EXAMEN EN COMMISSION
Au cours de sa réunion du mercredi 10 février 2016, sous la présidence de M. Vincent Delahaye, vice-président, la commission a procédé à l'examen du rapport de M. Éric Doligé, rapporteur, et à l'élaboration du texte de la commission, sur le projet de loi n° 2924 (2015-2016) autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Conseil fédéral suisse modifiant le protocole additionnel à la convention entre la France et la Suisse du 9 septembre 1966 modifiée, en vue d'éliminer les doubles impositions en matière d'impôts sur le revenu et sur la fortune et de prévenir la fraude et l'évasion fiscales.
M. Éric Doligé , rapporteur . - Nous examinons ce matin deux conventions fiscales, l'une, avec la Suisse, sur le sujet particulier de l'échange d'informations, et l'autre, avec Singapour, de portée générale. L'Assemblée nationale a déjà examiné ces deux textes.
Il n'est pas nécessaire de rappeler - l'actualité s'en charge pour nous - combien une bonne coopération fiscale avec la Suisse est importante. Un seul chiffre permet de prendre toute la mesure des enjeux : 85 % des 45 000 régularisations effectuées depuis 2013 auprès du service de traitement des déclarations fiscales rectificatives (STDR) proviennent de la Confédération helvétique. En février 2015, l'affaire « Swiss Leaks » révélait un vaste système de fraude fiscale organisée par la banque HSBC. En janvier 2016, les médias faisaient état de près de 38 000 comptes non déclarés, soit près de 12 milliards d'euros, détenus par des citoyens français auprès de la banque UBS.
Pourtant, les échanges de renseignements fiscaux entre la France et la Suisse sont, depuis 2009, régis par un dispositif juridique conforme aux derniers standards de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). La convention fiscale bilatérale de 1966, modifiée par un avenant du 27 août 2009, prévoit un mécanisme d'échange d'informations « à la demande », c'est-à-dire au cas par cas, grâce auquel l'État requérant peut obtenir des éléments de nature à prouver que certaines bases fiscales ont été illégalement soustraites à l'impôt.
En dépit de cette règle, la coopération demeurait difficile. En effet, la ratification de cet avenant avait été conditionnée par la Suisse à la signature d'un échange de lettres, daté du 11 février 2010, qui paraphrase l'avenant par des formulations ambiguës. Alors qu'il aurait pu être utilisé par la France pour appuyer ses demandes, cet échange de lettres est en pratique invoqué par la Suisse pour écarter de nombreuses requêtes, jugées « non vraisemblablement pertinentes » ou contraires à un « principe de proportionnalité ».
Le problème porte sur deux points précis. La Suisse se fonde sur l'échange de lettres, d'une part, pour interpréter strictement l'obligation de fournir le nom et l'adresse du contribuable visé - ce qui a notamment pour conséquence d'interdire à la France d'effectuer des « demandes groupées » sur plusieurs personnes à la fois, pourtant très utiles dans le cas d'entités liées entre elles ; d'autre part, pour imposer l'identification préalable de la banque ou l'établissement qui détient les informations, ce que par définition l'administration française ignore fréquemment. À défaut de ces éléments, la Suisse ne s'estime pas liée par les demandes.
C'est très précisément à ces insuffisances que s'est heurtée la demande effectuée par la France le 24 janvier 2013 dans le cadre de ce qui est devenu « l'affaire Cahuzac ». D'une manière générale, l'attitude vétilleuse des autorités suisses a bien souvent cette conséquence de rendre les réponses inutilisables - si elles sont transmises. Sur les 426 demandes effectuées entre le 1 er janvier 2011 et le 15 avril 2013, seules 29 réponses ont été reçues par la France - soit 6,5 % du total - et 6 ont été jugées satisfaisantes.
Avec la modification des commentaires de l'OCDE sur son modèle et plus généralement la pression internationale croissante sur la Suisse, la mise en conformité du dispositif est devenue possible, et même inévitable. La négociation a toutefois pris du retard, en raison du rejet en 2014 par le Parlement suisse de la nouvelle convention bilatérale sur les successions, dans laquelle avait été inclus le nouveau dispositif. Il a donc été décidé d'élaborer un texte spécifique, qui a abouti au présent accord du 25 juin 2014.
