux centres éducatifs fermés en 2027 : mission impossible ? », par M. Antoine Lefèvre, fait au nom de la commission des finances, déposé le 18 octobre 2023.

* 6 Ce taux s'obtient en rapportant le nombre de détenus à la capacité opérationnelle des établissements pénitentiaires, c'est-à-dire au nombre de places effectivement disponibles dans ces établissements.

* 7 Les données citées dans ce paragraphe proviennent des statistiques mensuelles de la population détenue et écrouée publiées par le ministère de la justice.

* 8 Il s'agit de l'ensemble des dépenses de procédure à la charge définitive de l'État et qui résultent d'une décision de l'autorité judiciaire ou d'une personne agissant sous sa direction ou son contrôle. Ils recouvrent par exemple les émoluments dus aux experts, aux interprètes-traducteurs, les frais de mise sous séquestre et de garde, les frais liés à certaines techniques d'enquête et de surveillance... ( article R92 du code de procédure pénale).

* 9 Rapport annuel de performances de la mission « Justice ». Annexe au projet de loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l'année 2023.

* 10 Rapport annuel du contrôleur budgétaire et comptable ministériel près le Garde des sceaux, ministre de la justice, et des services du Premier ministre, op. cit.

* 11 Notamment pour l'immobilier pénitentiaire et l'immobilier judiciaire.

* 12 Synthèse des États généraux de la Justice.

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