C. LE RÔLE DE LA BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE DANS LE RETOUR DE LA CONFIANCE
1. Selon la BCE, il suffirait que les Etats s'en tiennent à ce qu'ils ont décidé
Selon une première analyse, qui est en particulier celle de la BCE - et que l'on peut également assimiler à celle de l'Allemagne, depuis qu'elle a renoncé à la participation systématique du secteur privé -, il suffirait pour sortir de la crise que les Etats s'en tiennent à ce qu'ils ont décidé.
a) Les augmentations « autoréalisatrices » des taux d'intérêt ne seraient pas totalement sans fondement
De fait, le relatif retour de la confiance que l'on constate sur les marchés boursiers et obligataires, en ce début d'année 2012, suggère que même en l'absence d'avancées institutionnelles supplémentaires, l'aggravation de la crise n'aurait rien d'inéluctable.
On rappelle que la crise du second semestre 2011 ne s'est pas produite par une « panique » auto-entretenue des marchés qui serait apparue spontanément, mais a été déclenchée par des phénomènes concrets : décision du Conseil européen de provoquer le défaut à la Grèce, volonté de l'Allemagne de faire systématiquement subir des pertes aux acteurs privés, absence de « pare-feu » suffisant, dégradation de la notation souveraine des Etats-Unis, cercle vicieux entre crise de la dette souveraine et difficultés de financement des banques.
Les aléas sont par nature imprévisibles, mais il ne paraît pas déraisonnable de supposer (bien que cela ne soit évidemment pas une certitude) que l'année 2012 sera marquée, sinon par la mise en place du dispositif institutionnel théoriquement « idéal » (engagement de la BCE de jouer un rôle de prêteur en dernier ressort ou transformation du FESF ou du MES en banque, voire eurobonds), du moins par des décisions « raisonnablement efficaces » de la part des Etats membres de la zone euro. De fait, une solution crédible à la crise grecque - impliquant que les acteurs publics et privés reconnaissent leurs pertes - et l'augmentation effective de la capacité de financement du FESF, du MES et du FMI ne semblent pas hors de portée.
Comme contre-exemple à l'idée que les marchés ne réaliseraient pas de discrimination entre les Etats, on peut avancer le cas de l'Irlande, qui a vu son taux d'intérêt à dix ans passer de 14 % début 2011 - la dégradation brutale de sa situation expliquant sa décision, fin 2010, de demander l'aide du FESF - à 7 % aujourd'hui, comme le montre le graphique ci-après.
Taux d'intérêt à dix ans sur les emprunts d'Etat
(en %)
Source : Natixis
Enfin, le début d'extension de la crise à l'Espagne et à l'Italie au second semestre 2012 peut paradoxalement favoriser un retour de la confiance. En effet, si jusqu'à la fin de l'année dernière on pouvait craindre que les Etats de la zone euro n'évitent pas la contagion de la crise (aux « petits » Etats périphériques, puis à l'Espagne et à l'Italie), il est désormais difficile d'imaginer concrètement ce que pourrait être une nouvelle dégradation de la situation, à moins d'imaginer un scénario tellement extrême qu'il paraît peu vraisemblable que les Etats et la BCE le laissent se réaliser sans réagir.
Sur ce dernier point, il semble que les marchés considèrent désormais que la BCE jouerait, en cas de nécessité, le rôle de « prêteur en dernier ressort » des Etats. Ainsi, lors de son audition par la commission des finances et la délégation à la prospective le 8 février 2012, Gilles Moëc, chef économiste à la Deutsche Bank, a déclaré : « Que peut faire la BCE si tout échoue, c'est-à-dire si, après les premiers effets positifs de la LTRO à trois ans, on retombe dans certaines ornières politiques en Italie ou en Espagne ? Alors le SMP doit être l'arme de dernier ressort. Sans aucun doute la BCE n'a aucun intérêt à pré-annoncer une intervention massive pour acheter des obligations d'État, mais les marchés fonctionnent sur la conviction implicite que la BCE « ferait le métier » et relancerait le SMP, en cas de crise majeure » 14 ( * ) .
b) La BCE a été très active depuis le début de la crise
Bien qu'elle soit très critiquée, la BCE est loin d'être restée inactive face à la crise, comme le montre l'encadré ci-après.
