2. Les juridictions Gaçaça : comment combiner la justice et le pardon ?

Inspiré de la justice participative coutumière, les juridictions Gaçaça ont été créées en 2002 pour suppléer les instances de jugement classiques dans le traitement des contentieux relatifs au génocide de 1994. L'objectif est tant d' accélérer les jugements pour les crimes et délits les moins graves que de réconcilier la population rwandaise, en recherchant la vérité et en développant une culture du pardon.

Le régime rwandais a donc pris le parti d' une justice de masse pour répondre à un crime de masse, en se refusant à ne juger que les seuls responsables de haut niveau et en basant sa politique en la matière sur deux principes : la participation de l'ensemble de la population et la transparence totale.

Les juges et les 150.000 jurés, élus par chaque colline, entendent les témoignages des accusés, des rescapés et ceux de la population. Les personnes accusées d'avoir participé au génocide sont ensuite classées en quatre catégories en fonction de la gravité des crimes qui leur sont reprochés. Seuls les crimes les plus graves sont renvoyés devant les tribunaux, les autres étant directement jugés par les Gaçaça.

a) Une mise en oeuvre difficile

Une phase pilote a été lancée en juin 2002, régie par la loi du 19 juin 2001. Quatre-vingts Gaçaça ont été mises en place dans douze secteurs, choisis en raison du nombre d'aveux qui y avaient été recueillis, de la qualité et de l'intégrité des juges élus, mesurées à l'issue de leur formation, et de la motivation de population locale pour participer au processus.

La deuxième phase a débuté en novembre 2002, portant le nombre des Gaçaça à 758 dans 118 secteurs, soit 8,4 % des 9.000 Gaçaça prévues pour un dispositif opérationnel dans l'ensemble du pays. Le processus a ensuite été quelque peu délaissé pendant l'année électorale de 2003.

Durant cette première période, les Gaçaça ont établi une liste de 40.983 présumés coupables, à partir des résultats d'une large collecte d'informations effectuée auprès des habitants. Parmi ces accusés, 7.013 (soit 14 %) avaient un dossier complet : 3.791 cas ont été envoyés au service national des juridictions Gaçaça (SNJG) pour vérification et transmission au parquet pour les crimes de première catégorie, aux Gaçaça de secteur pour les crimes de seconde catégorie et aux Gaçaça de cellule pour la troisième catégorie.

Selon les rapports d'observation du projet d'appui de la société civile au processus Gaçaça (PAPG), qui rassemblait jusqu'en 2003 la plupart des associations pour la défense des droits de l'homme, le dispositif a rencontré de nombreuses difficultés d'application durant ses deux premières années d'existence et ce, en raison de plusieurs facteurs :

- les carences des juges : ont été observées des absences et des défections fréquentes pour des raisons personnelles ou par la crainte d'être à son tour dénoncé pour des crimes commis en 1994, des incompétences allant parfois jusqu'à l'illettrisme et un manque de cohésion entre les différents instances ;

- l' absence de protection des témoins : des menaces, des cas de harcèlement, des violences physiques et plusieurs assassinats de témoins ont été constatés ;

- la faiblesse des témoignages : les rescapés, souvent cachés au moment des crimes, n'ont pu apporter que des témoignages indirects ou partiels, d'autant qu'ils ont été victimes de pressions manifestes. De même, les victimes de viol ont souvent hésité à témoigner en public dans les Gaçaça. Enfin, il est apparu que, alors que les rescapés du génocide instruisaient à charge, le reste de la population adoptait souvent une attitude de solidarité négative qui visait à décharger les personnes détenues présentées à l'audience ;

- les problèmes de procédure : les réunions n'ont pas eu lieu au jour et à l'heure fixés dans de nombreuses cellules, les rapports et les comptes rendus n'ont pas toujours été lus à la fin des audiences, voire même pas rédigés, les témoignages des rescapés ont été rejetés par certains juges, qui contraignaient ainsi les témoins potentiels au silence ; enfin, les autorités locales ne se sont pas investies suffisamment dans le dispositif alors qu'elles sont chargées de mobiliser la population et ont parfois fait preuve d'ingérence.