B. UN ÉTAT DES LIEUX : LES CONSÉQUENCES DRAMATIQUES POUR LES PROFESSIONNELS DE LA CULTURE ET POUR L'AVENIR DE LA CRÉATION
1. Une situation de crise en partie due à ce phénomène de masse
Le déclin des supports physiques traditionnels de diffusion des contenus créatifs est lié à la fois :
- à l'évolution des comportements : les modes de consommation de biens culturels évoluent au profit notamment des pratiques sur Internet mais aussi de divertissements tels que les jeux vidéo ;
- et aux pratiques de piratage numérique, ces dernières n'expliquant donc qu'une partie de la crise de transition à laquelle sont confrontés les professionnels et les industries culturelles.
Au total, on estime qu'un milliard de fichiers piratés d'oeuvres musicales et audiovisuelles ont été échangés en France en 2006. Et la situation ne s'est pas améliorée depuis...
a) Le secteur musical
Le marché du support physique (CD audio et DVD musical) a continué à décliner : il totalisait 83,1 millions d'unités vendues (-18,3 % par rapport à 2006) pour un chiffre d'affaires de 1.176,3 millions d'euros TTC (-17,1 %).
Selon le rapport Olivennes 7 ( * ) , les données retraçant l'importance du piratage des oeuvres musicales ne sont pas aisées à recueillir.
Le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP) 8 ( * ) avance que sur un milliard de fichiers téléchargés par an, soit environ l'équivalent des ventes physiques de titres, le téléchargement à partir de plates-formes légales ne représenterait que 20 millions de fichiers environ. En effet, la musique est le premier contenu téléchargé sur les réseaux pair à pair, notamment en ce qui concerne les jeunes de 15 à 24 ans.
S'agissant des effets sur les comportements de consommation culturelle, 24 % des internautes utilisateurs des réseaux pair à pair interrogés déclarent acheter moins de CD audio qu'auparavant, 12 % plus qu'avant et 64 % estiment que le téléchargement n'a pas modifié leur consommation de disques.
D'après les informations fournies à votre rapporteur, le marché du disque a chuté de 50 % en 5 ans, en volume et en valeur ! Cette situation a eu un impact important aussi bien sur l'emploi, avec une baisse de 30 % des effectifs des maisons de production, que sur la création et le renouveau artistique. En effet, 28 % des contrats d'artistes ont été résiliés par les maisons de production et le nombre de nouveaux artistes « signés » chaque année a baissé de 40 %.
b) Les secteurs du cinéma et de l'audiovisuel
Une étude très complète du Centre national de la cinématographie ( CNC ) d'octobre 2007 9 ( * ) permet de prendre une mesure quantitative et qualitative du piratage des films sur Internet.
Ainsi, en 2006, 427 films « pirates » en version française sont apparus sur Internet, dont 142 films français (33 %), 206 films américains et 79 films d'autres pays. Ce chiffre est assez similaire à celui des deux années précédentes (474 en 2004, 482 en 2005). Les sources des fichiers pirates de films sont diverses :
- piratage de DVD commerciaux (55,8 %) ou de DVD destinés à la promotion des films lors de leur sortie en salle (12,2 %) ;
- enregistrement effectué en salle de cinéma à partir d'une caméra numérique: 24,2 % ; cette technique concerne essentiellement les films américains ;
- copie pirate par numérisation d'une copie argentique : 5,4 % ;
- les autres techniques (copie de VHS promotionnels, copie d'une source haute définition...) restent marginales.
S'agissant du délai d'apparition des fichiers pirates par rapport à leur diffusion en salle ou leur sortie en vidéo, l'étude du CNC précise qu'en 2006 :
- 93,3 % des films sortis en salles mais non diffusés en vidéo sont disponibles sur les réseaux « pair à pair » ;
- en moyenne, un film en version française piraté est disponible un mois et onze jours après sa sortie dans les salles françaises (même ordre de grandeur en 2004 et 2005) ;
- ce délai est variable selon l'origine du film : 4 mois 11 jours après la sortie en salle pour les films français, 16 jours avant la sortie en salle pour les films américains du fait de leur exploitation à l'étranger plus précoce. Pour les films français en revanche, aucun film n'est disponible avant sa sortie en salle.
Selon une étude plus récente de l'Association de Lutte contre la Piraterie Audiovisuelle ( ALPA ), de l'été 2008, près de 450 000 téléchargements illégaux de films sont effectués en France chaque jour et 14 millions par mois. Ceci équivaut à 168 millions de films téléchargés par an pour 130 millions de DVD vendus en 2007 .
Les secteurs concernés subissent donc les effets de ce changement des usages.
Ainsi, le chiffre d'affaires de la vidéo a diminué de presque un quart en 3 ans.
