EXAMEN EN COMMISSION
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M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur pour avis. - Dans le cadre de l'examen du projet de loi de finances pour 2024, il me revient de vous présenter les crédits de la mission « Outre-mer » ainsi que les articles qui y sont rattachés, dont notre commission s'est saisie pour avis.
Le budget de l'État pour l'année 2024 s'inscrit à nouveau dans un contexte marqué par l'inflation, qui devrait s'établir à 4,5 % en 2023 dans les outre-mer et demeurer à un niveau élevé en 2024.
Face à la forte hausse des prix, déjà structurellement bien plus élevés dans les outre-mer qu'en métropole, le Gouvernement a adopté plusieurs mesures, dont je me félicite. À titre d'exemple, le bouclier qualité-prix a été élargi pour intégrer des produits de bricolage et des services de téléphonie.
En revanche, contrairement aux engagements pris l'an dernier par le ministre de la transition écologique et de la cohésion des territoires, Christophe Béchu, certains dispositifs demeurent trop peu adaptés aux spécificités des outre-mer. C'est le cas du filet de sécurité ayant pour objectif de protéger les collectivités territoriales face à la hausse des prix de l'énergie, dont seules 19 collectivités ultramarines ont bénéficié depuis juillet 2022. J'appelle donc une nouvelle fois le Gouvernement à mieux prendre en compte les spécificités des territoires ultramarins pour garantir l'efficacité des dispositifs créés.
L'inflation persistante aggrave les inégalités existantes et donne lieu à une multiplication des tensions sociales. Face à cette situation, un comité interministériel des outre-mer (CIOM) s'est réuni en juillet dernier et a formulé 72 propositions visant à améliorer le quotidien des habitants ultramarins. Certaines de ces propositions ont déjà été reprises dans le projet de loi de finances (PLF) pour 2024, qui prévoit notamment un élargissement et un renforcement de la politique de continuité territoriale, ce que je salue. Nous serons attentifs à la mise en place rapide des mesures proposées par le comité, qui sont indispensables.
Dans ce contexte caractérisé par une forte inflation et par des tensions sociales, l'effort financier global de l'État en faveur des outre-mer est en forte hausse et s'établit à 23 milliards d'euros en crédits de paiement, ce dont je ne peux que me réjouir, tant les enjeux auxquels nous devons faire face sont nombreux.
J'en viens désormais à la présentation des crédits de la mission « Outre-mer » qui, comme chaque année, ne représentent qu'une part minime de l'effort financier global de l'État en faveur des outre-mer.
Après engagement de la responsabilité du Gouvernement, les crédits de la mission s'établissent à 2,96 milliards d'euros en autorisations d'engagement (AE) et 2,66 milliards d'euros en crédits de paiement (CP), soit une hausse respective de 9 % et de 5 %, dont je me félicite.
Avant de détailler ces ouvertures de crédits, je souhaiterais m'attarder au préalable sur la question du pilotage budgétaire de la mission « Outre-mer », qui constitue un véritable point faible.
Plusieurs ajustements ont été mis en oeuvre ces dernières années pour améliorer la consommation des crédits de la mission. La Cour des comptes elle-même a noté qu'un effort de sincérisation budgétaire avait été effectué.
Malgré ces progrès, le pilotage budgétaire de la mission reste largement perfectible. La gestion de la mission reste marquée par une sous-consommation des crédits, notamment sur la ligne budgétaire unique (LBU). Face à l'ampleur des enjeux autour de l'habitat insalubre en outre-mer, il est inacceptable que tous les crédits votés ne soient pas consommés dans leur intégralité afin d'améliorer la situation. A contrario, j'ai constaté une importante surexécution des crédits concernant la compensation des exonérations de cotisations sociales dont bénéficient les entreprises ultramarines, liée aux méthodes de prévision utilisées par l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss), encore trop peu fiables. Enfin, le volume de restes à payer, très élevé, représente un risque avéré pour la soutenabilité de la mission budgétaire, comme l'a relevé la Cour des comptes.
J'appelle donc le Gouvernement à poursuivre l'amélioration de la consommation des crédits, à fiabiliser les prévisions de l'Acoss et à intensifier les efforts d'apurement des restes à payer.
