COMPTE RENDU DE L'AUDITION
DE M. JEAN-LOUIS DEBRÉ DEVANT LA COMMISSION

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MERCREDI 13 JANVIER 2021

M. François-Noël Buffet , président . - Nous recevons Jean-Louis Debré, ancien ministre de l'intérieur, président de l'Assemblée nationale et président du Conseil constitutionnel.

Monsieur le président, merci de venir nous présenter le rapport que vous avait demandé le Gouvernement sur les conditions d'organisation ou de report des élections régionales et départementales de mars 2021. Rendu le 13 novembre dernier, ce rapport conclut qu'un report des scrutins à la fin du mois de juin 2021 « serait l'option susceptible de recueillir le soutien politique le plus large ».

Le Gouvernement a déposé un projet de loi en ce sens, que nous examinerons en commission le mercredi 20 janvier et en séance publique le mardi 26 janvier. Notre collègue Philippe Bas est le rapporteur de ce texte.

M. Jean-Louis Debré, ancien président du Conseil constitutionnel . - Lorsqu'on m'a demandé de réfléchir à la tenue des élections départementales et régionales, qui devaient avoir lieu en mars 2021, je me suis rapidement rendu compte qu'il y avait beaucoup d'arrière-pensées chez les uns et les autres : ceux qui m'avaient chargé de cette mission souhaitaient les reporter à beaucoup plus tard - après l'élection présidentielle de 2022 ; d'autres souhaitaient les reporter à une date proche de la rentrée de septembre prochain ; un troisième groupe de personnes souhaitait les maintenir à la date prévue.

J'ai tout de suite exclu le report des élections départementales et régionales après l'élection présidentielle : on ne peut pas confiner ainsi l'expression de la démocratie sans créer des problèmes politiques insurmontables ! La jurisprudence du Conseil constitutionnel n'autorise de surcroît un tel report que « dans un délai raisonnable », ce que n'est assurément pas un report de plus d'un an.

La philosophie des élections départementales et régionales ne s'inscrit pas dans le sillage de l'élection présidentielle : aux élections départementales, en particulier, on choisit un homme, une femme, au moins autant qu'une étiquette. Placer ces scrutins après l'élection présidentielle leur aurait donc donné une coloration politique, une passion politique qui n'était pas souhaitable. Cela aurait également produit une suite sans fin d'élections : les deux tours de la présidentielle, les législatives, le renouvellement du Sénat, puis les départementales, les régionales et les municipales !

J'ai également écarté le report des élections départementales et régionales au mois de septembre 2021 car je ne sais pas comment on conduit une campagne électorale lorsque les Français sont en vacances, à moins d'installer des permanences sur les plages ou à la montagne...

Il n'y avait donc qu'une seule solution : le report au printemps 2021. J'ai interrogé non seulement les membres du conseil scientifique, mais aussi d'autres scientifiques pour connaître leur regard sur l'évolution de la pandémie. À peu près tous m'ont dit - on ne parlait pas encore de nouvelles variantes du virus - que l'hiver était la période la plus critique et que, vraisemblablement, la chaleur étant un frein à la transmission du virus, le printemps l'était moins.

Il était aussi impossible de reporter les élections départementales et régionales en même temps que la campagne présidentielle. Imaginez que des candidats à la présidence de la République soient, en même temps, présidents de région et candidats à leur réélection !

Il n'y avait donc que le mois de juin 2021 pour organiser les élections départementales et régionales, et pas trop tard dans le mois, pour que ce ne soit pas trop proche des vacances. C'est donc la conclusion de mon rapport, qui en tire également les conséquences, notamment sur l'augmentation du plafond des dépenses électorales, et qui lance une réflexion sur le déroulement des scrutins.

Je le dis sans détour : je suis un ardent défenseur de la démocratie s'exprimant dans l'isoloir et dans les urnes. Si l'on veut éviter les pressions, si l'on veut que la République soit l'expression de choix personnels - et elle s'en est toujours bien sortie -, il faut un scrutin à bulletins secrets dans l'isoloir.

Certains m'objectent qu'il y a beaucoup d'abstention et qu'il faut trouver d'autres moyens pour que les Françaises et les Français aillent voter. Certes, l'abstention est préoccupante mais il faudrait prendre du temps pour comprendre ses raisons, qui ne sont malheureusement pas que matérielles. Je reste donc très réservé sur le vote par correspondance.

