B. LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION DANS L'ORDRE JURIDIQUE FRANÇAIS

Le principe de précaution n'est pas apparu dans notre ordre juridique avec l'adoption de la Charte de l'environnement en 2005. L'article 5 de la Charte a cependant donné une valeur constitutionnelle à ce principe, jusque-là reconnu en droit international et par le législateur national, en reprenant en réalité la définition déjà retenue par le législateur depuis 1995.

1. La définition constitutionnelle du principe de précaution

Le principe de précaution, qui concerne les risques environnementaux incertains, mentionné à l'article 5 de la Charte de l'environnement, se distingue du principe de prévention, plus directif, figurant à l'article 3 de la Charte 13 ( * ) , qui vise à prévenir les risques environnementaux avérés. Les risques directs sur la santé ne relèvent pas, en revanche, du principe tel qu'il est défini par la Charte.

L'article 5 de la Charte dispose ainsi :

« Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

L'article 5 de la Charte fixe trois critères cumulatifs pour que soit mis en oeuvre le principe de précaution par les autorités publiques compétentes, dans l'exercice de leurs attributions : l'existence d'un risque de dommage pour l'environnement, l'incertitude des connaissances scientifiques sur la réalité de ce risque, le caractère potentiellement grave et irréversible des atteintes qui en résulteraient pour l'environnement.

Dans l'hypothèse où ces critères, assez rigoureux, seraient réunis, il appartiendrait alors aux autorités publiques compétentes, non pas de renoncer, par précaution, aux décisions ou projets en cause, mais de mettre en oeuvre des procédures d'évaluation des risques et d'adopter des mesures provisoires et proportionnées pour empêcher que le risque se concrétise. Il s'agit donc d'une obligation de moyens, en l'état des connaissances scientifiques, qui incombe aux seules autorités publiques, chacune dans son domaine d'attribution, à savoir l'État et ses services, les collectivités territoriales et leurs groupements, ainsi que les autorités indépendantes dotées d'un pouvoir réglementaire. S'agissant des personnes privées, si elles ne sont pas directement destinataires du principe de précaution, elles doivent respecter les décisions des autorités publiques prises en application de ce principe.

Les procédures d'évaluation des risques exigent un renforcement des recherches scientifiques en amont de la décision, sous forme d'études d'impact approfondies, mais également un suivi scientifique régulier, voire continu, une fois que la décision publique aura été mise en oeuvre. L'existence du risque, si elle est incertaine au moment de la décision, doit cependant être étayée sur des éléments de preuve scientifiques et ne pas être hypothétique.

Ainsi, le principe constitutionnel de précaution suppose, par nature, de développer les connaissances scientifiques comme de promouvoir l'innovation et le progrès technique, ainsi que le suggère l'auteur de la présente proposition de loi constitutionnelle. L'absence de connaissances scientifiques permettant de faire état de l'existence d'un risque ne permet pas, en effet, de faire application du principe de précaution. En d'autres termes, l'ignorance ne saurait justifier l'application du principe de précaution.

Les autorités publiques doivent également mettre en place des mesures provisoires et proportionnées pour parer à la réalisation du dommage éventuel, qui peuvent être un régime d'autorisation préalable, des règles particulières, des mesures de confinement ou de protection renforcée de l'environnement, et le cas échéant des mesures d'interdiction temporaire ou de suspension... Ces mesures ont un caractère provisoire, dans la mesure où l'évaluation vise à permettre de préciser les risques, conduisant à abandonner, diminuer ou bien au contraire renforcer ces mesures. Ces mesures doivent être proportionnées au regard du risque tel qu'il est perçu en l'état des connaissances scientifiques, ce qui suppose, en particulier, qu'elles présentent un coût raisonnable pour la collectivité et qu'en tout état de cause il soit fait un bilan entre le coût et les avantages de ces mesures.

Dans certains cas, l'évaluation scientifique pourra conduire à renoncer au projet ou à la décision, mais généralement à l'issue de l'expérimentation sur sa mise en oeuvre et pas en amont, selon la logique de l'article 5 de la Charte, ou encore à en prévoir la suspension provisoire, le temps de disposer d'éléments scientifiques plus précis.

