C. AUDITIONS SUR LES MOYENS DE LA JUSTICE : AUDITIONS DES GESTIONNAIRES DES JURIDICTIONS (8 JUIN 2016)
Réunie le mercredi 8 juin 2016, sous la présidence de Mme Michèle André, présidente, la commission a procédé à l'audition de Mme Dominique Lottin, présidente de la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, M. Jean-Jacques Bosc, membre de la Conférence nationale des procureurs généraux, M. Gilles Accomando, président de la Conférence nationale des présidents des tribunaux de grande instance, et M. Thomas Pison, vice-président de la Conférence nationale des procureurs de la République.
Mme Michèle André , présidente de la commission des finances . - Après les responsables des programmes de la mission « Justice », nous avons souhaité entendre les gestionnaires des juridictions : ce sont eux qui, au quotidien, sur le terrain, cherchent à assurer au mieux leur fonctionnement. Nous souhaitons la bienvenue à Dominique Lottin, présidente de la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, Jean-Jacques Bosc qui représente Catherine Pignon, présidente de la Conférence nationale des procureurs généraux, Gilles Accomando, président de la Conférence nationale des présidents de tribunaux de grande instance, et Thomas Pison, président de la Conférence nationale des procureurs de la République.
M. Philippe Bas , président de la commission des lois . - La commission des lois est pleinement engagée dans un travail de réflexion sur le service public de la justice, ce qui suppose une corrélation entre l'examen des moyens et celui du droit. Nous avons vu s'empiler au fil des années des législations qui ont alourdi la charge des tribunaux au moment où le recours à la justice ne cessait de prendre de l'ampleur dans les pratiques sociales. Il y a vingt ans, nous avions publié un rapport qui mentionnait l'asphyxie de la justice ; c'est d'embolie qu'il faudrait désormais parler. Nous souhaitons travailler à vos côtés pour remédier à cette situation. La semaine dernière, avec mon homologue de l'Assemblée nationale, nous nous sommes rendus au tribunal de grande instance de Créteil. Il y a une dizaine de jours, certains d'entre nous se sont réunis dans le cadre d'un colloque sur l'indépendance de la justice organisé au Sénat par le premier président et le procureur général près la Cour de cassation. Il en est ressorti que la crise que traverse la justice n'est ni constitutionnelle, ni statutaire, mais tient au manque de moyens. Sur le terrain, aucun magistrat ne se plaint d'un manque d'indépendance ; pas un ne vous dirait en revanche qu'il n'y a pas de problème dans le fonctionnement matériel de la justice.
Mme Dominique Lottin, présidente de la conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel . - La conférence des premiers présidents a souhaité vous remettre une note écrite. Depuis de très nombreuses années, et notamment dans une délibération du 1 er février 2016, nous dénonçons la pénurie persistante de moyens, qui nous conduit à ne pas pouvoir remplir toutes nos missions ou à les remplir de manière dégradée. Les délais raisonnables ne sont plus remplis, et nous devons faire des choix dans le traitement des contentieux, ce qui est particulièrement inégalitaire pour les justiciables.
La note que nous vous avons remise concerne essentiellement les crédits de fonctionnement et les frais de justice. Elle laisse de côté l'accès au droit qui relève davantage du budget de l'aide juridictionnelle. Le budget du ministère de la justice ne représente que 2,17 % du budget de l'État, et celui consacré à la justice judiciaire ne représente qu'un peu plus de 38 % du budget alloué à l'ensemble du ministère, ce qui est nettement insuffisant.
Comment en est-on arrivé à cette situation ? Le budget de la justice n'a jamais constitué une priorité. La dernière loi de programmation qui date de 2002 n'a pas été exécutée jusqu'à son terme. En dix ans, la part du budget du ministère de la justice consacrée à la justice judiciaire a diminué de 44 % à un peu plus de 38 %, entraînant des recrutements insuffisants de magistrats et de fonctionnaires. Face au développement des contentieux de masse, des réformes ont été votées sans que l'on n'affecte aucun moyen supplémentaire aux juridictions.