Faisons un petit peu d'histoire. J'ai beaucoup de sympathie pour cette figure historique qu'est Léon Blum. Ce dernier avait déposé une proposition de loi donnant le droit de vote aux femmes. Mais, une fois aux affaires, il a abandonné ce projet, car les républicains lui ont fait valoir que la formation des jeunes femmes à l'époque, complètement dans la main de l'Église, pouvait avoir des conséquences sur les scrutins. Il s'est donc contenté de nommer trois femmes dans son gouvernement comme sous-secrétaires d'État.

Il n'y a pas que des pressions communautaires ; il peut aussi y avoir des pressions familiales ! J'ai beaucoup de sympathie pour les experts mais, tout au long de cette mission, à chaque fois que j'arrivais à une conclusion, j'ai téléphoné à mes conseillers politiques, qui sont les agricultrices et agriculteurs de mon ancien département, pour leur demander : qu'en penses-tu ? Sur le vote par correspondance, une agricultrice de Normandie m'a répondu : « ne fais pas ça ! Mon mari ne sait pas comment je vote et je ne veux pas qu'il le sache, car il m'imposerait de voter comme lui ».

On ne peut pas totalement exclure le vote par correspondance, mais il faut être très prudent. J'ai bien pris note qu'un certain nombre d'élus vantaient ses mérites mais, pour l'organiser, un marché public resterait nécessaire. Je me suis renseigné sur les entreprises qui pourraient postuler : il y avait parmi elles deux entreprises étrangères. N'avons-nous pas assez de problèmes comme cela, pour imaginer de confier l'organisation d'un vote politique à une entreprise étrangère ?

Le vote par correspondance est utilisé dans certains ordres professionnels et pour les députés des Français de l'étranger : au moment du dépouillement, un certain nombre de bulletins sont annulés du fait de leur irrégularité.

Dans une élection à deux tours, comment organiser le second quand on sait, qu'à la suite du premier, le dimanche et le lundi, les candidats organisent la fusion des listes, qu'il faut donc imprimer de nouveaux bulletins de vote et de nouvelles professions de foi, qu'il faut les envoyer dans toutes les campagnes et être sûr qu'elles arrivent avant le dimanche suivant ?

Enfin, imaginons qu'un mouvement social vienne perturber la distribution du courrier, au risque de bloquer l'expression du suffrage universel...

Le vote par procuration, en revanche, ouvre certaines possibilités d'action. Ainsi, j'ai proposé que chaque électeur puisse disposer de deux procurations. Il semble que le Gouvernement n'a pas retenu cette mesure, qui a pourtant fonctionné lors du second tour des élections municipales de juin 2020.

J'exclus complètement le vote par Internet. En effet, on ne peut pas garantir qu'il est impossible de retracer l'origine des votes. Or le principe dans la République est le secret du vote. Sans compter que tous les Français ne sont pas familiers d'Internet, ce qui serait source de confusions.

Je me résume : élections départementales et régionales en juin 2021, maintien des deux tours, maintien du scrutin avec isoloir, quelques votes par correspondance dans certains cas, deux procurations et pas de vote par Internet.

Faut-il prévoir une clause de revoyure automatique ? Non. Malgré la pandémie, on ne peut pas indéfiniment et automatiquement reporter les élections. Sinon, vous aurez des problèmes politiques et une contestation : on dira que les politiques se protègent et craignent les élections. Ce serait un coup porté à la démocratie ! En revanche, j'ai voulu que le conseil scientifique fournisse un rapport au cours du mois d'avril 2021, pour que chacun prenne ses responsabilités.

J'en viens au difficile problème de la campagne électorale. Elle risque de ne pas se dérouler dans les conditions habituelles mais il faut s'en accommoder. On peut l'organiser tout en assurant le respect des gestes barrières et des autres précautions d'usage.

J'ai recommandé aussi, pour lutter contre l'abstention, que le Gouvernement organise une campagne d'information sur le rôle exact du conseil régional et du conseil départemental, en montrant comment, dans tel village ou telle petite ville, leur action change la vie quotidienne des Français. Faire comprendre l'importance de ces scrutins encouragera nos concitoyens à aller voter !

Tels sont les éléments du consensus auquel nous sommes parvenus.

Ce n'est pas dans l'air du temps, mais j'ai été élevé comme ça : on ne reporte pas indéfiniment l'expression de la démocratie !

M. Philippe Bas , rapporteur. - Je vous remercie d'avoir « décrypté » les conditions dans lesquelles vous avez exécuté la mission que le Gouvernement vous avait confiée. Votre rapport a été très éclairant pour nous. Nous l'avons lu la plume à la main !