Ces constats dressés, j'en viens aux trois priorités financées par les crédits de la mission « Outre-mer ».
La première concerne le logement. Les crédits qui lui consacrés connaissent une hausse sensible de 49 millions d'euros en AE et 10 millions d'euros en CP, principalement pour financer la construction de logements sociaux et la lutte contre l'habitat indigne. Il s'agit d'un enjeu capital pour les habitants ultramarins, puisque les logements insalubres et indignes représentent 18 % des logements en outre-mer, contre 1 % en France métropolitaine. Je ne peux donc que me réjouir de cette augmentation des crédits. Cependant, j'insiste sur la nécessité de poursuivre cet effort budgétaire dans la durée et d'accélérer les livraisons de logements neufs pour donner un logement décent à chaque habitant.
La deuxième priorité gouvernementale concerne le renforcement de la politique de continuité territoriale, dont les crédits augmentent de 23 millions d'euros en AE comme en CP. Ce renforcement passe par un élargissement des publics éligibles à l'aide à la continuité territoriale via une hausse du seuil de ressources exigé pour en bénéficier. Cet élargissement reprend une proposition de la délégation sénatoriale aux outre-mer, formulée dans un rapport d'information sur la continuité territoriale outre-mer publié en mars 2023. Il permettra de faire passer le taux de population éligible dans les départements et régions d'outre-mer de 62 % à 77 %.
La hausse des crédits dédiés à la continuité territoriale permettra par ailleurs de renforcer l'aide à la mobilité, en premier lieu pour les étudiants les moins aisés, qui pourront bénéficier de la prise en charge d'un aller-retour par an jusqu'à 28 ans et d'un aller-retour supplémentaire la première année. Cette aide sera aussi renforcée pour les talents du monde de la culture et du monde sportif ainsi que pour les situations d'urgence telle que la continuité funéraire.
Enfin, trois mesures nouvelles, prévues par l'article 55 du PLF et issues des recommandations du CIOM, seront financées par ces ouvertures de crédits.
Ces crédits permettront d'abord la création d'un passeport pour l'installation professionnelle en outre-mer, à destination des actifs métropolitains ayant un projet professionnel en lien avec les besoins des entreprises ultramarines ; ce dispositif facilitera également le retour des ultramarins partis suivre leurs études dans l'Hexagone.
Ensuite, un passeport pour la mobilité des salariés sera créé et facilitera la formation des actifs ultramarins en leur permettant d'aller suivre des formations dans d'autres territoires.
Enfin, un passeport pour la mobilité des entreprises innovantes sera également mis en place et fera bénéficier ces entreprises d'une aide financière pour les déplacements, afin que leurs salariés puissent participer à des salons ou à des réunions avec des investisseurs. Ce dispositif favorisera ainsi le développement de ces entreprises.
Je suis favorable à la création de ces dispositifs, qui répondent par ailleurs à une demande forte des habitants d'outre-mer.
Enfin, la troisième priorité concerne l'insertion professionnelle. Les crédits ouverts permettront de poursuivre le déploiement de plusieurs dispositifs en la matière.
Ainsi, l'expérimentation « SMA 2025 + », qui vise à améliorer le service militaire adapté (SMA) en l'élargissant aux parents isolés et mineurs décrocheurs ou en l'enrichissant avec des formations aux outils numériques, sera étendue à de nouveaux territoires. Je m'en félicite, car le SMA est un dispositif efficace avec un taux d'insertion des volontaires en fin de contrat supérieur à 80 % depuis 2017.
De même, le programme Cadres d'avenir, qui permet à des étudiants de bénéficier d'un accompagnement financier pour leurs études en contrepartie de leur retour dans leur territoire d'origine pour travailler pendant une période donnée, sera étendu en 2024 à la Martinique, la Guyane et Saint-Pierre-et-Miquelon.
En plus des trois priorités évoquées, les crédits de la mission « Outre-mer » permettront également de maintenir le soutien aux collectivités territoriales, à travers la signature de nouveaux contrats de convergence et de transformation pour la période 2024-2027, qui financeront, entre autres, les réseaux d'eau et d'assainissement et les transports. Les contrats de redressement outre-mer et le soutien au syndicat mixte de gestion et d'assainissement des eaux de Guadeloupe seront par ailleurs pérennisés.