Ainsi, comme votre rapporteur l'a indiqué dans son rapport de 2004 sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la Charte de l'environnement :

« En d'autres termes, le principe de précaution n'a aucune vocation à garantir le « risque zéro ». Il appelle à une prise de risque raisonnable dans un contexte jugé encore incertain. En conséquence, il implique non une obligation de résultat mais un devoir d'agir à travers la promotion de la recherche et la prise en compte attentive des nouveaux éléments de connaissance scientifique. »

D'un point de vue juridique, le principe de précaution exige ainsi des autorités publiques compétentes qu'elles agissent et non qu'elles renoncent. Le principe de précaution constitue donc une règle de procédure, dans certaines hypothèses particulières, c'est-à-dire lorsque sont réunis les critères prévus par la Charte, et non une règle de fond qui devrait conduire à l'abstention en cas de risque potentiel d'atteinte grave et irréversible à l'environnement.

Ainsi, bien compris, le principe de précaution est un facteur de progrès scientifique et technologique, pour mieux connaître et mieux évaluer les risques environnementaux, et ainsi passer, s'il y a lieu, du principe de précaution au principe de prévention face à un risque devenu certain.

Enfin, tel qu'il est rédigé, l'article 5 de la Charte de l'environnement est d'application directe et ne requiert donc pas l'intervention du législateur, lequel pourrait cependant souhaiter préciser ses modalités d'application concrètes.

2. Le principe de précaution en droit européen et international

Les préoccupations relatives à l'environnement ont été intégrées dans le droit international public progressivement à partir des années 1970 14 ( * ) , dans des instruments juridiques souvent dépourvus de caractère contraignant. Toutefois, la reconnaissance du principe de précaution est évidemment plus récente.

La Déclaration de Rio, adoptée par la conférence des Nations unies sur l'environnement et le développement réunie à Rio de Janeiro en juin 1992, sans caractère contraignant 15 ( * ) , se réfère au principe de précaution dans son « principe 15 », dans une formulation comparable à celle de la Charte de l'environnement 16 ( * ) , comme elle mentionne d'autres principes repris dans la Charte, à l'instar du principe de participation du public. Le principe de précaution avait été évoqué pour la première fois en 1987 lors de la seconde conférence internationale sur la protection de la mer du Nord.

L'accord sur l'application des mesures sanitaires et phytosanitaires de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), dit « accord SPS », conclu en 1994 parallèlement à l'accord de Marrakech instituant l'OMC, admet le principe de précaution, à des fins sanitaires, pour déroger aux règles de libre-échange.

Dans son arrêt du 27 septembre 1997 sur l'affaire relative au projet Gabcikovo Nagymaros, la Cour internationale de justice a évoqué la nécessité de prendre des mesures de précaution pour préserver l'environnement.

À partir de 2009, la Cour européenne des droits de l'homme, qui avait déjà reconnu le droit à bénéficier d'un environnement sain et respectueux de la santé au titre de la protection de la vie privée, a également reconnu le principe de précaution sur le fondement de l'article 8 de la convention relatif au droit au respect de la vie privée et familiale 17 ( * ) .

Dans le cadre de l'Union européenne, le principe de précaution est cité pour la première fois par le traité de Maastricht signé le 7 février 1992. Il figure à présent à l'article 191 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, selon lequel « la politique de l'Union dans le domaine de l'environnement (...) est fondée sur les principes de précaution et d'action préventive, sur le principe de la correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement et sur le principe du pollueur-payeur ». Depuis les années 1990, un certain nombre de directives dans le domaine environnemental invoquent le principe de précaution. La Cour de justice de l'Union européenne, quant à elle, a reçu le principe de précaution, au travers notamment de la protection de la santé 18 ( * ) , pour admettre des restrictions en matière de libre circulation des marchandises, mais sans lui avoir reconnu des conséquences importantes à l'encontre des libertés économiques.