Dans le même temps, sur l'initiative du président François-Noël Buffet, notre commission a constitué une mission d'information pour examiner d'éventuelles facilitations du vote à distance. Nos conclusions sont proches des vôtres.

Malgré l'intérêt que plusieurs d'entre nous, dont je fais partie, ont manifesté pour le vote par correspondance, nous avons considéré que le sujet ne pouvait pas mûrir d'ici les prochaines élections départementales et régionales, même reportées.

En tout état de cause, nous estimons qu'il serait dangereux d'envisager ces modes de votation comme des substituts au vote à l'urne, qui doit rester la modalité de droit commun pour l'exercice du droit de suffrage. Le vote par correspondance « papier » et le vote électronique doivent être appréhendés comme les procurations : il s'agit de permettre à un électeur qui ne peut pas se déplacer pour une raison valable, notamment de santé, d'exprimer son vote.

En effet, même si nous avions réglé toutes les questions que vous avez soulevées sur le vote à distance, la question de principe demeurerait : celle de la participation au scrutin dans les conditions les meilleures possible pour prévenir toute pression sur l'exercice du droit de suffrage. Avant l'instauration de l'isoloir - en 1913 seulement -, le patron de l'usine attendait parfois les ouvriers à la porte de la mairie pour leur remettre le bulletin de vote... L'isoloir est, de ce point de vue, le moins mauvais des systèmes !

Je considère que vous apportez des solutions pragmatiques pour l'organisation des prochaines élections départementales et régionales.

S'agissant du choix de la date, il faut dire que, au moment même où la mission vous était confiée, il n'était peut-être plus temps d'organiser dans de bonnes conditions des élections en mars 2021... Même si je n'étais initialement pas favorable à leur report, je crois qu'on ne pouvait plus faire autrement. C'est d'ailleurs ainsi que vous l'avez présenté !

Néanmoins, que ferons-nous si l'arrivée du vaccin ne permet pas, comme nous l'espérons, de sortir de l'impasse actuelle ? Vous avez examiné le problème dans toutes ses dimensions, y compris la dimension constitutionnelle. Un report des élections départementales et régionales au-delà de juin 2021 supposerait, naturellement, une nouvelle intervention du législateur. Mais dans quelle mesure serait-il autorisé par le Conseil constitutionnel ? Vous ne pouvez en préjuger, mais vous pouvez nous rappeler les règles applicables.

Vous avez évoqué des raisons pratiques pour ne pas retenir la date de septembre 2021. Mais il n'est pas interdit de tenir des élections en septembre : songeons aux élections sénatoriales, même si leur nature est différente.

Au-delà du mois de septembre, il faudra voter le budget de l'État et de la sécurité sociale, après quoi on entrera dans la période de l'élection présidentielle.

Ce qui n'aurait sans doute pas été constitutionnel maintenant
- à savoir reporter les élections départementales et régionales à l'automne 2022 - pourrait-il l'être dans les prochains mois, si la situation sanitaire paraissait le justifier ?

Indépendamment de la dimension constitutionnelle, la question de l'opportunité politique et civique d'un tel report se poserait avec force. Vous l'avez d'ailleurs vous-même souligné.

À un moment donné, ne faudrait-il pas considérer que le report d'une élection est une solution de facilité ? La vraie réponse n'est-elle pas d'assurer la sécurité sanitaire du scrutin ? Quelles recommandations feriez-vous à cet égard, pour qu'une élection se déroule en période d'épidémie sans aggravation du risque sanitaire ? Un scrutin pourrait sans doute être organisé dans de bien meilleures conditions que ce qui se passe à la table de famille pendant les fêtes...

La démocratie doit pouvoir vivre normalement. Si une élection présidentielle avait été prévue en 2021, vous n'auriez certainement pas proposé son report, parce qu'il aurait fallu réviser les articles 6 et 7 de la Constitution. Bref, il faut s'habituer à organiser des scrutins dans un contexte d'épidémie, parce qu'on ne pourra pas toujours les reporter.

Reste une question accessoire, mais qui a son importance : certaines collectivités territoriales présentent un bilan de leur action face à la crise sanitaire, qui n'est pas forcément lié à la campagne électorale. En raison du report des élections départementales et régionales, ne faudrait-il pas assouplir les règles pour les dépenses engagées entre octobre et décembre derniers ?