Cet accord prévoit trois avancées notables.
Premièrement, il assouplit les conditions d'identification de la personne visée par la demande : celle-ci doit toujours être « identifiée », mais plus forcément par son nom et son adresse. Ceci constitue une réponse à la dissimulation parfois grossière du bénéficiaire effectif des avoirs derrière un prête-nom ou une structure intermédiaire. Par ailleurs, elle ouvre la possibilité de procéder à des « demandes groupées », conformément à une demande récurrente de la France et aux recommandations de l'OCDE.
Deuxièmement, cet accord met fin à l'obligation d'identifier au préalable l'établissement financier qui détient les informations recherchées. Le nom et l'adresse de la banque ne seront fournis par l'autorité requérante que dans la mesure où ils sont connus : en fait, c'est déjà ce que dit l'accord actuel, mais la nouvelle formulation « efface » son interprétation restrictive.
Troisièmement, l'accord prévoit une clause de portée générale, qui stipule que les éléments de la convention et du protocole « doivent être interprétés de manière à ne pas faire obstacle à un échange effectif de renseignements ». Il s'agit d'une sorte de précaution supplémentaire, recommandée par l'OCDE, et qui devrait prévenir d'éventuelles interprétations restrictives à l'avenir.
Ces trois améliorations sont de nature à éviter que l'administration suisse ne se dérobe. Cet accord s'applique aux faits survenus à compter du 1 er février 2013, une portée rétroactive qui correspond opportunément au délai de prescription fiscale.
Bien sûr, le présent accord se limite à améliorer l'échange « à la demande » entre les deux pays, dispositif qui conserve sa faiblesse intrinsèque : il suppose de savoir au préalable ce que l'on cherche, ce qui est par définition rarement le cas, et repose in fine sur la bonne volonté des autorités interrogées.
Toutefois, il est raisonnable d'espérer que la Suisse mette en oeuvre l'échange automatique d'informations d'ici à 2018, comme elle s'y est engagée, avec 94 autres pays, le 29 octobre 2014 à Berlin, et comme elle le pratique déjà avec les États-Unis dans le cadre de la loi « FATCA » ( Foreign Account Tax Compliance Act ). La loi fédérale a été récemment modifiée afin de permettre la mise en oeuvre de ce dispositif, qui signe véritablement la fin du secret bancaire. L'échange automatique oblige en effet les États à transmettre de leur propre initiative et de façon exhaustive les informations concernant les comptes détenus par des non-résidents, conformément à une « norme commune de déclaration » particulièrement exigeante présentée par l'OCDE l'année dernière.
La réelle amélioration de la coopération fiscale avec la Suisse devra bien sûr être confirmée dans les prochaines années, mais les premiers effets sont indéniables. La perspective de la levée du secret bancaire a d'ores et déjà conduit près de 45 000 « repentis » à se manifester auprès du service de traitement des déclarations fiscales rectificatives (STDR) depuis 2013, produisant 1,9 milliard d'euros de recettes en 2014, 2,7 milliards d'euros en 2015, et probablement 2,1 milliards d'euros en 2016. La place de Genève, qui ne fait pas mystère de ces bouleversements, incite désormais ses clients à régulariser leur situation.
Nous n'en attendons qu'avec davantage d'impatience les chiffres du « jaune » budgétaire sur la coopération fiscale de la France avec ses partenaires... qui n'est étrangement plus disponible depuis deux ans. Compte tenu du contexte, j'interrogerai le ministre en séance publique à ce sujet.
Si le renforcement simultané de l'échange à la demande et de l'échange automatique ne mettra pas fin à la fraude fiscale internationale, il constitue néanmoins un progrès très important, qui aurait été difficilement concevable il y a seulement deux ou trois ans. C'est pourquoi toutes les initiatives politiques qui vont en ce sens doivent être soutenues avec constance et détermination.
Compte tenu de ces observations, je vous propose donc d'adopter le présent projet de loi.