En outre, les professionnels de l'audiovisuel auditionnés par votre rapporteur ont fait état des conséquences négatives du piratage des films et séries sur Internet :
- alors qu'ils participent de façon importante au financement de la production cinématographique,
- et qu'ils achètent les droits d'exploitation de séries américaines souvent piratées avant leur diffusion sur les chaînes françaises.
Le récent rapport de la Commission européenne sur la protection juridique des services électroniques payants (TV à péage, radio et services Internet) indique que le piratage audiovisuel n'est pas un crime « sans victime ». Il conclut que « la protection européenne contre le piratage des systèmes d'accès conditionnel reste indispensable pour le déploiement des services de télévision à péage.
c) D'autres secteurs concernés
Tous les secteurs culturels sont progressivement concernés : musique, cinéma et audiovisuel, mais aussi, les logiciels et jeux vidéos et, dans une moindre mesure, l'édition (notamment pour ce qui concerne les livres techniques ou à usage professionnel)....
Ainsi le taux de piratage de logiciels micro-informatiques en France en 2007 s'élèverait à 42% ! Les pertes pour l'industrie concernée s'élèvent à 2 milliards d'euros pour la France.
2. Un risque pour la diversité culturelle et l'avenir de la création artistique pendant la période de transition
Comme l'ont souligné nombre des personnes auditionnées par votre rapporteur et ainsi qu'il résulte des chiffres avancés ci-dessus, il est évident que le caractère massif du piratage des oeuvres sur Internet a des conséquences non seulement économiques mais aussi sur notre environnement culturel .
Il existe un risque non négligeable :
- de concentration des moyens de financement sur un nombre plus limité d'oeuvres et de créateurs et de moindre visibilité d'oeuvres moins commerciales ;
- d'appauvrissement, voire de tarissement, de la création artistique, notamment française.
Dans son récent ouvrage, « Gratuit ! Du déploiement de l'économie numérique », l'économiste Olivier Bomsel précise ainsi dans ce sens : « Le peer-to-peer incite à l'exploitation intense et ultrarapide de produits très commerciaux. Il pénalise prioritairement les produits moyennement coûteux à marché étroit, parmi lesquels se trouvent aussi les produits innovants à fort risque commercial.
Le déploiement du peer-to-peer renforce la concentration des maisons de disques et leur focalisation sur un petit nombre de produits à forte notoriété.
Il resserre les « fenêtres » d'exploitation des versions en réduisant notamment la prime donnée à l'exclusivité temporelle des premières diffusions. »
Le piratage numérique constitue en tout cas une violation manifeste et généralisée des droits d'auteur et des droits voisins, situation intenable à long terme. Et même s'il est certain que le monde de la culture a besoin de se réorganiser, bien des métiers autour de l'artiste, tels l'édition, la production, la découverte et la promotion, la gestion des droits et des contrats, ne sont pas solubles dans le numérique.
3. La double nécessité de lutter contre le « piratage » et d'expérimenter de nouveaux modèles économiques
a) « La gratuité, c'est le vol »
On constate une forme d'antagonisme entre :
- les partisans de l'absolue liberté de la personne sur Internet : pour eux, les principes et règles qui régissent notre société et s'appliquent à tous n'auraient plus leur raison d'être sur « la Toile » ;
- et l'ensemble des acteurs des filières culturelles qui alertent les Pouvoirs publics sur l'urgence absolue de contenir le phénomène du piratage pour sauver à la fois leurs emplois et la création.
Les premiers semblent adopter une démarche d'essence en quelque sorte libertaire. Ils alimentent les médias, blogs et autres sites communautaires afin de convaincre les internautes, surtout les plus jeunes, du caractère presque sacré de cette liberté de piller le fruit du talent et du travail d'autrui. Il est vrai qu'un acte ainsi réalisé si facilement depuis son domicile est dédramatisé. Si la majorité des internautes procède très consciemment à l'acte de piratage en sachant qu'ils ne seront ni vus ni pris, les nouvelles techniques telles que le « streaming » entérine « l'impunité du partage illégal 10 ( * ) », selon les termes d'une récente étude du CNC.
« Le peer-to-peer crée une demande d'élévation des débits, une demande additionnelle d'équipements associée au relèvement de leur utilité et, bien entendu, une demande fortement croissante de contenus. Si les deux premières sont aisément servies par le marché de la fourniture d'accès et de l'informatique grand public, la troisième échappe aux transactions commerciales. En d'autres termes l'utilité des contenus obtenus en peer-to-peer est entièrement transférée, sans contrepartie financière, à la chaîne amont de l'accès. Les contenus subventionnent ainsi en nature le déploiement des infrastructures et des équipements d'Internet.
Cette analyse est confirmée par le fait que, dans cette période, près de 90 % de la bande passante d'Internet est utilisée pour des échanges en peer-to-peer.