M. Jean-Louis Debré . - Alfred de Musset a dit, en substance : heureux ceux qui n'ont qu'une vérité ; plus heureux et plus grands ceux qui, ayant fait le tour des choses, ont assez approché la vérité pour savoir qu'on ne l'atteindra jamais...

Quelle sera la position du Conseil constitutionnel sur le report des élections départementales et régionales de 2021 ? Je ne peux pas vous répondre.

Si l'on ne peut pas tenir les élections en juin prochain, ce ne sera pas beaucoup plus facile en septembre 2021. En outre, on sera entré dans la période des comptes de campagne de l'élection présidentielle : si j'ai proposé un report des scrutins en juin 2021, c'est justement pour échapper le plus possible à la dynamique de la campagne présidentielle.

En tout état de cause, face à la menace, la meilleure réponse est parfois de ne pas céder et de permettre l'expression de la démocratie.

En dehors des aspects juridiques, je crains que, si les élections départementales et régionales étaient reportées après l'élection présidentielle, vous ne puissiez pas endiguer la pandémie politique : vous serez vilipendés, accusés d'avoir peur et l'abstention s'aggravera.

Nous sommes capables d'organiser en juin prochain, de huit à dix-huit ou dix-neuf heures - au lieu peut-être de vingt heures -, des scrutins qui se déroulent dans le respect des gestes barrières et des autres mesures sanitaires, d'autant que, d'après les pouvoirs publics, plusieurs millions de personnes auront été vaccinées. Montrons que la démocratie est forte !

Comment comprendre qu'on puisse aller dans des supermarchés bondés - j'ai été effondré de ce que j'y ai vu récemment - et qu'il ne soit pas possible, pendant deux dimanches, d'aller à la mairie pour chanter la démocratie ? Je ne comprends pas...

Tenons les élections départementales et régionales en juin 2021, sereinement, en organisant la campagne électorale et une communication sur le rôle des élus. Je ne vois que des inconvénients à un report supplémentaire.

Au surplus, un report après l'élection présidentielle donnerait une coloration politique à des scrutins qui, surtout pour les élections départementales, doivent être avant tout de proximité. On réduit déjà le nombre de cantons ! Tout devient abstrait ! Ne portons pas atteinte à la démocratie de proximité ! Quand j'étais conseiller général, j'avais une gendarmerie dans mon canton ; aujourd'hui, il n'y en a plus. D'ailleurs, il n'y a plus rien !

M. Philippe Bas , rapporteur. - Il n'y a même plus de cantons...

M. Jean-Louis Debré . - Au nom de je ne sais quoi, on est en train de supprimer la proximité. Ne plaçons pas l'élection départementale, élection de proximité, dans une dynamique qui en ferait d'abord une élection politique !

Je souhaite, de tout coeur, que les pouvoirs publics montrent leur capacité à faire face au défi devant lequel est placée la démocratie !

M. Jean-Yves Leconte . - Je partage toutes vos affirmations de principe. Néanmoins, dans la situation difficile où nous nous trouvons, il faut consentir des aménagements raisonnables aux principes, sans quoi on se retrouve dans une impasse.

La solution que vous proposez est la meilleure pour l'instant. Mais on sent bien qu'on ne sait pas quoi faire en cas de nouvelle dégradation de la situation sanitaire...

Si votre agricultrice de l'Eure ne sait pas résister à celui qui lui demande son vote par correspondance, elle ne résistera probablement pas non plus à son mari qui lui demande une procuration... Moi-même, sénateur des Français de l'étranger, je suis issu d'un vote où les procurations sont nombreuses - bien plus nombreuses que le nombre de voix requis pour obtenir un siège de sénateur -, ce qui est un réel problème. Pourtant, nous consentons un aménagement à cet égard parce qu'il faut bien trouver des solutions.

Les autres aménagements doivent-ils être absolument refusés ?

Dans votre rapport, vous démolissez le vote par correspondance. Je pourrais partager certaines de vos observations. Reste que, dans un certain nombre de situations, les Français de l'étranger n'ont pas le choix. En outre, un tel système fonctionne sans difficulté majeure dans d'autres pays : je ne pense pas seulement aux États-Unis mais aussi à l'Allemagne, entre autres grandes démocraties.

Ne pourrait-on pas accepter un peu plus d'aménagements raisonnables pour défendre globalement les principes auxquels vous êtes attaché ? Si, au bout du compte, les élections ne peuvent pas avoir lieu en juin 2021, nous serons face à un réel problème...

