C. UNE RESTRICTION DU DROIT D'AMENDEMENT QUI DEMEURE CRITIQUÉE PAR LES PARLEMENTAIRES
Cette évolution n'éteint pourtant pas toute critique, de la part des parlementaires, envers une disposition qui demeure perçue comme une « limitation considérable des initiatives parlementaires » comme l'a estimé le professeur Guillaume Drago dans une contribution écrite remise au rapporteur.
1. Une critique historiquement ancrée
La critique de l'article 40 de la Constitution date ainsi, ou peu s'en faut, de la naissance même de cette disposition. Comme le rappelait le professeur de droit public Jean-François Kerléo dans une tribune du 30 mai 202348(*), « la critique de l'article 40 est constante depuis l'origine » et les comptes rendus de séance publique regorgent de députés et sénateurs exprimant leur mécontentement quant à l'application, invariablement jugée trop sévère, de l'article 40 de la Constitution à l'un de leurs amendements.
L'originalité de la critique de l'article 40 de la Constitution réside ainsi moins dans sa réitération actuelle que dans son caractère relativement transpartisan. À titre d'exemple, les présidents des commissions des finances de chacune des assemblées, pourtant issus de formations politiques distinctes, Didier Migaud et Jean Arthuis, avaient ainsi plaidé, à l'occasion de l'examen du projet de révision constitutionnelle de 2007-2008, pour l'abrogation d'une disposition perçue comme « une forme d'autocensure parlementaire »49(*). De façon analogue, des membres de l'actuelle majorité présidentielle s'étaient publiquement prononcés, dans le cadre de la révision constitutionnelle envisagée en 2018, pour l'abrogation de l'article 40 de la Constitution. Barbara Pompili, alors présidente de la commission du développement durable de l'Assemblée nationale, avait ainsi estimé que la disparition de l'article 40 « redonnerait de la valeur au travail parlementaire et conforterait la place au législateur »50(*).
Au Sénat, l'on ne peut que relever la permanence de la critique de l'article 40 de la Constitution, par-delà les clivages partisans, en particulier sur les textes relatifs aux collectivités territoriales. Sans qu'il soit besoin de multiplier les exemples, l'examen des projets de loi dits « Defferre »51(*), « MAPTAM »52(*), ou plus récemment « 3DS »53(*) ont ainsi été l'occasion pour certains sénateurs de déplorer les modalités d'application de l'article 40 de la Constitution. Alors même que ces textes impliquent souvent la discussion de la répartition des compétences entre collectivités territoriales, des amendements tendant à modifier celle-ci sont régulièrement considérés comme créant de nouvelles charges et, partant, sont déclarés irrecevables.
2. Un regain d'actualité dans le contexte d'une majorité relative à l'Assemblée nationale
L'irrecevabilité financière au titre de l'article 40 de la Constitution des initiatives législatives d'origine parlementaire a fait l'objet d'une attention politique et médiatique renouvelée dans le cadre des débats sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif portant réforme des retraites.
En effet, l'exception d'irrecevabilité financière invoquée à l'endroit de propositions de loi a récemment donné lieu à de vifs débats politiques, dans un contexte marqué par une majorité devenue relative à l'Assemblée nationale. La position du président de la commission des finances, Éric Coquerel, a ainsi été critiquée par la majorité présidentielle et le groupe Les Républicains (LR) lorsqu'il a estimé non constitutif d'une charge publique l'article 3 bis de la proposition de loi visant à la nationalisation du groupe EDF54(*). Par ailleurs, alors que le Bureau de l'Assemblée nationale avait jugé recevable - car constituant une charge gagée - l'abrogation de l'une des principales mesures de la récente réforme des retraites prévue à l'article 1er de la proposition de loi du président du groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT), Bertrand Pancher, tendant à abroger le recul de l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans, un amendement rétablissant cette abrogation au stade de l'examen en séance a été jugé irrecevable par la présidente de l'Assemblée nationale. Lors de sa réunion du 17 octobre 2023, le Bureau de l'Assemblée nationale a considéré que l'adoption de deux propositions de loi du groupe La France insoumise (LFI) relatives à l'âge légal de départ à la retraite, dont celle d'Ugo Bernalicis visant à abroger le report de l'âge légal de départ à la retraite à 64 ans, aurait les conséquences prévues par l'article 40 de la Constitution et les a en conséquence déclarées irrecevables55(*).