Rien pour le contrôle des hospitalisations sous contrainte qui occupe pourtant chaque jour un magistrat à temps plein et un greffier, au tribunal de grande instance de Versailles. Rien pour le droit des étrangers. Et que dire de la loi dite « Macron » sur les conseils des prudhommes ? Pour mettre en place la procédure écrite, la cour d'appel de Versailles n'a obtenu que quelques assistants juristes, quelques greffiers et 45 000 euros en tout et pour tout. Comment envisager dans ces conditions la création de pôles sociaux dans les tribunaux de grande instance pour traiter tout à la fois du contentieux du tribunal des affaires de sécurité sociale, mais aussi de celui des tribunaux de l'incapacité et de certaines décisions d'aide sociale ? Sans compter les exigences plus fortes et légitimes de nos concitoyens, et celles induites par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en matière procédurale : renforcement du contradictoire, développement de la motivation des décisions de justice et demandes d'actes plus nombreuses au pénal... Telle est l'ampleur du constat.
Quels effets ces évolutions ont-elles sur la gestion des budgets de nos cours d'appel et des juridictions du premier degré ? L'imprévisibilité aggrave le phénomène d'insuffisance budgétaire. Les dotations initiales annuelles très insuffisantes conduisent les contrôleurs budgétaires à multiplier les décisions d'insoutenabilité. Elles ne couvrent les besoins des cours d'appel que pendant cinq à six mois, de sorte qu'en 2015, les dotations complémentaires ont représenté 21 % de la dotation initiale de la cour d'appel de Versailles, donnant lieu à une douzaine de mouvements budgétaires tout au long de l'année. Quelle entreprise pourrait fonctionner efficacement avec une prévisibilité à si court terme de ses moyens budgétaires ? Idem pour les moyens humains.
Nous démarrons l'année avec des restes à payer qui représentent entre 20 % et 30 % de nos dotations initiales. Nos difficultés en termes de frais de justice se traduisent par notre incapacité à recruter des experts de qualité, psychiatres, psychologues, comptables qui acceptent d'être payés à des tarifs sous-évalués et dans des délais inacceptables. Il en va de la qualité de nos décisions. Sans parler de l'entretien immobilier qui n'est plus assuré depuis plusieurs années, avec l'effet boule de neige qui s'ensuit et des coûts toujours plus importants.
Quant aux ressources humaines, on ne compte plus les postes vacants, ce qui crée un malaise chez les magistrats dont les demandes de mutation sont de plus en plus fréquentes. Les rotations trop nombreuses font perdre aux juridictions deux à trois mois d'audiencement. Les effectifs de la cour d'appel de Versailles ont été affectés par huit mouvements de magistrats au cours de l'année 2015. Comment un chef de cour ou de juridiction pourrait-il mener des projets à leur terme ?
La situation n'est pas meilleure dans les greffes, puisque les juridictions ne fonctionnent qu'avec le renfort des vacataires. Les 1 120 ETPT de vacataires représentent 5,3 % des effectifs de nos juridictions. Ces vacataires ne sont pas qualifiés et tournent à un rythme qui varie entre trois et six mois. Comment pourraient-ils suppléer des fonctionnaires formés à la procédure judiciaire ? Nous ne pouvons pas continuer ainsi.
Alors, comment en sortir et rendre une justice de qualité dans des délais raisonnables ? La Cour des comptes préconise une loi de programmation qui engage les gouvernements successifs pour les cinq prochaines années : elle a raison. On peut s'interroger sur la nécessité de revenir au paiement d'un timbre. Nous n'excluons pas cette solution, dans la mesure où les plus démunis qui bénéficient de l'aide juridictionnelle en seraient exonérés. Payer un timbre de 35 euros reste raisonnable. La justice n'est pas gratuite. Conseil, experts, huissiers, tout cela a un prix.
La conférence des premiers présidents de cour d'appel, ensuite, souhaiterait que le budget de la justice judiciaire devienne une mission au sens de la loi organique relative aux lois de finances, pour mieux suivre les évolutions de ce budget.
Ces mesures seraient utilement complétées par un rapport adressé au Conseil supérieur de la magistrature, lui-même pouvant être entendu par le Parlement avant l'adoption du budget.