J'ai le sentiment que nous ne sommes pas prêts à examiner toutes les expériences étrangères permettant de trouver des solutions techniques certes non idéales, mais propres à nous sortir de la situation actuelle sans confiner l'expression démocratique ni modifier l'ordre des scrutins.

M. Jean-Louis Debré . - Le pire serait d'organiser un vote par correspondance de manière hâtive et mal préparée, ce qui tuerait cette modalité de vote pour longtemps.

En quelques semaines, il aurait fallu lancer un appel d'offres, ce qui n'est pas si facile, et s'assurer que l'entreprise choisie soit capable d'organiser quatre votes sur l'ensemble du territoire, en comptant le premier et le second tours.

À la fin de l'année dernière, beaucoup disaient : la solution, c'est le vote par correspondance. En novembre, alors que la campagne a déjà commencé, qu'on n'a rien anticipé et qu'on vit au jour le jour, on me demande de déclarer : « il faut un vote par correspondance » ? Le faire aurait été irresponsable ! Peut-être sera-t-il un jour plus utilisé, mais procédons avec sérieux. Dans les conditions actuelles, je le répète, nous n'avons pas la certitude qu'un tel scrutin se déroulerait dans de bonnes conditions.

Voyez aussi les polémiques que le vote par correspondance a ouvertes aux États-Unis. La France n'a pas besoin de cela aujourd'hui !

Si, demain, nous envisageons un vote par correspondance, je souhaite que le Gouvernement et les parlementaires prennent le temps de réfléchir à son organisation. Mais ne nous lançons pas dans un tel dispositif, qui n'est pas dans nos habitudes, alors que rien n'est prévu.

Gouverner, c'est prévoir. Je n'ai pas le sentiment que cela soit aujourd'hui la règle pour tout le monde. On ne prévoit rien... On lance : « vote par correspondance » ! Mais comment, avec qui ? Et quid du risque d'intrusion de puissances étrangères ? Nous devons avoir des certitudes à cet égard.

Oui, le vote par correspondance peut être un secours, mais pas s'il est organisé « à la va-vite » et sans précaution.

Mme Dominique Vérien . - Je suis d'accord avec vous : il ne faut pas reporter davantage les élections départementales et régionales de 2021, mais s'adapter à la situation. Demain, nous aurons peut-être à faire face à un autre virus. À un moment, la vie doit reprendre !

Reste qu'il s'agit d'une vie un peu particulière : comment organiser une campagne électorale en respectant les règles sanitaires ? Faut-il permettre aux candidats de faire campagne à la télévision et la radio ? Des télévisions locales, comme France 3, pourraient-elles organiser des débats ?

M. Éric Kerrouche . - Permettez-moi de citer à mon tour Alfred de Musset : « Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée ». Aujourd'hui, la porte est à demi ouverte, et nous n'avons plus de poignée...

Le Gouvernement s'est mis tout seul dans cette situation, à force de ne réfléchir qu'à une solution : le report des élections, en attendant que les choses aillent mieux. Résultat : nous n'avons pas su anticiper en mai dernier la situation du mois de mars 2021 et, au moment où vous avez commencé vos travaux, le report des scrutins départementaux et régionaux était devenu inévitable.

Un report supplémentaire me semble impossible, au nom de la périodicité raisonnable du scrutin et de sa loyauté. En conséquence, il faut se pencher sur les adaptations que d'autres pays ont su réaliser en amont, en particulier sur les nouvelles solutions trouvées pendant la campagne américaine. Or le texte qui arrive ne traite que du report des scrutins : pourquoi le Gouvernement ne se pose-t-il pas la question de l'organisation d'une campagne dont on sait qu'elle doit avoir lieu ? Puisqu'il faut tenir ces élections, nous devons innover !

Dans les standards internationaux, il est recommandé d'éviter les procurations, qui sont une solution naturelle, mais une mauvaise solution. La « double procuration » n'a pas été retenue dans le texte initial du Gouvernement. Cette réflexion simple, pour ne pas dire simpliste, nous pousse mécaniquement vers le report des élections départementales et régionales, ce qui est un dévoiement de la démocratie.

S'agissant du vote par correspondance, j'ai proposé, avec mon groupe, un texte qui permettrait d'éviter certains écueils d'organisation. J'entends les préventions, mais quand faudrait-il mettre en place le vote par correspondance pour qu'il puisse fonctionner ? Peut-on imaginer qu'il faille déjà y réfléchir pour l'élection présidentielle ?

Mme Cécile Cukierman . - Le rapport de Jean-Louis Debré représente assez bien ce qui ressort de nos différents échanges.