M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . - Cet accord est-il de nature à régler toutes les questions liées aux frontaliers, y compris les problèmes parfois insolubles que posent les droits de succession ?
M. Éric Doligé , rapporteur . - L'accord améliore, pour les ressortissants français, la transmission d'informations. Les questions touchant aux frontaliers relèvent de la convention fiscale dans son ensemble ; c'est un autre sujet.
M. Éric Bocquet . - Nous approuvons bien sûr cet accord, tout en souhaitant que l'on aille, comme le veulent l'OCDE et le Groupe d'action financière (GAFI), vers un accord multilatéral de transmission automatique d'informations qui règlera efficacement la question et rendra caduques, à terme, les accords bilatéraux.
Il reste beaucoup de chemin à faire : il n'est ici question que des particuliers ; il faudra aussi que l'on s'intéresse aux grands groupes et aux multinationales.
M. André Gattolin . - La France adresse de nombreuses demandes d'informations à la Suisse. La réciproque est-elle vraie ? La Suisse adresse-t-elle aussi à la France des demandes d'informations sur des citoyens helvétiques ou y a-t-il dissymétrie ?
La Suisse a longtemps fait preuve d'une mauvaise volonté flagrante à l'égard des demandes françaises, mais si j'ai bon souvenir, il me semble que dans l'affaire Cahuzac, il a aussi été reproché à l'administration française, placée sous l'autorité du ministre concerné, d'avoir volontairement retenu des formulations qui devaient amener une absence de réponse. N'y a-t-il pas là un effet pervers ?
M. Richard Yung . - C'est un accord relatif à l'échange des données que nous sommes appelés à examiner. La matière fiscale n'y est pas traitée. Au demeurant, bien des contentieux persistent en ce domaine avec la Suisse. Je rappelle que nous avons dénoncé la convention fiscale sur les successions, qui engagent des affaires immobilières extrêmement complexes. Si bien qu'un peu à la manière du Danemark, nous réglons les choses au coup par coup.
Cet accord sur l'échange de données représente un pas en avant important. La Suisse a toujours été très réticente : notre rapporteur a rappelé que les deux chambres du Parlement suisse ont rejeté, en 2014, l'accord qui leur était soumis, alors que la ministre fédérale et le secrétaire d'État aux finances plaidaient en sa faveur.
Cela dit, ainsi que l'a également souligné le rapporteur, c'est l'entrée en vigueur d'un accord européen sur l'échange automatique qui constituera le vrai progrès. Comme les États-Unis, qui grâce à leur puissance ont pu imposer un tel accord à la Suisse, nous finirons par y arriver. J'ai assisté, à Berne, à une réunion où l'on a vu les seize plus grands banquiers de la place jurer, la main sur le coeur, que la banque suisse ne serait plus que transparence et clarté. Acceptons-en l'augure.
L'un des points importants est l'intégration des cantons dans le dispositif, car une grande partie de la fiscalité est cantonale. Les « négociations » que l'on connaît ont lieu localement : il est essentiel que les cantons transmettent les informations sur les accords de rescrit auxquelles elles donnent lieu.
Mme Fabienne Keller . - Cet accord sur les échanges de données est-il de nature à améliorer la situation des transfrontaliers, qui estiment subir une double imposition, tant au titre du revenu que des cotisations sociales, notamment de retraite ? J'aimerais une réponse circonstanciée sur ce point.
Richard Yung a évoqué les cantons. L'accord est-il bien applicable tant dans les douze cantons qu'au niveau fédéral, soit pour l'ensemble des données ?
M. Marc Laménie . - A-t-on un aperçu de ce que peut apporter cet accord pour la prévention de l'évasion et de la fraude fiscale ? Dispose-t-on d'une estimation de ce phénomène ?