La période récente a donc été caractérisée, à l'Assemblée nationale, par un usage de plus en plus critiqué sur le plan politique d'une disposition essentiellement procédurale. Dans le sillage des débats sur la réforme des retraites, des propositions de loi visant à abroger l'article 40 de la Constitution ont donc été déposées par des parlementaires identifiés à gauche : le groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste (CRCE) au Sénat, mais également certains députés du groupe socialiste à l'Assemblée nationale56(*). Les auditions conduites par le rapporteur ont d'ailleurs confirmé cette tendance : le président du groupe socialiste, écologiste et républicain (SER), Patrick Kanner a ainsi qualifié l'article 40 de la Constitution d'« hara-kiri permanent » tandis que Cécile Cukierman, présidente du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste-Kanaky (CRCE-Kanaky), a estimé que cette disposition « affaiblissait le Parlement » et entérinait l'existence d'une « forme d'autocensure ».
* 48 Tribune du 30 mai 2023 dans Le Monde.
* 49 « Réforme de la Constitution : supprimons l'article 40 », tribune de Didier Migaud et Jean Arthuis, Le Monde, 16 mai 2008.
* 50 « Des députés en guerre contre l'article 40 de la Constitution », Le Monde, 12 mai 2018.
* 51 Voir par exemple le compte rendu de la séance du 16 novembre 1981 précité.
* 52 Jacques Mézard, président du groupe du rassemblement démocratique et social européen (RDSE), avait ainsi entendu « formuler un rappel au règlement concernant l'application de l'article 40 de la Constitution. » Soulignant qu'il « s'agit d'un problème récurrent », M. Mézard avait ainsi précisé que « nous ne remettons évidemment pas en cause le texte de l'article 40, que j'ai sous les yeux et que nous connaissons tous, mais bien la jurisprudence de son application ». Il avait été suivi en cela par le président de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur, qui avait souligné que la commission des lois avait « décidé, à l'unanimité de la commission, d'engager une démarche : une délégation de la commission, composée de représentants des six groupes de la Haute Assemblée, va demander un entretien à M. le président de la commission des finances afin de comprendre pourquoi, dans certaines situations concrètes, l'article 40 nous a été opposé sans que nous comprenions très bien pourquoi. » Voir le compte rendu intégral de la séance du 30 mai 2013.
* 53 Ainsi, le président de la commission des finances Claude Raynal avait-il dû, préalablement à la discussion du projet de loi dit « 3DS », expliciter en séance publique les raisons l'ayant conduit à déclarer irrecevables environ 16 % des 1 690 amendements déposés sur ce texte en séance, notamment relatifs au rétablissement de la clause de compétence générale des régions et départements. Cette explication avait notamment pour but de répondre à une interpellation de Cécile Cukierman, au sujet d'une « utilisation abusive de l'article 40 de la Constitution, ayant conduit, avant le début de l'examen en séance du projet de loi relatif à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (3DS), à ce que plusieurs dizaines d'amendements - plusieurs centaines, oserai-je dire, puisqu'on en compte plus de deux cents - émanant de tous les groupes politiques du Sénat soient jugés irrecevables en application de cet article. » Voir le compte rendu intégral de la séance du 7 juillet 2021.
* 54 Une mesure dont le ministre au banc, Roland Lescure, estimait le coût pour les finances publiques à 18 milliards d'euros.
* 55 Voir le compte rendu de la réunion du mardi 17 octobre 2023.
* 56 Proposition de loi constitutionnelle n° 1344 de Mickaël Boulloux, Christian Baptiste, Philippe Brun et Christine Pirès Beaune visant à abroger l'article 40 de la Constitution, déposée en juin 2023.