Enfin, alors que le droit international et le droit européen connaissent le principe de précaution, qui trouve ainsi à s'appliquer, votre rapporteur n'a pas trouvé de constitution étrangère l'invoquant, quand bien même l'objectif de protection de l'environnement, le droit à la protection de la santé ou le droit à un cadre de vie sain y sont affirmés. Ainsi, le principe de précaution ne figure pas dans les constitutions italienne, espagnole, néerlandaise et allemande. Il ne figure pas non plus dans la constitution portugaise, dont l'article 66 relatif à l'environnement est pourtant particulièrement détaillé.

Il semble donc que l'exemple français de la Charte de l'environnement n'ait pas fait florès dans les autres pays européens.

En revanche, la constitution du Brésil, sans mentionner le principe de précaution, y renvoie implicitement dans son article 225 sur l'environnement, plus détaillé encore que l'article 66 de la constitution portugaise, avec la notion de mesure d'urgence pour éviter la survenance d'un risque environnemental, sous le contrôle des pouvoirs publics.

3. Le principe de précaution en droit français avant 2005

La première affirmation législative du principe de précaution remonte à la loi n° 95-101 du 2 février 1995 relative au renforcement de la protection de l'environnement, dite « loi Barnier ». L'article 1 er de ce texte introduisait en effet dans le code rural un nouvel article 19 ( * ) relatif à la protection de l'environnement et aux principes devant l'inspirer, à commencer par le principe de précaution.

Cette loi définissait le principe de précaution comme le principe « selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ».

Ces dispositions ont été reprises depuis au sein de l'article L. 110-1 du code de l'environnement, créé en 2000, dont les deux premiers paragraphes sont reproduits dans l'encadré ci-après.

Paragraphes I et II de l'article L. 110-1 du code de l'environnement

I. - Les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l'air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation.

II. - Leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état et leur gestion sont d'intérêt général et concourent à l'objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Elles s'inspirent, dans le cadre des lois qui en définissent la portée, des principes suivants :

1° Le principe de précaution, selon lequel l'absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l'adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l'environnement à un coût économiquement acceptable ;

2° Le principe d'action préventive et de correction, par priorité à la source, des atteintes à l'environnement, en utilisant les meilleures techniques disponibles à un coût économiquement acceptable ;

3° Le principe pollueur-payeur, selon lequel les frais résultant des mesures de prévention, de réduction de la pollution et de lutte contre celle-ci doivent être supportés par le pollueur ;

4° Le principe selon lequel toute personne a le droit d'accéder aux informations relatives à l'environnement détenues par les autorités publiques ;

5° Le principe de participation en vertu duquel toute personne est informée des projets de décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement dans des conditions lui permettant de formuler ses observations, qui sont prises en considération par l'autorité compétente.

Sur la base de cette définition législative, le juge administratif avait déjà reconnu dans son contrôle une portée au principe de précaution, en vérifiant les procédures mises en place par l'administration pour arrêter ses décisions ayant un impact sur l'environnement, mais en limitant son contrôle sur le fond des décisions prises au seul contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation.

Le principe de précaution avant 2005 était donc déjà interprété comme un principe procédural, encadrant l'exercice des pouvoirs de l'administration.

4. Le principe de précaution depuis 2005 : une application raisonnée par les juges, une interprétation excessive par l'opinion publique

Les personnes entendues par votre rapporteur ont toutes estimé que les juges saisis de contentieux s'appuyant sur le principe de précaution en faisaient une application mesurée, circonscrite et raisonnable.

Dans la mesure où, en application de l'article 5 de la Charte, la mise en oeuvre du principe de précaution appartient aux « autorités publiques », le juge administratif est à l'origine de l'essentiel de la jurisprudence.

