B. LE TEXTE DE LA PROPOSITION DE LOI

Relativement, la proposition de loi comporte trois articles et insère de nouvelles dispositions dans le code de commerce.

1. L'obligation d'établir et mettre en oeuvre un plan de vigilance incluant les sociétés contrôlées, fournisseurs et sous-traitants

Dans son article 1 er , la présente proposition de loi instaure, au sein d'un nouvel article L. 225-102-4 du code de commerce, l'obligation d'établir et de mettre en oeuvre « de manière effective » un plan de vigilance, laquelle s'imposerait à toutes les sociétés employant au moins 5 000 salariés, incluant ses filiales françaises directes ou indirectes, ou 10 000 salariés, incluant ses filiales directes ou indirectes françaises comme étrangères. Le seuil de 5 000 salariés correspond à la définition statistique des grandes entreprises 30 ( * ) .

Selon l'article L. 233-1 du code de commerce, une filiale est une société dont plus de la moitié du capital est détenue par une autre société, celle-ci étant la société mère de la filiale. Société mère et filiale sont liées par des relations de nature au moins capitalistique. La présente proposition de loi vise ainsi la partie la plus intégrée des grands groupes de sociétés d'un point de vue capitalistique.

Compte tenu du principe de territorialité de la loi, sont seules visées par cette obligation de se doter d'un plan de vigilance les sociétés dont le siège est en France. Contrairement à ce que souhaitent certaines associations entendues par votre rapporteur, cette obligation ne s'appliquerait pas, en l'état de sa rédaction, à l'ensemble des entreprises, françaises ou étrangères, qui exercent une activité sur le territoire français.

Un tel plan de vigilance devrait comporter « les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d'atteintes aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires ». Ces risques peuvent résulter de l'activité de la société débitrice de l'obligation d'établir le plan, mais aussi de l'activité des sociétés qu'elle contrôle - notion plus large que celle de filiale, qui englobe l'ensemble des sociétés qui entrent dans le périmètre de consolidation des comptes en application de l'article L. 233-16 du code de commerce 31 ( * ) - ainsi que de l'activité des sous-traitants et des fournisseurs des sociétés contrôlées avec lesquels la société mère entretient une relation commerciale établie - notion connue en droit des affaires, notamment en droit de la concurrence 32 ( * ) , mais qui n'est pas utilisée dans le livre du code de commerce relatif aux sociétés commerciales. La rédaction retenue semble, curieusement, écarter des mesures de prévention du plan de vigilance établi par la société mère les sous-traitants et fournisseurs de la société mère elle-même comme les sous-traitants et fournisseurs des sociétés contrôlées qui n'ont pas de relation commerciale établie avec la société mère.

Indépendamment de leur poids économique respectif, une société et ses fournisseurs et sous-traitants ne sont liés que par des relations de nature contractuelle, qui peuvent être des relations établies, c'est-à-dire poursuivies d'un commun accord dans une certaine durée.

Un tel plan devrait aussi porter sur la prévention de la « corruption active ou passive » au sein de la société et des sociétés qu'elles contrôlent, sans que cette obligation de vigilance s'étende aux fournisseurs et sous-traitants.

Il n'est pas expressément précisé que les mesures de prévention du plan de vigilance doivent concerner les filiales, sous-traitants et fournisseurs situés à l'étranger, mais telle semble bien être l'intention des auteurs de la proposition de loi.

Le texte prévoit que ce plan de vigilance devrait être rendu public et inclus dans le rapport de gestion du conseil d'administration à l'assemblée générale des actionnaires, à l'instar des informations à caractère social et environnemental que doivent publier les sociétés cotées et les sociétés d'une certaine taille.

Il est prévu un décret en Conseil d'État pour préciser les « modalités de présentation et d'application » du plan, ainsi que les « conditions du suivi de sa mise en oeuvre effective », le cas échéant « dans le cadre d'initiatives pluripartites au sein de filières ou à l'échelle territoriale ». Votre rapporteur suppose que ces « initiatives pluripartites » renvoient à la possibilité pour les entreprises, sur leur initiative ou dans un cadre réglementaire, de rendre compte de la façon dont elle mette en oeuvre leur plan de vigilance devant des instances de suivi comportant des syndicats d'employeurs et de salariés, des représentants de la société civile, des organisations professionnelles ou des élus locaux, c'est-à-dire l'ensemble des partenaires potentiellement intéressés, sur le modèle sans doute des « points de contact nationaux » de l'OCDE 33 ( * ) .