L'augmentation des moyens budgétaires doit s'accompagner d'une modernisation de la structuration administrative et budgétaire. L'indépendance de la justice est étroitement liée au fait que les présidents de cour restent ordonnateurs secondaires des crédits, c'est ce qui leur donne la capacité de fixer des priorités et il faut limiter les crédits fléchés. Autre réforme d'envergure, le tribunal de première instance, qui permettra de mutualiser les moyens des juridictions. De même faudrait-il que le ministère de l'intérieur paie les frais de justice qu'il occasionne et qui sont aujourd'hui pris en charge par le ministère de la justice.
La conférence des présidents de cour d'appel souhaite, encore, des réformes de procédure pour un développement effectif des modes alternatifs de règlement de litiges, une meilleure rémunération des avocats pour ces alternatives, ainsi qu'une réflexion approfondie sur les voies de recours pour redonner toute sa place à la première instance, à condition que la collégialité y soit garantie.
Enfin, il faut absolument moderniser l'informatique judiciaire, qui n'est pas du tout au niveau requis par le contentieux de masse. Tous les jours, des juges d'instruction doivent renoncer à des auditions faute d'extractions judiciaires ; la visioconférence est impossible avec les équipements mis à disposition, la bande passante et les serveurs sont très en-deçà des besoins, sans parler des téléphones portables que l'administration nous a livrés : leur batterie se déchargeant en deux heures, la plupart ont fini au placard et les magistrats en sont à utiliser leur propre téléphone portable dans l'exercice de leurs missions...
M. Jean-Jacques Bosc, en remplacement de Mme Catherine Pignon, présidente de la conférence nationale des procureurs généraux . - La justice a reçu des moyens supplémentaires au titre des PLAT 1 et 2, même si nous sommes encore loin du compte et que notre budget reste très insuffisant.
Le manque d'argent freine la politique pénale, quand il rend plus difficile le recrutement d'experts, de traducteurs - c'est notre quotidien ; les impayés représentent, d'une année sur l'autre, le quart de nos moyens consacrés aux frais de justice. Cette pénurie peut aussi bloquer les procédures, quand l'expertise est indispensable ; c'est le cas de l'expertise psychiatrique, on l'a vu avec le mouvement de grève lancé par les psychiatres qui dénoncent les retards excessifs de paiement. Une bonne politique pénale demanderait une recherche plus importante d'ADN en cas de cambriolage, pour un croisement avec le fichier national ; or, avec les délais importants avec les laboratoires d'État, la limitation par le laboratoire de la gendarmerie nationale à un seul prélèvement d'ADN par scène de cambriolage, nous sommes contraints de nous adresser aux laboratoires privés, ce qui nous fait réserver la recherche d'ADN aux crimes et délits les plus graves. De même, quand les frais de justice sont plus importants que la valeur des biens concernés - je pense au vol de téléphones portables -, le parquet hésite à poursuivre, les procureurs donnent instruction à leurs substituts de prendre en compte cette donnée matérielle qui conditionne ainsi la politique pénale. Autre exemple, la mise en fourrière est si onéreuse que les forces de l'ordre sont loin de saisir systématiquement les véhicules des automobilistes commettant des délits routiers, alors que les textes prévoient cette saisie pour faire cesser le danger.
Des réformes pénales récentes accentuent ces charges, par exemple pour la traduction des pièces du dossier - le parquet va être dans l'impossibilité de traduire toutes les pièces, il n'en n'a tout simplement pas les moyens. Des considérations financières, encore, s'imposent eu égard à la réforme de la médecine légale.
La plateforme nationale d'interceptions judiciaires (PNIJ) devrait permettre d'importantes économies ; or, la police et de la gendarmerie rapportent que le service ne fonctionne pas, en particulier pour les écoutes téléphoniques : il est grand temps d'avancer sur cet outil.
Autre préconisation de la conférence des procureurs généraux : retirer du budget des frais de justice les dépenses qui n'en relèvent pas sur le fond, par exemple l'indemnisation des jurés d'assises, qui sont plutôt à classer parmi les dépenses de fonctionnement ; les frais postaux ont été ainsi déplacés, il faut continuer. D'une façon plus large, il faut parvenir à ce que le chef de cour gère la totalité du budget des frais de justice sur sa circonscription judiciaire, alors qu'une partie est aujourd'hui gérée directement par l'administration centrale ; une telle maîtrise autoriserait un pilotage bien plus fin des frais de justice.
