II. LES OBSERVATIONS DES RAPPORTEURS SPÉCIAUX
1. Un manque de visibilité sur la soutenabilité de la mission à moyen terme
La croissance contenue des moyens budgétaires dédiés à l'aide publique au développement depuis 2017 traduit l'engagement du Président de la République, Emmanuel Macron, de porter la part d'aide publique au développement de la France à 0,55 % du revenu national brut (RNB) en 2022 , détaillé dans les conclusions du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) du 8 février 2018.
Cette tendance haussière du budget de l'aide publique au développement vient s'ajouter au rythme de la reconstitution des fonds multilatéraux qui contraint déjà les marges de manoeuvre du programme 110 de la mission.
Ainsi, comme le relève la Cour des comptes 6 ( * ) , la soutenabilité de la mission à moyen terme repose sur sa capacité à traduire budgétairement les engagements pris depuis 2017 , c'est-à-dire à déployer un volume de CP suffisant pour faire face aux AE mises en oeuvre.
Or, les rapporteurs spéciaux relèvent avec inquiétude la progression des restes à liquider (RAL) de la mission.
S'agissant du programme 110, les engagements non couverts par des CP au 31 décembre 2020 s'élevaient à 8,9 milliards d'euros , contre 6,3 milliards d'euros fin 2019. Sur cette enveloppe, 3,8 milliards d'euros correspondent à des engagements relatifs à la bonification de taux d'intérêt versés par l'État à l'AFD, permettant d'abaisser les taux de sortie proposés par l'AFD aux pays bénéficiaires, soit un peu plus de 40 % de l'ensemble des RAL. Sur le programme 209, les engagements non couverts par des CP au 31 décembre 2020 s'élevaient à 2,8 milliards d'euros , contre 2,2 milliards d'euros fin 2019.
Dans cette perspective, la commission des finances du Sénat a regretté que le projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales n'apporte pas de réponse tangible à ce besoin de visibilité sur la programmation budgétaire de la mission « Aide publique au développement ».
En effet, la trajectoire des CP de la mission proposée par le projet de loi initial couvrait les exercices 2020 à 2022 , se contentant ainsi d'entériner les moyens budgétaires déjà validés par le Parlement, et de transmettre avec quelques mois d'avance les montants prévus par le projet de loi de finances pour 2022 .
Comme l'avait relevé le rapporteur pour avis, Jean-Claude Requier, « les motifs avancés [de l'absence de réelle programmation] sont d'autant plus incompréhensibles que le Parlement a récemment adopté des lois de programmation dont l'horizon temporal dépassait largement celui du quinquennat actuel. [...] Par conséquent, il apparaît que cette programmation partielle ne résulte pas tant des aléas calendaires, que du refus pour le Gouvernement de trancher la question des moyens budgétaires souhaités pour cette politique au-delà de l'année 2022 » 7 ( * ) .
La commission des finances, à l'initiative du rapporteur pour avis Jean-Claude Requier, a adopté un amendement visant à prolonger cette programmation jusqu'en 2025 afin d'ancrer le caractère programmatique du projet de loi. Si le texte adopté par la commission mixte paritaire a maintenu le principe d'une programmation jusqu'en 2025, celle-ci n'est exprimée qu'au moyen de cibles intermédiaires de part de RNB dédiée à l'aide publique au développement et non en crédits de paiement de la mission.
Or, cette méthode de programmation, fondée sur des ratios de RNB, et non des crédits de paiement, avait déjà été critiquée par les rapporteurs spéciaux de la mission , Jean-Claude Requier et Yvon Collin, lorsqu'elle avait été retenue dans les conclusions du CICID du 8 février 2018, au motif qu'elle rendait difficile d'apprécier la soutenabilité de cette trajectoire 8 ( * ) .
2. Un débat doit être ouvert sur la pertinence des financements dits « innovants » de l'aide publique au développement
En raison de l'effondrement des recettes de la taxe de solidarité sur les billets d'avion (TSBA) affectées au fonds de solidarité pour le développement (FSD), le schéma de fin de gestion de la mission « Aide publique au développement » a nécessité une certaine « gymnastique budgétaire » pour combler cette perte de recettes .
L'affectation des recettes issues de la TSBA et d'une partie de celles générées par la taxe sur les transactions financières (TTF), désignée sous le terme de « financements innovants » , correspond à un mécanisme de débudgétisation , c'est-à-dire au financement d'une partie des dépenses d'aide publique au développement par des moyens extrabudgétaires.
Or, l'exercice 2020 témoigne, en pratique, des limites de cette débudgétisation : en cas de recettes fiscales inférieures au montant anticipé, le budget général de l'État doit venir compenser, dans l'urgence et au détriment d'autres dépenses, la perte de recettes.
Ainsi, les rapporteurs spéciaux partagent l'analyse du rapporteur spécial de l'Assemblée nationale, Marc Le Fur , qui rappelle qu' « à vouloir isoler le financement d'un dispositif en l'extrayant du périmètre d'une mission budgétaire, on prend le risque de mettre en péril ce même financement lorsqu'un évènement imprévu surgit et vient affecter les recettes fléchées vers une dépense spécifique » 9 ( * ) .
Lors de l'examen du projet de loi de programmation, les auditions menées par le rapporteur pour avis au cours du premier semestre 2021, avaient soulevé l'intérêt d'une rebudgétisation des financements dits « innovants ». La direction du budget avait ainsi souligné le caractère imprévisible, et par conséquent aléatoire , de l'affectation de ces recettes au financement de l'aide publique au développement.
Si une première réponse a été apportée avec la loi de finances pour 2019 qui a rebudgétisé les 270 millions d'euros issus de la TTF qui étaient auparavant affectés à l'AFD, l'exercice 2020 témoigne de marges de manoeuvres supplémentaires en termes de rebudgétisation, qui contribueraient à une meilleure prévisibilité de l'exécution, et une meilleure information du Parlement sur les moyens dédiés à cette politique publique.
Sur le sujet, la recommandation de la Cour des comptes est sans appel , puisqu'elle estime que « l'ensemble des crédits d'aide publique au développement doivent donc réintégrer le budget général de l'État. La rebudgétisation de l'intégralité des crédits restants au FSD doit être achevée » 10 ( * ) .
Néanmoins, les rapporteurs spéciaux rappellent que les débats qui se sont tenus lors de l'examen du projet de loi de programmation ont témoigné d'un attachement du Parlement à la participation de ces deux taxes affectées au financement de l'aide publique au développement, compte tenu du symbole politique fort de la contribution des secteurs aérien et financier à cette politique publique .
Par conséquent, ils estiment qu'une réflexion doit être initiée en vue du prochain projet de loi de finances sur l'utilisation des financements dits « innovants », afin d'évaluer de façon objective l'intérêt budgétaire de ce « totem politique ».
* 6 Note d'exécution budgétaire, p. 6.
* 7 Avis présenté par Jean-Claude Requier, au nom de la commission des finances, sur le projet de loi de programmation adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales, 13 avril 2021, p. 25.
* 8 Rapport spécial de Jean-Claude Requier et Yvon Collin sur le projet de loi de finances pour 2019, p. 27.
* 9 Rapport spécial n° 4195 annexe 6 sur le projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes pour l'année 2020, fait par Marc Le Fur, au nom de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire, 26 mai 2021, p. 25.
* 10 Note d'exécution budgétaire p. 38.