En revanche, le texte ne prévoit pas la détermination, par le décret, des normes de référence par rapport auxquelles apprécier plus précisément les notions d'atteintes aux droits de l'homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou encore de risques sanitaires. Entendu par votre rapporteur, le ministère de la justice a estimé que les normes de référence devaient être les normes internationales admises en la matière, à savoir, en particulier, les principes directeurs de l'OCDE et les principes directeurs des Nations unies 34 ( * ) . Le texte ne prévoit pas non plus, à proprement parler, le contenu du plan, par exemple le détail de ses rubriques, mais seulement ses modalités de présentation.

2. La sanction des manquements aux obligations relatives au plan de vigilance

Pour assurer le respect de cette obligation de mettre en place, rendre public et mettre en oeuvre un plan de vigilance, l' article 1 er de la présente proposition de loi retient deux mécanismes.

D'une part, toute personne « justifiant d'un intérêt à agir » pourrait, soit en saisissant la juridiction compétente, soit en saisissant le président du tribunal statuant en référé, demander qu'il soit enjoint à la société concernée, le cas échéant sous astreinte, d'établir son plan de vigilance, de le rendre public ou de rendre compte de sa mise en oeuvre effective.

L'injonction de faire est un mécanisme classique et efficace en droit des sociétés, bien plus que des infractions pénales rarement poursuivies dans ce domaine, en cas d'inobservation de certaines obligations légales simples à vérifier. Le droit des sociétés utilise plutôt la notion de « personne intéressée » dans ce cas et s'en tient à une seule procédure, relevant du président du tribunal statuant en référé, plus adaptée à l'objectif recherché d'enjoindre au respect d'une obligation légale 35 ( * ) .

La formulation retenue par le texte vise à ouvrir largement cette procédure d'injonction aux associations intéressées dès lors que leurs statuts le prévoient et aux syndicats de salariés. Telle est bien l'intention des auteurs de la proposition de loi, ce qui correspond aux informations communiquées à votre rapporteur lors de ses auditions.

D'autre part, dans un paragraphe distinct, le texte prévoit que le juge peut prononcer une amende civile, qui ne peut être supérieure à 10 millions d'euros et qui n'est pas une charge déductible du résultat fiscal. Le texte ne précise pas dans quels cas ni à l'occasion de quelles actions cette sanction pourrait être prononcée. Votre rapporteur suppose qu'elle pourrait être encourue dans les trois cas qui permettent de demander une injonction de faire, mais elle ne saurait être prononcée à l'occasion d'une action en référé par le président du tribunal : seul le tribunal lui-même devrait pouvoir statuer sur le prononcé de cette amende. L'articulation entre injonction de faire et amende civile ne semble donc pas clairement assurée par le texte, selon votre rapporteur 36 ( * ) .

3. Un régime particulier de responsabilité en cas de manquement aux obligations relatives au plan de vigilance

Dans son article 2 , la présente proposition de loi dispose, au sein d'un nouvel article L. 225-102-5 du code de commerce, que le non-respect des obligations prévues à l'article précédent « engage la responsabilité de son auteur dans les conditions fixées aux articles 1382 et 1383 du code civil ». Sont ainsi visées les obligations consistant à établir un plan de vigilance, à le rendre public et à le mettre en oeuvre de manière effective.

Les auditions de votre rapporteur ont montré que cette formulation pouvait recevoir des lectures variées, certaines revêtant une portée très large et d'autres considérant qu'elle n'ajoutait rien à l'état du droit.

En principe, le texte renvoie au régime de droit commun du droit de la responsabilité, c'est-à-dire aux articles 1382 et 1383 du code civil, selon lesquels « tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer » et « chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ».

L'interrogation porte sur les préjudices qui pourraient résulter du non-respect des obligations en matière de plan de vigilance : si l'absence de plan ou son absence de mise en oeuvre effective pourrait difficilement être considérées comme un préjudice en soi, les dommages causés par l'activité de la société, de ses filiales et de ses sous-traitants seraient assurément des préjudices, dont la cause première pourrait être recherchée dans l'absence de plan ou son absence de mise en oeuvre effective, sur le fondement du texte, à condition évidemment de démontrer le lien de causalité entre le dommage et l'absence de plan ou de mise en oeuvre effective du plan, démonstration qui semble assez difficile à assurer selon votre rapporteur.