Comme dans le cas de l'accès, le surcroît d'utilité permet à tous ces acteurs de vendre davantage et plus cher leurs produits.
Ainsi, si l'on observe une coïncidence statistique entre déploiement du haut débit et baisse de ventes de disques.
Il est de même difficile d'établir que pour des contenus très demandés, la dissémination gratuite en peer-to-peer ne constitue pas une subvention d'effets de réseau. »
Aux États-Unis où le peer-to-peer sert avant tout les câblo-opérateurs distributeurs de contenus, ceux-ci n'ont nullement intérêt à ce qu'Internet pollue trop gravement leur activité principale.
On observe, en 2006, que la bande passante d'Internet occupée par le peer-to-peer aux États-Unis est en recul, notamment pour le trafic descendant : les abonnements Internet y coûtent plus cher qu'en Europe pour des débits bien moindres et les échanges en peer-to-peer n'occupent que 48% de la bande passante descendante. Ces chiffres sont, en outre, très inférieurs à ceux observés en Europe. »
Il y a donc urgence à créer les conditions d'une transition des industries culturelles vers un modèle qui prenne pleinement en compte la dimension numérique. Le Président de la République a régulièrement exprimé sa ferme volonté de mettre en place un environnement politique et juridique favorable à l'essor de l'offre légale et à sa substitution rapide au piratage afin que les créateurs et les entreprises qui les soutiennent puissent vivre du produit de leur travail et de leurs investissements.
b) Vers de nouveaux modèles économiques
Écouter de la musique est le loisir n° 1 des Français. Plus généralement, la vitalité et la diversité de nos industries culturelles font de notre pays une référence en la matière.
Dans la mesure où l'appétence pour les contenus culturels n'a jamais été aussi forte, les acteurs sont incités à développer de nouvelles formes légales de diffusion des oeuvres et de services associés. Des offres économiques offensives et diversifiées doivent être développées pour créer de nouveaux marchés et de nouvelles sources de valeur.
L'offre légale doit être simple d'accès, riche et diversifiée et financièrement abordable. Les acteurs en ont conscience et multiplient les accords en ce sens. Il faut néanmoins garder à l'esprit :
- d'une part, que le prix doit permettre la rémunération de l'ensemble des professionnels de la filière ; or, les nouveaux modèles économiques qui sont expérimentés à l'heure actuelle n'ont pas encore fait la preuve de leurs capacités en la matière ;
- d'autre part, que le développement de l'offre légale doit s'accompagner d'une lutte contre le piratage, car l'accès illégal et gratuit à des oeuvres reste, par définition, moins coûteux que l'achat même à un prix limité.
On citera à cet égard le Plan de développement de l'économie numérique : « Un double mouvement doit donc s'opérer : d'une part, les négociations entre détenteurs de catalogues et les nouveaux acteurs de la distribution de contenus culturels doivent s'accélérer pour que les catalogues numériques disponibles puissent constituer une offre attrayante ; d'autre part, les technologies actuelles de protection de contenus doivent être éprouvées pour que ces nouvelles chaînes de distribution de contenus se développent autour de procédures unifiées, dans le respect du droit d'auteur. Les technologies de protection des oeuvres se multiplient et ont déjà fait la preuve de leur pertinence. La chaîne de production des contenus cinématographiques s'est déjà dotée en amont d'outils de traçage des copies numériques (telles les techniques de tatouage). Par ailleurs, plusieurs accords ont été noués autour des technologies d'empreintes, pour détecter des contenus sous droit parmi des contenus libres de droits. Le caractère particulièrement prometteur de ces technologies, et l'intérêt de lancer un groupe de travail au niveau européen pour expérimenter et faciliter la mise en place d'outils d'identification a d'ailleurs été souligné à l'occasion du colloque de la présidence française de l'Union européenne organisé les 18 et 19 septembre au musée du Quai Branly consacré aux « Contenus créatifs en ligne ».
Par-delà la protection du droit d'auteur sur Internet, ces technologies ouvrent la voie à une exploitation plus fructueuse des contenus sur Internet : respect de la territorialité des oeuvres, partage des revenus entre ayants droit, exclusivité ou accords sélectifs. »
* 7 Rapport sur « le développement et la protection des oeuvres culturelles sur les nouveaux réseaux », remis au ministre de la culture et de la communication en novembre 2007, suite à la mission confiée à M. Denis Olivennes.
* 8 Livre Blanc sur le « peer to peer », octobre 2007.
* 9 Etude du CNC sur « l'offre « pirate » de films sur Internet, octobre 2007.
* 10 Rapport du CNC sur « les nouvelles formes de consommation des images : TNT, TVIP, VOD, sites de partage, piraterie... », novembre 2007.