M. Michel Bouvard . - Très bien !
M. René Vandierendonck . - Oui.
M. Jean-Jacques Bosc . - Les crédits de fonctionnement sont insuffisants eux-aussi et la conférence des procureurs généraux souhaiterait que le Parlement « remette les compteurs à zéro » en votant un budget qui couvre les dépenses réelles, plutôt que de prévoir chaque année le report d'un déficit sur l'année suivante - d'autant que les gels et dégels en cours d'année nuisent à l'efficacité de la programmation budgétaire, c'est particulièrement vrai en matière immobilière...
M. Michel Bouvard . - Très juste.
M. Jean-Jacques Bosc . - Le parquet compte quelque deux mille magistrats localisés, soit un peu plus du quart du corps judiciaire, c'est quatre fois moins que la moyenne européenne ; la vacance atteint 6 % du nombre de postes. Les magistrats du parquet remplissent des tâches très nombreuses et diverses, en particulier en matière civile - il y aurait, selon le site internet de la direction des affaires civiles et du Sceau, 1 929 occurrences législatives prévoyant l'intervention du parquet en matière civile, c'est considérable. Le plan d'action pour le ministère public, lancé en 2014, a déçu les magistrats du parquet, même si, il faut le reconnaître, la revalorisation du paiement des astreintes est une bonne chose.
Les magistrats du parquet ont besoin d'assistants, car ils travaillent dans l'urgence, ils doivent prendre des décisions parfois immédiates - ils ont besoin d'être assistés dans la rédaction et dans le règlement des dossiers, ce doit être une priorité.
À signaler, également, l'importance des mesures de forfaitisation.
Enfin, nous avons besoin d'indicateurs de performance des forces de l'ordre cohérents avec notre politique pénale ; elles utilisent le taux d'élucidation des affaires, nous savons qu'il est facile à manipuler dans un sens ou dans l'autre. Pourquoi ne pas mesurer l'exécution des peines, ou encore les condamnations après diffusion ?
Mme Michèle André , présidente . - Merci, c'est une incitation à entendre prochainement les services de la police et de la gendarmerie nationales.
M. Gilles Accomando, président de la conférence nationale des présidents des tribunaux de grande instance . - Le président de votre commission des lois a parfaitement résumé la situation : en quelques années, notre justice est passée de l'asphyxie à l'embolie. Cependant, elle continue de fonctionner - ce qui pose cette question simple : comment fait-elle pour fonctionner encore ?
Les présidents des juridictions, d'abord, gèrent la pénurie, c'est notre quotidien : nous savons chaque année que nous manquerons de moyens, alors nous avons appris à utiliser toutes nos marges de manoeuvre, par exemple à faire qu'un juge soit rapporteur dans les audiences collégiales ; nous sommes devenus aussi plus productifs, chaque juge devenant plus autonome et gérant un plus grand nombre de dossiers. Sur cette voie, nous avons atteint nos limites, nous ne ferons plus guère de progrès sans revoir les procédures, en particulier de recours.
La justice parvient à fonctionner, ensuite, parce que les magistrats, les greffiers, tous les professionnels de la justice ont un grand sens du service public, ils sont attachés à leur mission au service de leurs concitoyens. Ce levier n'est cependant pas illimité : depuis des années, nous demandons à chacun d'en faire plus pour combler les manques d'effectifs, tout le monde a travaillé davantage - nous sommes au maximum et nous faisons face à des risques psycho-sociaux avérés, sur lesquels nous devons être très vigilants. Dans ces conditions, nous devons hiérarchiser les priorités, en traitant d'abord les dossiers les plus urgents et en faisant attendre ceux qui nous paraissent moins urgents : ce n'est guère satisfaisant.
Que faire ? Je crois, d'abord, que nous avons besoin d'une gestion plus stable et prévisionnelle du nombre de magistrats. On recrutait moins de 200 magistrats il y a cinq ans et on en recrutera 366 cette année. Pourquoi de tels à-coups alors que la pyramide des âges est parfaitement connue et qu'il est facile d'anticiper ? La conférence des présidents de tribunaux de grande instance souhaite, également, des changements dans les méthodes de travail elles-mêmes : il faut sortir du modèle du « juge artisan » et reconnaître que le magistrat travaille en équipe, avec des assistants, des collaborateurs.