L'exposé des motifs de la proposition de loi indiquait que, dans cette hypothèse, « le juge devra s'interroger sur le lien de causalité entre la qualité et l'effectivité du plan de vigilance et la responsabilité juridique de la société en cas de dommages ou d'atteintes aux droits fondamentaux. Puisque l'inexistence du plan de prévention ou son insuffisance est constitutive d'une faute civile, la responsabilité de la société pourra être établie, si la preuve peut être apportée que la mise en oeuvre d'une mesure de prévention aurait pu éviter ou minimiser le préjudice causé. »

Le texte ajoute que l'action en responsabilité est introduite « devant la juridiction compétente » par toute personne justifiant d'un intérêt à agir pour demander au tribunal d'enjoindre à une société d'établir le plan, de le rendre public et de rendre compte de sa mise en oeuvre 37 ( * ) , c'est-à-dire non seulement les victimes d'un éventuel dommage causé par l'entreprise, une filiale ou un sous-traitant, mais aussi les associations et syndicats intéressés, qui, sauf cas particulier, ne sauraient être victimes d'un tel dommage. De ce fait, le texte semble instaurer une action en responsabilité d'une nature particulière, qui pourrait être déclenchée devant le juge civil par une association et non par une victime, pour reconnaître et indemniser un préjudice qui n'est pas celui de cette association. Cette analyse soulève alors à nouveau la question de la nature du régime de responsabilité relatif au non-respect des obligations de la société en matière de vigilance.

Une telle action pourrait-elle être ouverte devant le juge français, par une organisation non gouvernementale, française comme étrangère, afin de défendre les intérêts de victimes étrangères de dommages causés à l'étranger par un sous-traitant, au regard normes de référence du plan de vigilance, et susceptibles d'avoir résulté d'une défaillance dans la mise en oeuvre du plan de vigilance par la société mère française ? Les implications de la proposition de loi semblent, d'après les auditions menées par votre rapporteur, encore mal évaluées par nombre d'acteurs intéressés.

Dans le cadre de cette action, outre la réparation du préjudice, le juge pourrait aussi prononcer une amende civile. Votre rapporteur suppose que cette amende vise, implicitement, même si le texte ne le précise pas, à sanctionner le non-respect des obligations liées au plan de vigilance. Le juge pourrait également ordonner la publication, la diffusion ou l'affichage de sa décision, aux frais de la société concernée, ce qui constituerait une sanction morale portant sur la réputation de cette société - sanction efficace pour des entreprises connues du public et donc attachées à la valeur commerciale de leur image et de leurs marques. L'exécution de cette publication pourrait être ordonnée sous astreinte par le juge.

Enfin, l' article 3 de la proposition de loi prévoit son application dans les îles Wallis et Futuna, étant précisé que le droit commercial ne relève plus de la compétence du législateur national en Polynésie française comme en Nouvelle-Calédonie, mais des institutions locales.


* 30 Décret n° 2008-1354 du 18 décembre 2008 relatif aux critères permettant de déterminer la catégorie d'appartenance d'une entreprise pour les besoins de l'analyse statistique et économique, pris en application de l'article 51 de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie.

* 31 Selon le II de l'article L. 233-16, le contrôle se déduit de la détention directe ou indirecte de la majorité des droits de vote, de la désignation, pendant deux exercices successifs, de la majorité des membres des organes d'administration, de direction ou de surveillance ou du droit d'exercer une influence dominante en vertu d'un contrat ou de clauses statutaires.

* 32 Voir notamment les articles L. 420-2 et L. 442-6 du code de commerce.

* 33 Voir supra.

* 34 Voir supra.

* 35 Voit notamment les articles L. 238-1 et suivants du code de commerce.

* 36 Ce dispositif s'apparente plus à celui prévu pour faire cesser et réprimer des pratiques restrictives de concurrence (III et IV article L. 442-6 du code de commerce) qu'aux mécanismes habituels du droit des sociétés.

* 37 La proposition de loi semble distinguer une obligation de mise en oeuvre effective du plan et une obligation de rendre compte de cette mise en oeuvre.

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