La politique de la BCE face à la crise I. - La politique de taux On rappelle que la BCE a trois taux directeurs , qui, du plus élevé au plus bas, sont : - le taux du prêt marginal ( marginal lending facility ), ou taux au jour le jour ; - le taux de refinancement , ou taux des opérations principales de refinancement ( main refinancing operations , dit refi ou repo). Ce taux est celui utilisé pour les appels d'offre, ou opérations d' open market , par lesquelles les banques se financent habituellement auprès de la BCE. Les opérations d' open market peuvent être à l'horizon d'une semaine (opérations principales de refinancement - main refinancing operations , MRO) ou à plus long terme ( long term refinancing operations , LTRO, normalement à échéance de trois mois) ; - le taux des dépôts auprès de la BCE ( deposit facility ). Quand elles empruntent à la BCE (cas des deux premiers taux), les banques doivent lui apporter en garantie des titres, appelés « collatéraux ». Quand la valeur d'un titre se déprécie en-dessous d'un certain seuil alors qu'il est détenu par la BCE, celle-ci réalise un appel de marge ( margin call ) afin que la banque fournisse des actifs supplémentaires. Le taux le plus important est celui des opérations principales de refinancement. Les deux autres taux, les « facilités permanentes » ( standing facilities ), constituent respectivement le plafond et le plancher pour le taux d'intérêt du marché au jour le jour ( Euro overnight Index Average , Eonia), utilisé par le marché interbancaire, c'est-à-dire pour les prêts des banques entre elles. En effet, une banque ne peut vouloir prêter à une autre banque à un taux plus bas que celui de rémunération de ses dépôts auprès de la BCE ; inversement, une banque ne peut vouloir emprunter à une autre banque à un taux plus élevé que celui auquel elle peut emprunter auprès de la BCE. Ces trois taux ont été fortement réduits, principalement d'octobre 2008 à mai 2009 . Ils sont désormais de respectivement 1,75 %, 1 % et 0,25 % . Par ailleurs, la procédure utilisée pour les opérations principales de refinancement a été rendue plus favorables aux banques, puisque depuis le 8 octobre 2008 la BCE est revenue aux opérations à taux fixe, abandonnant le recours au taux variable (pour lequel le « taux des opérations principales de refinancement » est seulement le taux minimal utilisé pour l'appel d'offres). Les taux directeurs de la BCE (en %)
Source : Banque centrale européenne II. - L'augmentation du bilan de la BCE La BCE a décidé de recourir à divers instruments de politique monétaire dits « non conventionnels », c'est-à-dire autres que de simples baisses de taux, et qui ont eu comme caractéristique d'augmenter ses actifs, et donc son bilan, de 721 milliards d'euros de janvier 2011 à janvier 2012. Concrètement, il s'agit essentiellement : - de l'assouplissement des opérations d' open market (principale source de financement des banques par la BCE), qui ont vu les concours aux banques 15 ( * ) augmenter de 332 milliards d'euros en un an ; - de l'acquisition de titres publics sur le marché obligataire secondaire, pour un montant de 219 milliards d'euros fin janvier 2012.
Le bilan de la banque centrale européenne :
(en milliards d'euros, en fin de mois)
Source : d'après les bilans hebdomadaires de la Banque centrale européenne A. - L'assouplissement des opérations d' open market L'assouplissement des opérations d' open market a permis de porter de fin janvier 2011 à fin janvier 2012 les concours de la BCE aux banques 16 ( * ) - en quasi-totalité MRO et LTRO - de 477 à 809 milliards d'euros, ce qui représente une augmentation de 332 milliards d'euros . Les principaux assouplissements ont été les suivants : - le 8 octobre 2008, décision que les opérations principales de refinancement se feraient désormais au taux de refinancement (c'est-à-dire au principal taux directeur de la BCE), qui ne serait plus simplement le taux minimal utilisé pour l'appel d'offres ; et que les soumissions seraient intégralement servies (c'est-à-dire que les banques pourraient obtenir la totalité des financements demandés) ; - le 15 octobre 2008, décision de la BCE de développer ses opérations de refinancement à plus long terme ( longer-term refinancing operations , LTRO) jusqu'au premier trimestre 2009, et d'élargir le champ des actifs admis comme collatéral ; - le 5 mars 2009, indication que l'ensemble des décisions précitées seraient maintenues « aussi longtemps