N° 429
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011
Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 avril 2011 |
RAPPORT
FAIT
au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi de MM. Serge LAGAUCHE, Jean-Noël GUÉRINI, Bernard PIRAS, Didier GUILLAUME, Jean BESSON, Robert NAVARRO, David ASSOULINE, René-Pierre SIGNÉ, Jean-Marc TODESCHINI, Yves CHASTAN, Mme Renée NICOUX, M. Michel TESTON, Mmes Maryvonne BLONDIN, Claire-Lise CAMPION, MM. Serge ANDREONI, Serge LARCHER, Claude BÉRIT-DÉBAT, Mme Jacqueline ALQUIER, M. Roland POVINELLI, Mme Samia GHALI, MM. Simon SUTOUR, Daniel RAOUL, Jacky LE MENN, Roland COURTEAU, Mme Françoise CARTRON, MM. André VANTOMME, Jacques BERTHOU, Edmond HERVÉ, Bernard ANGELS, Marcel RAINAUD et Gérard COLLOMB tendant à réprimer la contestation de l' existence du génocide arménien ,
Par M. Jean-Jacques HYEST,
Sénateur
(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Jacques Hyest , président ; M. Nicolas Alfonsi, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, MM. Patrice Gélard, Jean-René Lecerf, Jean-Claude Peyronnet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Troendle, M. Yves Détraigne , vice-présidents ; MM. Laurent Béteille, Christian Cointat, Charles Gautier, Jacques Mahéas , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Alain Anziani, Mmes Éliane Assassi, Nicole Bonnefoy, Alima Boumediene-Thiery, MM. François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Mme Anne-Marie Escoffier, MM. Louis-Constant Fleming, Gaston Flosse, Christophe-André Frassa, Bernard Frimat, René Garrec, Jean-Claude Gaudin, Mme Jacqueline Gourault, Mlle Sophie Joissains, Mme Virginie Klès, MM. Antoine Lefèvre, Dominique de Legge, Mme Josiane Mathon-Poinat, MM. Jacques Mézard, Jean-Pierre Michel, François Pillet, Hugues Portelli, André Reichardt, Bernard Saugey, Simon Sutour, Richard Tuheiava, Alex Türk, Jean-Pierre Vial, Jean-Paul Virapoullé, Richard Yung, François Zocchetto. |
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Sénat : |
607 (2009-2010) |
LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOISRéunie le mercredi 13 avril 2011, sous la présidence de M. Yves Détraigne, vice-président, la commission a examiné le rapport de M. Jean-Jacques Hyest sur la proposition de loi n° 607 (2009-2010), présentée par M. Serge Lagauche et plusieurs de ses collègues, tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien. Après avoir rappelé les massacres commis contre les populations arméniennes de l'empire ottoman en 1915 et souligné que la qualification de génocide paraissait pouvoir leur être appliquée rétroactivement bien qu'aucune organisation internationale ni aucune juridiction internationale ou française ne se soient jamais prononcées sur ce point, M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur, a rappelé que la France avait officiellement reconnu l'existence du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001. Il a également indiqué que, si, en l'état du droit, la contestation de l'existence du génocide arménien n'était pas susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, elle pouvait en revanche faire l'objet d'actions devant la juridiction civile, sur le fondement de l'article 1382 du code civil. Estimant la réalité du génocide arménien de 1915 indéniable, le rapporteur a toutefois attiré l'attention sur les difficultés que risquait de susciter la création d'une infraction pénale de contestation de tels faits. En premier lieu, M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur, s'est interrogé sur la légitimité du législateur à intervenir dans le cours de la recherche historique en qualifiant juridiquement des évènements du passé, rappelant le débat suscité par l'adoption de plusieurs « lois mémorielles » au cours des récentes années. En second lieu, le rapporteur a souligné les conséquences diplomatiques inopportunes que susciterait l'adoption de la proposition de loi, tant sur les relations bilatérales franco-turques que sur le timide rapprochement engagé, avec le soutien de la France, entre la Turquie et l'Arménie. Enfin, le rapporteur a estimé que la création d'une infraction pénale de contestation du génocide arménien de 1915 présentait un risque sérieux de contrariété aux principes constitutionnels de légalité des délits et des peines, d'une part, et de liberté d'opinion et d'expression, d'autre part. Au terme d'un débat, la commission a adopté à l'unanimité la proposition du rapporteur tendant à opposer à la proposition de loi l'exception d'irrecevabilité , dans les conditions prévues par l'article 44 du Règlement du Sénat. |
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien, déposée le 5 juillet 2010 sur le Bureau de notre Assemblée par notre collègue Serge Lagauche et trente de ses collègues du groupe socialiste.
Reprenant à l'identique les termes d'une proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale le 12 octobre 2006 à l'initiative de M. Didier Migaud et plusieurs de ses collègues 1 ( * ) , ce texte vise à punir de peines d'un an d'emprisonnement et de 45.000 euros d'amende les personnes qui contestent publiquement l'existence du génocide arménien de 1915.