Nos moyens budgétaires sont très insuffisants et leur mode d'administration n'est pas adapté : les gestionnaires du budget opérationnel de programme, le BOP, dont nous dépendons, nous demandent constamment de faire des économies sans mesurer l'impact de leurs décisions, je pense en particulier aux économies sur la documentation, les codes. Nous payons en retard les experts, les interprètes auxquels nous recourons, notre informatique est mauvaise, déficiente : c'est cela que nous vivons au quotidien dans les tribunaux de grande instance.
La conférence des présidents des tribunaux de grande instance propose de revoir l'architecture de l'organisation administrative de la justice. Il faut, premier élément, instituer le tribunal de première instance, qui mettra fin à la balkanisation de la justice et nous fera retrouver un peu de cohérence. Actuellement, nous sommes administrés par des plateformes trans-directionnelles peu pertinentes - par exemple entre la justice judiciaire et l'administration pénitentiaire - ou par des budgets opérationnels de programme inter-régionaux dont la cote est nécessairement mal taillée : la gestion administrative est déliée de l'aspect juridictionnel de nos missions... Or nous avons des propositions organisationnelles pour retrouver de la cohérence.
Enfin, nous souhaitons vous alerter sur le périmètre de nos missions, qui relève directement de votre rôle de législateur. Attention aux mesures qui accroissent nos missions sans mesure d'impact préalable ! Dans la loi « Macron », par exemple, il a été question de transférer une partie des compétences de l'inspecteur du travail vers le juge judiciaire : nous vous en avons alertés, cette mesure n'avait pas du tout été évaluée et elle aurait encore alourdi notre charge de travail. Même chose pour la juridiction du pôle social : il faut certainement transformer en juridiction véritable le tribunal des affaires sociales, mais quelles en sont les conséquences organisationnelles ? Cette réforme passe par l'institution d'un règlement amiable en amont : pourquoi ne pas l'anticiper en l'appliquant dès l'an prochain ? Cela désengorgerait la justice, dans l'intérêt des justiciables.
M. Thomas Pison, président de la conférence nationale des procureurs de la République . - Jean-Jacques Urvoas a parlé d'une justice « sinistrée », d'une institution « en urgence absolue » : ce sont des termes très forts, qu'on utilise pour une personne près de la mort, au bord du gouffre. La conférence nationale des procureurs de la République se réjouit que le garde des Sceaux prenne ainsi la mesure des problèmes, nous sonnions l'alarme depuis des années ; cependant, force est de constater que ce changement de discours ne s'est pas encore traduit concrètement et que nous sommes encore très loin du compte. Les chiffres sont connus : le budget que la France consacre à la justice est en-deçà de la moyenne européenne, nous sommes même au 37 e rang européen sur 45, derrière la Turquie, la Géorgie et Chypre ; la justice coûte 61 euros par an et par habitant - c'est moins que la redevance audiovisuelle -, contre 114 euros en Allemagne et 200 euros en Suisse.
Sur le terrain, nous devons faire avec des budgets très dégradés, qui entraînent des cessations de paiement dès le mois de mai... Cela contraint fortement la réponse pénale : faute de recherche ADN, des délinquants ne sont pas arrêtés ; on ne paie pas les experts : à Nancy, de petites entreprises de traduction ont fait faillite parce qu'elles n'avaient pas été payées par le ministère de la justice - de quelle entreprise privée accepterait-on un tel comportement ? Emmanuel Macron parlait de faire la chasse aux mauvais payeurs, mais le ministère de la justice est le mauvais payeur en chef dans notre pays ! Ceci, alors même que le produit des biens saisis illégalement, logé à l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l'Agrasc, couvrirait nos besoins s'il n'était pas reversé au budget général de l'État. Le tribunal de Nancy reçoit 59 000 euros annuels pour son fonctionnement : au 22 mai, nous avions déjà tout consommé...