Le report d'une élection doit être réalisé en toute humilité, car la décision n'est pas simple à prendre. Il est facile d'exiger que la démocratie ne soit pas confinée, ce dont je suis fondamentalement convaincue, mais l'expérience des élections municipales a montré que, parfois, les électrices et les électeurs ne l'entendent pas de cette façon-là. L'abstention a été très forte, peut-être en raison de la rencontre entre la crise sanitaire et la crise politique.

Nous avons besoin de maintenir un arc républicain très soudé, pour que l'abstention ne s'aggrave pas davantage, ce qui fragiliserait les collectivités territoriales, que nos concitoyennes et nos concitoyens appréhendent parfois mal. Je pense surtout aux départements.

Il est impératif d'assurer la sécurité sanitaire le jour du vote, mais l'élection, c'est aussi la campagne. À l'heure où nous parlons, il y a lieu d'être inquiet pour la qualité du futur temps de campagne, même si de nouvelles formes peuvent être inventées. La fragilisation de certaines pratiques - qui relèvent peut-être de l'ancien monde mais qui ont fait leurs preuves - favorise les exécutifs sortants.

J'ai bien entendu ce que vous avez dit sur le besoin de mieux faire connaître le rôle des départements et des régions. Est-ce le gage d'une participation supplémentaire ? Je n'en suis pas certaine. Il y a vingt ans, les gens appréhendaient-ils mieux la collectivité régionale ? Pas sûr. En tous cas, l'abstention ne fait qu'augmenter. Quoi qu'il en soit, si des spots publicitaires devaient être faits, il faudrait qu'ils soient conçus en fonction de l'intérêt général, sans valoriser telle ou telle majorité sortante.

Je pense, comme vous, que reporter les élections départementales et régionales en septembre 2021 n'apporterait guère de garanties supplémentaires. Nous avons déjà reporté des élections  régionales, par exemple celles de décembre 2015. Et nous avons su faire. Mais nous n'étions pas à quelques mois d'une élection présidentielle. Il ne faut pas mélanger les enjeux électoraux.

En l'état, je ne suis pas favorable au vote par correspondance. En revanche, nous avons besoin de réfléchir aux modalités de la procuration, pour la simplifier et la rendre plus accessible. Il faut conserver le principe selon lequel le vote est individuel et peut être décidé jusqu'au dernier moment. Les sondages montrent, en effet, que près de 20 % des électeurs peuvent changer d'avis jusqu'à trois jours avant l'élection, voire même jusqu'au matin du vote.

Vous avez parlé de mieux populariser, de mieux vulgariser la connaissance des compétences des départements et des régions. Que pensez-vous de la volonté, affichée par la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, de présenter le projet dit loi dit « 4D » - décentralisation, déconcentration, différenciation et décomplexification - en février prochain, avec un examen au Parlement pendant les élections régionales et départementales de juin 2021 ? Cela ne nuirait-il pas à lisibilité du rôle des collectivités territoriales ?

M. François Bonhomme . - Je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt. Je comprends la difficulté de votre tâche, puisqu'il s'agit de choses importantes, à savoir l'organisation d'une élection, et qu'on ne doit évidemment considérer un bouleversement du calendrier qu'avec une extrême précaution, pour des raisons évidentes.

Il n'empêche que nous devons essayer de trouver une solution tenant compte de deux objectifs : le respect des échéances électorales et la garantie de bonnes conditions de déroulement du scrutin. Nous sommes ici pour essayer de trouver un point d'équilibre, dans cette situation d'incertitude.

J'étais d'accord avec l'essentiel de vos propos. Je crois au vote « physique » car l'acte de voter est l'un des plus importants dans une démocratie. Le vote par procuration ou par correspondance ne doit être que dérogatoire à ce principe général, tout comme le vote électronique. Nous ne devons pas nous incliner devant une espèce de « totem » technologique qui nous ferait perdre de vue l'essentiel.

Vous avez parlé de délai raisonnable...

M. Jean-Louis Debré . - C'est la jurisprudence du Conseil constitutionnel !

M. François Bonhomme . - Je me souviens que les élections municipales de 1995 ont été reportées de quelques mois. Et celles qui devaient se tenir en mars 2007 ont été reportées en mars 2008. Il y avait le risque de « télescopage » avec l'élection présidentielle... Aujourd'hui, la question sanitaire est venue tout bouleverser, y compris dans la société. Selon les époques, on compose plus ou moins avec les principes qui doivent nous guider. L'incertitude risque de planer encore quelques semaines, voire quelques mois. Nous n'avons pas de visibilité et nous naviguons à vue.