Il tend ainsi à compléter la loi n°2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, qui dispose que « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », en intégrant dans notre droit un dispositif comparable à celui prévu à l'article 9 de la « loi Gayssot » n°90-615 du 13 juillet 1990, qui sanctionne pénalement la contestation de l'existence de la Shoah.
*
Lors d'un colloque tenu en juillet 2002 à l'initiative de la Commission nationale consultative des droits de l'homme et consacré à la lutte contre le négationnisme, Pierre Truche considérait qu'il y avait plusieurs façons de répondre aux victimes des drames de l'Histoire :
- reconnaître solennellement l'existence des crimes commis - s'agissant du génocide arménien, ce fut chose faite avec l'adoption de la loi du 29 janvier 2001 précitée ;
- traduire les responsables en justice, même tardivement - ce qui paraît en l'espèce aujourd'hui impossible, plus de 90 ans après les faits ;
- punir, au moyen de sanctions pénales, ceux qui nient les souffrances endurées par les victimes - tel est l'objet de la présente proposition de loi.
Cette dernière appelle, néanmoins, des réserves.
En effet, si la réalité du génocide arménien de 1915, qui a conduit à la disparition des deux tiers de la population arménienne de l'empire ottoman, et l'empreinte profonde qu'il a laissé dans la mémoire de nos compatriotes descendants des rescapés de ces massacres sont indéniables, la présente proposition de loi invite toutefois à s'interroger sur la légitimité de l'intervention du législateur dans le jugement du passé : la Loi doit-elle dire l'Histoire ? la création d'une infraction pénale de contestation de faits historiques peut-elle contribuer au travail de mémoire et à une compréhension apaisée des drames survenus ? ne risque-t-elle pas au contraire d'entraîner une « concurrence des mémoires » ou d'être dévoyée dans le cadre de conflits actuels ?
Le dispositif de la présente proposition de loi doit ainsi inviter à la plus grande prudence : le recours à la voie pénale paraît en effet susceptible de susciter de nombreuses difficultés, à rebours de l'objectif poursuivi. En outre, votre commission estime que la présente proposition de loi pourrait présenter un risque sérieux de contrariété à plusieurs principes reconnus par notre Constitution.
I. LE GÉNOCIDE ARMÉNIEN DE 1915 : UNE RÉALITÉ HISTORIQUE OFFICIELLEMENT RECONNUE PAR LA FRANCE
A. BREF RAPPEL DES FAITS
Le déroulement des faits ayant conduit au génocide de 1915 est largement connu.
On peut ainsi rappeler brièvement que, le 1 er novembre 1914, l'empire ottoman entre en guerre aux côtés des puissances centrales, sous l'influence de certains dirigeants « jeunes turcs », au pouvoir depuis juillet 1908. Les populations arméniennes, qui réclament leur autonomie depuis la seconde moitié du XIX ème siècle, se trouvent alors prises en étau dans le Caucase entre les troupes russes et l'armée turque.
Percevant les Arméniens comme des traîtres au service de l'empire russe, les Jeunes-Turcs, par ailleurs animés par une idéologie nationaliste, mènent contre eux une politique répressive particulièrement violente. Fin janvier 1915, les soldats arméniens servant dans l'armée turque sont désarmés, envoyés aux travaux forcés puis exécutés.
Le 7 avril 1915, la ville de Van se soulève et instaure un gouvernement arménien provisoire. En réaction, les dirigeants jeunes-turcs décident de déporter l'ensemble de la population arménienne en Mésopotamie.
Le génocide commence le 24 avril 1915 avec l'arrestation et l'assassinat de 650 notables arméniens à Constantinople.
Le 27 mai 1915, les autorités ordonnent la déportation vers la Syrie ottomane de la population arménienne d'Anatolie centrale et orientale - les hommes valides étant en général abattus à la sortie des villages, tandis que les femmes, les enfants et les personnes âgées sont déportés à plusieurs centaines de kilomètres de leur région d'origine vers les déserts de Syrie et d'Iraq.
En août 1915, les Arméniens de Cilicie et d'Anatolie occidentale sont à leur tour déportés.
Au total, entre 800.000 et 1.250.000 Arméniens auraient péri dans ces circonstances, soit près des deux tiers de la population arménienne de l'Empire ottoman. Outre les Arméniens de Constantinople et de Smyrne, qui paraissent avoir été relativement épargnés, les 600.000 à 800.000 rescapés sont ceux qui ont pu fuir vers le Caucase, l'Iran, les Balkans ou les provinces arabes, ainsi que les femmes et les enfants enlevés ou cachés par des familles turques, kurdes, bédouines, ou encore recueillis par des missionnaires 2 ( * ) .
* 1 Proposition de loi n°3030 rectifiée de M. Didier Migaud et plusieurs de ses collègues complétant la loi n° 2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915, déposée le 12 avril 2006.
* 2 Sources : article « Arménie » de l'Encyclopédie Universalis. « Génocide arménien : ce que l'on sait vraiment », Julien Gautier, in L'Histoire, n°315, décembre 2006. « L'Arménie », Claire Mouradian, « Que sais-je ? », 2009.