Selon votre rapporteur, la jurisprudence ainsi dégagée se caractérise par les lignes directrices suivantes : l'absence de connaissance scientifique sur des risques potentiels d'atteinte à l'environnement ne justifie pas l'application du principe de précaution, c'est-à-dire la mise en oeuvre de mesures provisoires et proportionnées ; le principe de précaution ne trouve à s'appliquer qu'en cas d'incertitude scientifique empêchant d'évaluer les risques avec suffisamment de précision, le juge se limitant à contrôler, sur le fondement de l'erreur manifeste d'appréciation, les mesures qui doivent être prises par l'administration pour parer à la réalisation de ces risques ; l'existence de risques scientifiquement avérés ne relève pas du principe de précaution, mais du principe de prévention, l'autorité publique étant tenue de prévenir la survenance de ces risques par toutes les mesures appropriées.

Par sa décision n° 2008-564 DC du 19 juin 2008 précitée, le Conseil constitutionnel a également statué sur l'application du principe de précaution. En effet, les requérants invoquaient la méconnaissance du principe à l'encontre des dispositions autorisant, de façon encadrée, la mise en culture d'organismes génétiquement modifiés. Sur les différentes dispositions contestées, le Conseil a estimé que le législateur n'avait pas méconnu le principe de précaution. Cette décision indique en particulier que la loi déférée instituait « les conditions d'une surveillance continue, par l'autorité administrative, de l'état sanitaire et phytosanitaire des végétaux et de l'apparition éventuelle d'effets non intentionnels des pratiques agricoles sur l'environnement », de sorte « qu'en cas de découverte de risques pour l'environnement, postérieurement à une autorisation, l'autorité administrative peut prendre les mesures appropriées allant jusqu'à la suspension ; que, par l'ensemble de ces dispositions, le législateur a pris des mesures propres à garantir le respect, par les autorités publiques, du principe de précaution à l'égard des organismes génétiquement modifiés ».

Du fait de sa constitutionnalisation, le principe de précaution trouve à s'appliquer à tous les domaines du droit et plus seulement dans le seul champ du droit de l'environnement. Ainsi, dans un arrêt du 19 juillet 2010 20 ( * ) , le Conseil d'État a considéré que le principe de précaution devait être pris en compte par l'autorité administrative en matière d'autorisations d'urbanisme, en l'espèce en vue de l'attribution d'un permis de construire pour des antennes de relais de téléphonie mobile.

Dans cet arrêt, le Conseil d'État a jugé que, « en l'état des connaissances scientifiques sur les risques pouvant résulter, pour le public, de son exposition aux champs électromagnétiques émis par les antennes de relais de téléphonie mobile, le maire de la commune » concernée n'avait pas entaché sa décision d'erreur manifeste d'appréciation au regard du principe de précaution en accordant le permis de construire, le Conseil précisant ainsi la nature du contrôle restreint qu'il opérait sur le fondement du principe de précaution.

Étendant encore la portée du principe de précaution, dans un arrêt du 12 avril 2013 21 ( * ) , le Conseil d'État a considéré « qu'une opération qui méconnaît les exigences du principe de précaution ne peut légalement être déclarée d'utilité publique », exigeant des autorités administratives compétentes de mettre en place les mesures et procédures appropriées. Sur le fond, il a conclu que « le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions de l'article 5 de la Charte de l'environnement (...) doit être écarté ».

Par cet arrêt, le Conseil d'État a précisé les obligations qui incombent à l'administration au titre du principe de précaution, sous le contrôle du juge. Il appartient « à l'autorité compétente de l'État, saisie d'une demande tendant à ce qu'un projet soit déclaré d'utilité publique, de rechercher s'il existe des éléments circonstanciés de nature à accréditer l'hypothèse d'un risque de dommage grave et irréversible pour l'environnement ou d'atteinte à l'environnement susceptible de nuire de manière grave à la santé, qui justifierait, en dépit des incertitudes subsistant quant à sa réalité et à sa portée en l'état des connaissances scientifiques, l'application du principe de précaution ». Dans l'hypothèse où cette condition est remplie, il incombe alors à l'autorité compétente « de veiller à ce que des procédures d'évaluation du risque identifié soient mises en oeuvre par les autorités publiques ou sous leur contrôle et de vérifier que, eu égard, d'une part, à la plausibilité et à la gravité du risque, d'autre part, à l'intérêt de l'opération, les mesures de précaution dont l'opération est assortie afin d'éviter la réalisation du dommage ne sont ni insuffisantes, ni excessives ».