M. Roger Karoutchi . - Je voterai ce texte mais reste assez sceptique. Pour avoir entamé, comme ambassadeur de la France auprès de l'OCDE, les négociations avec la Suisse, j'ai souvenir qu'elle se montrait alors parfaitement fermée à toute demande française. Les choses se sont très mal passées jusqu'en 2012, après quoi la Suisse, sous la contrainte des affaires, a un peu évolué. Le Gouvernement suisse a alors établi trois niveaux d'échange de données. Le premier, basique, portait sur des informations élémentaires ; le deuxième consistait en une remise d'information sur demande ; le troisième, qu'il n'a jamais voulu atteindre, concernait l'échange automatique, qui devait conduire les autorités suisses à transmettre d'elles-mêmes des informations en cas de soupçon de fraude. Où en est-on ? Pour moi, la Suisse en reste à l'information sur demande, sans aller jusqu'à un engagement global, comprenant l'échange automatique.
M. François Marc . - Vous indiquez que la Suisse devrait mettre en oeuvre l'échange automatique d'informations à compter de 2018. Mais s'en tiendra-t-elle au plus petit commun dénominateur, et les exceptions déjà reconnues par FATCA deviendront-elles la règle ? Existe-t-il, au niveau européen, une action coordonnée pour négocier avec la Suisse les modalités de mise en oeuvre du dispositif ?
M. Alain Houpert . - Quid des demandes d'information sur des binationaux ? La Suisse les décline-t-elle, considérant que ces binationaux sont Suisses ou bien considère-t-elle leur nationalité française ?
M. Éric Doligé , rapporteur . - Éric Bocquet a raison de dire qu'il faut aller vers un accord multilatéral. Le présent accord est bilatéral, c'est déjà un premier pas.
J'indique à André Gattolin que nous ne disposons pas des chiffres sur les demandes d'informations de la Suisse, puisque le « jaune » budgétaire fait défaut depuis deux ans. En revanche, nous savons qu'il y a une grande une dissymétrie : les demandes adressées par la France sont nombreuses, celles adressées par la Suisse sont rares.
M. André Gattolin . - Il y en a donc quelques-unes.
M. Éric Doligé , rapporteur . - Richard Yung a témoigné de sa maîtrise du sujet. Les cantons devraient être soumis aux mêmes contraintes que le Gouvernement fédéral, car le présent accord vise les États et leurs collectivités territoriales.
En réponse à Fabienne Keller, qui s'est interrogée sur la double imposition des frontaliers, je précise que cette question n'est pas couverte par le présent accord, qui ne porte que sur l'échange de données. Il devra être traité dans un autre cadre.
En réponse à Marc Laménie nous ne disposons pas d'information globale sur les montants de la fraude et de l'évasion fiscales. Nous n'avons connaissance que des montants récupérés chaque année par le STDR, que j'ai cités, et qui devraient être de 2,1 milliards en 2016.
Je comprends le scepticisme de Roger Karoutchi. On a vu par le passé qu'en dépit des accords signés, la Suisse s'exonérait assez facilement de délivrer les informations, en se montrant pointilleuse sur les lettres de demande et la réciprocité. Mais la loi récemment votée l'oblige désormais à transmettre automatiquement ces informations. Le principal effet de cette loi est qu'elle a jeté le trouble chez ceux qui ont un compte en Suisse, dont beaucoup ont choisi de régulariser.
Pour répondre à François Marc, le standard de l'OCDE est plus large que le FATCA. Les Américains, grâce à leur poids, ont déjà beaucoup obtenu, et l'on peut espérer qu'à partir de 2018, grâce à l'engagement pris avec 94 autres pays, l'échange automatique d'information devienne réalité. J'ajoute, en réponse à André Gattolin, que la France et l'Union européenne ont signé en 2015 un accord permettant la mise en oeuvre l'échange automatique.
À Alain Houpert, qui s'interroge sur le traitement réservé par la Suisse aux demandes concernant des binationaux, j'indique que le critère retenu est celui de la résidence : la Suisse transmet les informations qu'elle détient sur les non-résidents fiscaux aux États dont ils sont résidents fiscaux. Si un binational franco-suisse est résident fiscal en France, ses informations seront transmises.
La commission a adopté le projet de loi autorisant l'approbation de l'accord entre le Gouvernement de la République française et le Conseil fédéral suisse modifiant le protocole additionnel à la convention entre la France et la Suisse du 9 septembre 1966 modifiée.