que nécessaire », en tout état de cause au moins jusqu'à la fin de 2009 ; - le 7 mai 2009, décision de réaliser des LTRO à maturité d'un an (au lieu de trois mois habituellement), avec service intégral des soumissions ; - le 4 août 2011, décision de réaliser une LTRO à maturité de six mois , avec service intégral des soumissions ; - le 8 décembre 2011, décision de réaliser une LTRO à maturité de trois ans , avec service intégral des soumissions. Effectuée le 22 décembre 2011, cette opération s'est élevée à un total de 489 milliards d'euros . Cette dernière opération a fortement contribué à rassurer les marchés sur la solidité des banques et leur capacité à se financer à l'horizon de quelques années . Cependant, les sommes en jeu sont moins importantes qu'on pourrait le croire de prime abord. Comme le montre le graphique ci-avant, cette dernière opération n'a pas accru l'encours des LTRO, ni a fortiori des concours de la BCE aux banques, de 489 milliards d'euros. Ainsi, de la fin du mois de novembre 2011 à la fin du mois de janvier 2012, l'encours de LTRO n'a augmenté que de 284 milliards d'euros, et comme parallèlement l'encours de MRO diminuait de 117 milliards d'euros, l'encours total des concours aux banques n'a augmenté que de 168 milliards d'euros. B. - Le programme pour les marchés de titres ( Securities Market Programme , SMP) La BCE mène depuis le 10 mai 2010 une politique d' achat de titres publics sur le marché obligataire secondaire : c'est le programme pour les marchés de titres ( Securities Market Programme , SMP). On rappelle que l'article 125 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) interdit à l'UE de reprendre à sa charge la dette des Etats membres, et son article 123 à la BCE de financer les Etats membres. Cela explique que la BCE ne puisse pas intervenir sur le marché primaire. La BCE ne communique pas sur la répartition des titres concernés entre Etats. On sait cependant qu'il s'agit des Etats « sous programme » ainsi, depuis août 2011, que de l'Espagne et de l'Italie. Le 27 janvier 2012 les sommes en jeu étaient de 219 milliards d'euros . Contrairement à ce qui est le cas aux Etats-Unis, il ne s'agit pas d' « assouplissement quantitatif ». En effet, ces achats de titres sont « stérilisés », c'est-à-dire qu'ils ne créent pas de base monétaire 17 ( * ) , et ne contribuent donc pas à l'inflation. La BCE réalise pour cela des opérations dites de « réglage fin » ( fine tuning ), pour réabsorber les liquidités injectées dans l'économie par le SMP. Concrètement, elle réalise chaque semaine un appel d'offres afin de permettre aux banques qui le souhaitent de lui déposer, à un horizon d'une semaine, des liquidités pour un montant égal à celui de l'encours du SMP (à un taux dépendant de l'issue de l'appel d'offres, dans la limité de 1 %). |
c) La BCE craint que lui conférer le statut de prêteur en dernier ressort ne présente plus d'inconvénients que d'avantages
Dans ces conditions, la BCE considère que lui conférer le rôle de le prêteur en dernier ressort des Etats - que cela soit directement ou indirectement, par exemple par l'intermédiaire d'un FESF ou d'un MES transformé en banque - pourrait avoir plus d'inconvénients que d'avantages.
A l'appui de cette thèse, on peut considérer que l'exemple italien a montré qu'en l'absence de dispositif institutionnel crédible garantissant la discipline budgétaire des Etats de la zone euro, la BCE pourrait devoir jouer ce rôle de manière durable, au point de remettre en cause sa crédibilité dans sa mission de lutte contre l'inflation, et en ne faisant que repousser à plus tard le nécessaire ajustement.
La position de la BCE (et de l'Allemagne) n'est donc pas fondamentalement absurde. Pour autant, il faut prendre en compte l'existence d'importants aléas.
* 14 Bulletin des commissions, 8 février 2012.
* 15 Plus précisément, les « concours en euros à des établissements de crédit de la zone euro liés aux opérations de politique monétaire ».
* 16 Plus précisément, les « concours en euros à des établissements de crédit de la zone euro liés aux opérations de politique monétaire ».
* 17 La base monétaire est la « monnaie banque centrale », c'est-à-dire celle par laquelle la banque centrale finance les banques. Elle ne doit pas être confondue avec la masse monétaire, qui est la quantité de monnaie en circulation dans l'économie (après prise en compte de la création de monnaie résultant des prêts des banques à leurs clients).