Ce même arrêt indique qu'il appartient ensuite au juge « de vérifier que l'application du principe de précaution est justifiée, puis de s'assurer de la réalité des procédures d'évaluation du risque mises en oeuvre et de l'absence d'erreur manifeste d'appréciation dans le choix des mesures de précaution ». Le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation montre bien le caractère restreint du contrôle du juge.

Dans un arrêt du 30 janvier 2012 22 ( * ) , dans une affaire d'autorisation de la construction d'une antenne de téléphonie mobile, le Conseil d'État a écarté une application trop rigoureuse du principe de précaution, qui ne saurait fonder une décision de refus en l'absence d'éléments scientifiques sérieux de nature à montrer l'existence d'un risque potentiel. En d'autres termes, l'hypothèse d'un risque et, en tout état de cause, l'absence de toute connaissance scientifique ne sauraient justifier l'application du principe de précaution.

Cet arrêt du 30 janvier 2012 se situe dans le prolongement d'arrêts du 26 octobre 2011 23 ( * ) et de l'arrêt du 19 juillet 2010 portant sur le même sujet des antennes de téléphonie mobile. Selon ces arrêts de 2011, le maire ne peut invoquer le principe de précaution pour sortir de son domaine d'attribution afin de réglementer l'installation d'antennes pour protéger la population contre les ondes électromagnétiques. En pratique, il revient le plus souvent à l'État d'exercer la responsabilité d'appliquer ce principe.

Dans un arrêt du 1 er août 2013 24 ( * ) , le Conseil d'État a fait une application là encore mesurée du principe de précaution, en annulant pour erreur manifeste d'appréciation un arrêté ministériel suspendant la mise en culture de variétés de semences de maïs génétiquement modifié, autorisée au niveau européen, laquelle ne méconnaissait pas le principe de précaution. Par cet arrêt, le Conseil a aussi reconnu que le principe de précaution de la Charte de l'environnement et le principe de précaution du droit européen avaient un effet équivalent.

Dans sa décision n° 2013-346 QPC du 11 octobre 2013, le Conseil constitutionnel a admis que le principe de précaution pouvait être invoqué à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette décision portait sur la loi n° 2011-835 du 13 juillet 2011 visant à interdire l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherches comportant des projets ayant recours à cette technique. La question des gaz de schiste illustre, elle aussi, la controverse sur le principe de précaution.

Par cette décision, le Conseil a jugé « qu'en interdisant le recours à des forages suivis de fracturation hydraulique de la roche pour l'ensemble des recherches et exploitations d'hydrocarbures, lesquelles sont soumises à un régime d'autorisation administrative, le législateur a poursuivi un but d'intérêt général de protection de l'environnement ; que la restriction ainsi apportée tant à la recherche qu'à l'exploitation des hydrocarbures (...) ne revêt pas, en l'état des connaissances et des techniques, un caractère disproportionné au regard de l'objectif poursuivi ». Il a ajouté « qu'est en tout état de cause inopérant le grief tiré de ce que l'interdiction pérenne du recours à tout procédé de fracturation hydraulique de la roche pour l'exploration et l'exploitation des mines d'hydrocarbures liquides ou gazeux méconnaîtrait le principe de précaution ».

Ainsi, le Conseil a considéré, au regard des risques environnementaux scientifiquement établis inhérents à la technique de la fracturation hydraulique, en s'appuyant sur les études existantes, qu'une mesure d'interdiction de cette technique ne revêtait pas un caractère disproportionné. On peut estimer qu'il s'agissait, en l'espèce, d'appliquer le principe de prévention, face à un risque connu, plutôt que le principe de précaution.