Les opérations de vote en elles-mêmes ne posent pas de problèmes même si, avec quatre scrutins, il y aura quelques difficultés matérielles pour les « routeurs » et les imprimeurs entre les deux tours, avec la possibilité de fusion de listes. Mais, comme l'a dit Cécile Cukierman, les élections départementales et régionales sont déjà « télescopées » par la situation que nous connaissons aujourd'hui. Les comptes de campagne vont sans doute être aménagés mais on peut s'interroger sur les conditions psychologiques et la sérénité nécessaires à la préparation de la campagne électorale.

Le scrutin départemental est individuel, contrairement au scrutin régional. On sait que la constitution de listes implique des discussions préalables longues et souvent compliquées. On peut d'ores et déjà être inquiet sur la bonne préparation de ces élections. C'est la première fois, à ma connaissance, que l'incertitude va peser autant sur un scrutin.

M. Jean-Louis Debré . - Pourquoi n'a-t-on pas anticipé ? Pour quelles raisons n'a-t-on pas réfléchi aux élections départementales et régionales dès le mois de mai 2020 ?

Je ne le sais pas, mais j'ai un sentiment. Je ne suis pas proche du Gouvernement, ni de personne, et je regarde tout cela avec beaucoup de distance. Au cours des auditions que j'ai faites, certains ne cachaient pas les conclusions auxquelles ils souhaitaient que j'arrive. Bien sûr, c'était maquillé par des arguments juridiques ou politiques. Mais l'idée était claire : on a eu les élections municipales, maintenant, on « file » sur l'élection présidentielle ! Et on dégage la voie ! Cela m'a stupéfait. On aurait dû me demander cela au lendemain même des élections municipales. Pourquoi avoir attendu ? En fait, on voulait que j'arrive à la conclusion qu'il fallait que l'on reporte tout après les présidentielles. Eh bien, dès le départ j'ai dit non. C'est pour cela qu'on ne me confiera pas de deuxième rapport...

Oui, il y a des incertitudes. Mais le pessimisme est d'humeur et l'optimisme de volonté. Il faut être volontaire. Si on est pessimiste, on ne fait plus rien, on attend, on se cache sous la table, on se planque dans la salle Médicis du Sénat, et on attend ! La France, ce n'est pas cela. La démocratie, c'est faire face et faire front.

L'impératif, c'est que les élections départementales et régionales aient lieu dans un délai raisonnable. Je n'anticipe pas la jurisprudence du Conseil constitutionnel - même si j'ai fait un stage dans cette maison. À mon époque, nous avions une jurisprudence bien précise, qui reposait sur la notion de délai raisonnable. À cet égard, je considère qu'il y a un risque à reporter les élections régionales et départementales après l'élection présidentielle. Cette dernière aura lieu au printemps 2022 et sera suivie des élections législatives. Cela reviendrait à reporter les élections régionales et départementales de quasiment deux ans. On sortirait du raisonnable.

Nous devons faire preuve d'imagination dans l'organisation matérielle des campagnes électorales. Celles-ci ne seront plus exactement celles qu'on a connues dans le passé, ou que la Troisième République a connues, avec des réunions sous les préaux. C'est fini, nous sommes à une autre époque ! Et je suis stupéfait qu'on ne réfléchisse pas aux transformations pratiques qui doivent être faites.

Sans doute, ce sera plus facile pour les élections régionales que pour les élections départementales. Pour les élections régionales, les candidats peuvent faire une expression directe. Pour les élections départementales, il faut passer des cantons aux regroupements de cantons et il n'y a pas de télévision ou de radio cantonale. Cela dit, on reçoit sans cesse des publicités, la sécurité sociale nous envoie des lettres, les impôts aussi... Pourquoi ne pourrait-on pas envoyer à chaque électrice et à chaque électeur un petit document bien fait sur l'action d'un conseil départemental ?

En parlant avec mes amis de l'Eure, je me suis rendu compte que, si les personnes d'un certain âge identifiaient bien le conseiller général, les jeunes ne l'identifiaient plus. Il faudrait pourtant leur expliquer que, s'il y a une subvention pour le club de rugby, si on a organisé des représentations culturelles, c'est certes grâce à la mairie, mais pas uniquement à elle : la communauté d'agglomération et le département ont aussi une action sociale, une action culturelle, une action économique.