Les effectifs manquent, nous comptons 500 postes vacants alors que les missions confiées aux magistrats ne cessent d'être élargies - par exemple la gestion des mineurs étrangers isolés, l'introduction du contradictoire dans la phase préliminaire de l'enquête, les exigences nouvelles de communication introduites, elles aussi, par la réforme pénale de 2014 : nous n'en contestons bien sûr pas le fond, mais sans moyens nouveaux, nous aurons la plus grande peine, voire il sera impossible d'appliquer la loi.
Les procureurs, ensuite, sont de plus en plus appelés
dans des commissions diverses, par exemple sur la radicalisation : les
magistrats sont volontaires pour y participer, mais sans ressources nouvelles,
c'est du temps supplémentaire pris sur leur coeur de
métier
- l'action publique et la direction de la police
judiciaire - qu'ils peinent déjà à faire tant ils
sont surchargés. La loi relative à « Justice du
XXI
e
siècle » est intéressante, mais le
moins qu'on puisse dire, c'est qu'elle n'allège pas les tâches du
parquet.
La justice fonctionne effectivement, mais à quel prix ? Nous nous sommes adaptés, d'abord, par une plus grande productivité : un parquetier français traite 2 500 procédures par an, contre 615 en moyenne européenne. Ce chiffre remarquable traduit les efforts fournis, mais cette capacité d'adaptation se referme comme un piège sur les magistrats : on nous dit que si nous y parvenons, c'est donc que nous n'avons pas besoin de moyens supplémentaires, mais si nous n'y parvenons plus, le rappel à l'ordre est immédiat - nous sommes donc pris entre l'arbre et l'écorce, entre l'exigence de faire toujours plus et celle de ne pas demander de moyens supplémentaires pour y parvenir...
Nous manquons cruellement d'assistants. À Nancy, sans greffier, où nous traitons 45 000 dossiers par an, le substitut du procureur se retrouve tout seul pour les permanences du week-end au palais, il doit veiller à tout, exécuter toutes les tâches - et c'est tout juste s'il ne passe pas la serpillière le dimanche soir...
Nous demandons, unanimement, qu'une circulaire de la direction des services judiciaires précise les règles pour le travail au moins le samedi. Nous avons aussi un problème pour mesurer notre travail, cela pèse dans la négociation avec l'administration. Les rémunérations, ensuite, ne sont pas à la hauteur des responsabilités d'un procureur ou d'un président de cour. Nous avons une obligation de résidence, de disponibilité, de mobilité tous les sept ans, mais la prise en compte du logement nous a été supprimée en mai 2012 ; toutes les professions ont vu cette prise en compte rétablie, à l'exception des magistrats : cette restriction est vécue comme une mesure vexatoire.
Ces conditions créent une tension dans le parquet et de la souffrance au travail, qui est nouvelle ; je vois des jeunes excellemment formés, d'un niveau meilleur que le nôtre quand nous entrions dans la carrière, des jeunes qui s'engagent pleinement dans leur métier mais qui sont parfois « lessivés », parce que le travail est trop intense. Cela crée une crise des vocations, en particulier pour les postes de chef de parquet et les candidatures se font désormais rares sur les postes de procureur de la République. Un exemple personnel : avant d'être à Nancy, qui compte 17 parquetiers, j'étais à Ajaccio, où nous étions cinq parquetiers, mais j'ai perdu 1 000 euros par mois au changement de poste.
Ce que nous demandons, ce sont donc des moyens décents pour remplir nos missions, nous le demandons comme magistrats, aussi bien que comme citoyens.
M. Philippe Bas , président . - Nous sommes saisis par le contraste entre la sérénité affichée par les responsables de l'administration centrale que nous avons entendus avant vous, et vos propres cris d'alarme. S'il nous faut tenir compte de la situation générale des finances publiques, nous devons également, comme nous l'avons fait pour la défense nationale, trouver une voie qui sanctuarise les crédits de la justice, pour une programmation qui mette fin aux à-coups dans la gestion des effectifs et aux cessations de paiement dont vous nous parlez.
Il y a ce que vous pouvez faire, pour optimiser vos ressources - quid , en particulier, du fruit des saisies des biens confisqués ? -, et il y a ce que nous devons faire, comme législateurs ; nous pourrions commencer par une revue détaillée de l'impact de nos textes sur les services de la justice, et par nous interroger sur le périmètre des compétences des juges, tout comme il nous revient de renforcer les procédures précontentieuses.