Ce rapide panorama des décisions rendues depuis 2005 concernant l'application du principe de précaution par les juridictions montre bien qu'il s'agit d'une règle de procédure, imposant aux autorités publiques compétentes de mettre en oeuvre des procédures d'évaluation des risques et des mesures particulières adaptées, en fonction de l'état des connaissances scientifiques, mais pas une règle de fond interdisant d'agir dès qu'un risque existe, même de façon hypothétique. Le juge vérifie donc que les autorités compétentes ont mis en oeuvre des procédures d'évaluation des risques et des mesures appropriées en fonction de ces évaluations, en l'état des connaissances scientifiques à leur disposition.

Entendu par votre rapporteur, le ministère de la justice a confirmé qu'il n'avait pas constaté d'application abusive ou extensive par les juridictions du principe de précaution.

Cependant, en dépit de cette interprétation mesurée et proportionnée du principe de précaution par les juridictions, votre rapporteur constate qu'il est souvent compris dans un sens tout autre par l'opinion publique - ainsi que par certains décideurs publics -, revêtant une importance et une portée bien plus grandes que sa réalité juridique. Le principe de précaution est souvent interprété comme un principe d'abstention en cas de doute scientifique, et non comme un principe d'action, conduisant progressivement à une paralysie de la recherche scientifique et de l'initiative économique, par une autocensure des autorités publiques ou privées face aux critiques, aux risques médiatiques et à la multiplication des recours contentieux fondés sur le principe de précaution, quand bien même ces recours ne prospèreraient pas. Face à un risque potentiel, on se dispenserait d'agir sans même procéder aux évaluations scientifiques qui permettraient de mieux l'apprécier. Votre rapporteur admet toutefois qu'il est difficile de mesurer cet effet dissuasif du principe de précaution.

Preuve de son interprétation difficile et de son caractère controversé, le principe de précaution a régulièrement donné lieu à des travaux parlementaires d'information et de contrôle depuis 2005.

Ainsi, le 1 er octobre 2009, l'office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a organisé une audition publique sur un bilan du principe de précaution quatre ans après sa constitutionnalisation 25 ( * ) . Dans le même ordre d'idée, l'office a adopté le 24 janvier 2012 un rapport d'information sur l'innovation à l'épreuve des peurs et des risques, qui évoque notamment le principe de précaution 26 ( * ) .

Le 8 juillet 2010, le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale a adopté un rapport d'information de nos collègues Alain Gest et Philippe Tourtelier sur l'évaluation de la mise en oeuvre de l'article 5 de la Charte de l'environnement relatif à l'application du principe de précaution 27 ( * ) .


* 13 « Toute personne doit, dans les conditions définies par la loi, prévenir les atteintes qu'elle est susceptible de porter à l'environnement ou, à défaut, en limiter les conséquences. »

* 14 En premier lieu, la déclaration finale de la conférence des Nations Unies sur l'environnement, réunie à Stockholm en juin 1972.

* 15 Ce texte est consultable à l'adresse suivante :

http://www.un.org/french/events/rio92/aconf15126vol1f.htm

* 16 « Pour protéger l'environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l'environnement. »

* 17 Arrêts Tatar c/ Roumanie du 27 janvier 2009, n° 67021/01, et Bacila c/ Roumanie du 30 mars 2010, n° 19234/04.

* 18 Voir par exemple l'arrêt du 28 septembre 2006 Ahokainen et Leppik, affaire n° C-434/04.

* 19 Article L. 200-1 du code rural, abrogé depuis par l'ordonnance n° 2000-914 du 18 septembre 2000 relative à la partie législative du code de l'environnement, afin d'être repris dans le code nouvellement créé de l'environnement.

* 20 Association du quartier des Hauts de Choiseul, n° 328687.

* 21 Association Coordination interrégionale Stop THT, n° 342409.

* 22 Société Orange France, n° 344992.

* 23 Voir en particulier Commune de Saint-Denis, n° 326492.

* 24 Association générale des producteurs de maïs, n° 358103.

* 25 Le compte rendu de cette audition est consultable à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/rap/r09-025/r09-025.html

* 26 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/r11-286-1/r11-286-1.html

* 27 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/application_principe_precaution.asp

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page