J'ai demandé à un certain nombre de lycéens à quoi sert un conseiller général. Ils ont été très gentils, ils ne m'ont pas dit : « à rien » ! Mais il faut comprendre qu'on ne fait plus de campagne électorale comme il y a un siècle ! Et la responsabilité des pouvoirs publics est de promouvoir la connaissance de nos institutions, dès lors qu'il n'y a plus l'instruction civique à l'école. On n'apprend plus rien aux jeunes, ils sont dans leur portable, comment voulez-vous dès lors les intéresser aux campagnes électorales ? Donnons la possibilité aux candidats de communiquer par un certain nombre de mécanismes modernes. C'est aux pouvoirs publics d'organiser cela.

On m'a parlé d'une loi en préparation concernant les collectivités territoriales. C'est tout de même incroyable : en France, on fait des lois mais on ne les applique pas ! En l'espèce, pas la peine de faire des lois. Que l'on commence par faire fonctionner la démocratie locale, car la démocratie nationale ne fonctionnera que si la démocratie locale fonctionne. Quand je suis arrivé au Conseil constitutionnel, on examinait une loi qui était la troisième sur le même sujet. J'ai demandé à ce qu'on me fasse un bilan de l'application des deux premières. Il n'y avait pas de bilan, parce que les décrets d'application n'étaient pas encore sortis ! En fait, la loi est devenue un instrument de la communication politique...

Là, nous n'avons pas besoin de loi. Il suffit de prendre des gens qui connaissent le terrain et que ceux-ci regardent comment on peut faire connaître le rôle de la démocratie locale. En effet, entre le maire, le conseiller départemental, la communauté d'agglomération, la communauté de communes, la région, le Sénat, l'Assemblée, on s'y perd ! Au moins, l'instruction civique à l'école avait une conséquence, c'est que la démocratie, les gens la comprenaient ! Aujourd'hui, ils ne la comprennent plus. Nous devons donc organiser des campagnes, avec le ministère de l'intérieur, avec le ministère chargé des collectivités territoriales, et nous devons faire en sorte que les campagnes électorales permettent cette diffusion des idées.

Mais pas « à la va-vite » ! Je suis frappé de constater qu'on a attendu d'être devant l'obstacle pour essayer de trouver une solution. Pourtant, il y a des années qu'on aurait dû se préoccuper de l'évolution des campagnes électorales. Il suffit de regarder comment celles-ci se déroulent dans un certain nombre d'autres pays pour voir qu'ils sont en avance sur nous. Nous, nous sommes toujours dans les conceptions d'il y a un siècle... J'ai beaucoup aimé le mot « populariser ». Oui, il faut populariser, et faire en sorte qu'on comprenne ce que chacun fait !

Toutes les semaines, je faisais visiter le Conseil constitutionnel à des enfants. Un jour, est arrivé le président Giscard d'Estaing. Il a salué les enfants, mais ceux-ci ne le reconnurent pas. Du coup, je les ai réuni dans mon bureau et ai passé en revue avec eux les présidents de la Cinquième République. De Gaulle : « ah oui, il était général, il a fait la guerre et il est revenu ». C'était tout. Pompidou, Giscard : rien. Mitterrand ? « Ah oui, il était de gauche ». Chirac ? « Un type sympa, qui boit de la bière ». Le président suivant a dit « casse-toi pauv'con », et son successeur a fait de la moto pour aller voir sa copine ! C'était tout ce que des enfants de 15 ans avaient retenu de l'action de nos Présidents de la République. Et, quand je les ai interrogés ensuite sur l'action des députés, des sénateurs : rien.

On ne peut pas se plaindre de l'abstention et n'instruire nos enfants de rien. On ne leur raconte rien, on ne leur raconte pas l'Histoire de France. Je rêve que, comme Hippolyte Carnot avait envoyé en 1848 des directives à tous les instituteurs, on leur prescrive aujourd'hui de le faire. C'est indispensable si l'on veut lutter contre l'abstention. Il faut qu'un organisme réfléchisse sereinement, avec les moyens modernes de communication, à la manière dont les campagnes électorales vont se dérouler désormais.

M. François-Noël Buffet , président . - Merci pour cette audition Monsieur le président.

La commission des lois du Sénat a travaillé, comme l'a rappelé tout à l'heure Philippe Bas, en novembre et décembre derniers, à un rapport d'information sur le vote à distance. Nous avons essayé de faire, dans les circonstances d'urgence qui étaient les nôtres, un travail de fond et d'analyse. Je vous en remettrai un exemplaire.

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