M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Les magistrats utilisent-ils tous les moyens technologiques contemporains pour améliorer l'efficacité de leur travail, je pense en particulier à la visioconférence ? Sinon, pourquoi ? Les freins sont-ils d'abord techniques, financiers ?
M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial . - Ce que nous avons entendu est édifiant et notre responsabilité de législateur est engagée : on ne doit plus adopter de disposition concernant les mesures de justice sans étude d'impact préalable. Ce que vous nous dites des téléphones portables qui vous ont été fournis est affligeant - surtout quand on sait que des téléphones bien plus performants circulent en prison...
M. Yves Détraigne , rapporteur pour avis . - Rapporteur pour avis des crédits des services judiciaires depuis une décennie, je mesure l'aggravation de la situation, en particulier du fonctionnement de ce grand service public qu'est la justice : elle est en effet « sinistrée », le terme est approprié. Vous avez dit les choses : les réformes se multiplient mais la situation est toujours plus difficile ; dès lors, il faut se concentrer sur les moyens confiés à la justice - quant à la comparaison internationale, l'exercice a ses limites puisque chaque pays a son organisation propre, avec des spécificités bien marquées.
M. Marc Laménie . - Je vous remercie pour votre franchise : votre propos nous saisit, nous devons trouver des solutions. La situation se dégrade, je le vois dans mon département des Ardennes, les magistrats - qui sont de plus en plus souvent des magistrates - ne sont pas suffisamment payés, le mal-être au travail devient une réalité. Quelles sont les bonnes solutions ?
M. Jean-Claude Boulard . - Je veux relayer ce message de tous les magistrats que je rencontre : arrêtons de faire des lois pénales ! Le droit pénal a besoin de stabilité, mais nous ne cessons d'étendre le périmètre de compétence des juges, alors que nous savons pertinemment que leurs moyens n'augmenteront pas en proportion : notre responsabilité est écrasante. Prenons d'autres voies, en particulier celle de la conciliation.
M. Jean-Pierre Sueur . - Le constat que vous faites est inchangé depuis quarante ou cinquante ans : quelles vous paraissent les raisons de ce déficit chronique sur tant d'années ? Les parlementaires et les ministres qui se sont succédé n'étaient pas hostiles à la justice, alors pourquoi de tels manques de moyens ?
Il est établi, cependant, que depuis quatre ans les moyens de la justice augmentent, aussi bien les moyens budgétaires que le nombre de postes de magistrats ; or, sur le terrain, on ne voit pas de changement, nous avons le sentiment étrange que l'ouverture de nouveaux postes ne change rien à la situation, qu'ils n'arrivent pas, concrètement, dans les juridictions : pourquoi ?
Enfin, vous nous alertez de la perte de temps liée à la multiplication des réunions, alors que c'est sur le terrain qu'il faut aller : nous devons réduire le nombre de ces instances, et cesser de suivre cette idée de Montesquieu qui voulait qu'en république, tout le monde s'occupe de tout - je crois plutôt qu'une république fonctionne bien quand chaque pouvoir assume pleinement ses missions.
Quant à l'idée de ne pas faire de loi, nous savons ce qu'il en est : on n'a jamais vu un ministre prendre son poste en annonçant qu'il ne fera adopter aucun texte... qui porte son nom !
M. François Pillet . - Vos propos qui, hélas, ne nous étonnent pas, ont été dits sur un ton qui doit nous alerter. Attention, aussi, au décalage entre des réformes qui visent à diminuer l'intervention du juge, à faire toujours plus d'économies, et la demande de nos concitoyens, qui veulent plus de justice et qui souhaitent plus d'intervention des juges. Le divorce par consentement mutuel fera gagner du temps, mais prend-t-on en compte les contentieux qui suivront cette nouvelle procédure ? Qu'en est-il du contrôle des hospitalisations d'office ?
Je m'inquiète, ensuite, de la réforme des relations entre le procureur et le juge de la liberté et de la détention (JLD) : ils en auront davantage de travail - comment comptez-vous faire ?
M. André Gattolin . - La justice a un coût, certes, mais faut-il, pour autant, en revenir au paiement d'un timbre ? Ne faut-il pas affirmer, plutôt, que la justice, c'est un service public ?
La conférence des premiers présidents de cour d'appel demande, également, que le budget de la justice judiciaire devienne une mission au sens de la LOLF, mais la LOLF dispose qu'un programme ne peut constituer une mission à lui seul.
Mme Dominique Lottin . - C'est pourtant le cas de la justice administrative.
M. André Gattolin . - On recherche des solutions du côté des voies alternatives, mais il ne faut pas oublier les ressources possibles, nouvelles, pour la justice. Si nous parvenions à supprimer le verrou de Bercy, qui abrite bien des arrangements opaques, nous y verrions plus clair ; il y a aussi le recouvrement pénal des fraudes fiscales et de la corruption, dont le produit dépend lui-même des moyens que l'État met dans la lutte contre ces délits. À ce titre, le parquet national financier compte seulement 15 magistrats, alors que nous en avions prévu 22 ; l'objectif était que chacun traite en moyenne 8,5 dossiers, on en est à 27 ! Des dossiers liés à des opérateurs comme Google paraissant trop complexes, on se tourne vers la négociation, à l'anglo-saxonne...
Mme Michèle André , présidente . - Bercy ne fait pas des « arrangements ». Éliane Houlette elle-même, à la tête du parquet national financier, a reconnu que la lutte contre la fraude fiscale n'obtiendrait pas les mêmes résultats si elle ne reposait que sur l'outil judiciaire. Ce sujet est plus complexe que vous le laissez entendre...
M. André Gattolin . - Effectivement, et je retire mon propos excessif...
Mme Dominique Lottin . - Pourquoi un déficit chronique depuis tant d'années ? Nous en identifions les causes dans notre note : des réformes successives ont étendu le droit pénal, et il y a eu aussi ce qu'on a appelé le contentieux de masse, l'accroissement massif des procédures contentieuses. Nous sommes bien sûr favorables à l'intervention du juge, mais il faut que les moyens suivent, en particulier informatiques ; ce n'est pas du tout le cas, il faut que vous le sachiez : faute de serveurs et de bande passante suffisants, les magistrats ne peuvent pas consulter les documents électroniques en temps réel dans les salles d'audience ! Quant à la visioconférence, une incompatibilité technique a pour effet que nos dispositifs ne fonctionnent pas, l'obstacle est donc technique et financier.
Sur la PNIJ, les choses sont moins simples qu'il y paraît et, pour avoir étudié cette question lorsque j'étais à l'inspection des services judiciaires, je n'hésite pas à dire que les difficultés techniques actuelles sont liées aux importants intérêts financiers de personnes ayant investi dans des sociétés privées louant du matériel et qui ont intérêt à ce que cela ne sorte pas.
Enfin, la conférence des premiers présidents de cour d'appel a pris une délibération sur la réforme du JLD, qui lui apparaît comme un alibi - et nous demandons effectivement plus de moyens pour appliquer la loi.
M. Jean-Jacques Bosc. - La multiplication des réunions sous l'égide du préfet prend effectivement toujours plus de temps, tout en constituant un risque d'immixtion dans la justice - alors que ces réunions sont loin d'être toujours nécessaires : notre action était coordonnée avant la constitution des états-majors de sécurité.
Le ministère public s'intéresse bien entendu au recouvrement des amendes, nous y mettons des moyens, mais nous manquons ici encore d'outillage informatique ; dans les faits, le greffe continue de remplir des bordereaux, que la direction des finances publiques doit saisir par la suite : c'est un véritable gâchis.
M. Gilles Accomando . - Pourquoi ce déficit chronique depuis quarante ou cinquante ans ? La justice a longtemps fonctionné avec des greffes privés, ce qui impliquait qu'elle était peu administrée ; quand les greffes privés ont été progressivement remplacés par des fonctionnaires, les moyens n'ont pas suivi l'explosion du contentieux, la juridiciarisation de la société : le hiatus a perduré, la justice est restée sous-administrée.
Mme Michèle André , présidente . - Merci pour ces explications, où l'on voit que les déficits d'aujourd'hui s'enracinent dans notre histoire et que notre tâche est immense, tant la demande de nos concitoyens est forte pour l'intervention des juges.