Le budget pour 2024 pour l'outre-mer est donc un budget ambitieux, qui améliorera concrètement le quotidien de ses habitants. Nous devrons évidemment rester attentifs à la mise en oeuvre effective de ces mesures, et plus particulièrement au décaissement des crédits nécessaires.
Compte tenu de ces éléments positifs, je vous propose de donner un avis favorable à l'adoption de ces crédits.
M. Mathieu Darnaud. - Il n'y a rien à envier à bénéficier du filet de sécurité dont on a pu mesurer en métropole l'inefficience et qui fut au mieux un prêt relais pour certaines collectivités. Par ailleurs, je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi nous n'arrivons pas à mieux consommer les crédits de la mission. Il est anormal, compte tenu des besoins exprimés dans le domaine du logement notamment, que les efforts restent si insuffisants pour améliorer la consommation des crédits. On peut déplorer un manque d'agilité tant les dispositifs semblent pensés à l'aune des réalités métropolitaines et sont donc inadaptés aux besoins de l'outre-mer. Une réflexion sur ce sujet doit être menée.
Je rejoins notre rapporteur sur le SMA. Il est des réussites qu'il convient de souligner, voire de dupliquer, car il s'agit d'un véritable levier d'insertion professionnelle. Je félicite les personnes qui ont contribué au succès de ce programme sur lequel peuvent compter la plupart de nos territoires ultramarins.
M. Alain Marc. - Concernant la continuité territoriale, j'aimerais savoir combien d'étudiants sont concernés. Car s'il s'agit bien de 24 millions d'euros pour des billets d'avion, cela me semble peu.
Mme Lana Tetuanui. - Je devrais en principe demander à mes collègues centristes de s'abstenir sur les crédits alloués à l'outre-mer en raison de l'écart entre ce qui est annoncé depuis Paris et ce que nous observons malheureusement sur nos territoires en 2023. Mais par amitié pour l'éminent sénateur de Mayotte, nous serons favorables à l'adoption de ces crédits au stade de la commission, et nous en rediscuterons en séance publique.
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur pour avis. - Je souhaite remercier Lana Tetuani pour son extrême indulgence. Sa réflexion sur la différence entre les annonces et la réalité rejoint celle de Mathieu Darnaud sur la sous-consommation des crédits. Il est intolérable en effet de voir à quel point certaines de nos populations souffrent et de constater le manque d'efforts pour mettre en oeuvre les mesures que nous votons.
Ce constat soulève la question de l'accès à l'ingénierie, sur laquelle l'État et les collectivités se renvoient la balle. Il y a eu des tentatives pour sortir de ce cercle vicieux. La création d'une entité ad hoc réunissant tous les acteurs concernés a notamment été évoquée, pour mener à bien ces réalisations. L'idée a été émise pour Mayotte dans un avant-projet de loi rejeté par le conseil départemental - mais un deuxième est en préparation -, notamment parce que cette entité était perçue par les élus locaux comme une instance de contrôle. Le sujet est important, et la délégation sénatoriale aux outre-mer pourrait contribuer à engager une réflexion sur cet outil qui permettrait de mieux consommer les crédits, sur demande des collectivités. Pour l'avoir dénoncée ici à plusieurs reprises, cette sous-consommation ainsi que l'écart entre les crédits que nous votons et la réalité demeurent, malgré des améliorations mineures chaque année.
Monsieur Marc, il s'agit d'une augmentation de 23 millions d'euros, la totalité des crédits atteignant 73 millions d'euros. Je ne peux malheureusement pas vous indiquer le nombre d'étudiants concernés, mais je vais me renseigner.
M. Alain Marc. - Tous les crédits sont consommés ?
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur pour avis. - On ne déplore aucun problème particulier concernant la continuité territoriale.
S'agissant du filet de sécurité, j'ai bien compris des propos de Mathieu Darnaud qu'on ne devait pas en attendre d'amélioration puisqu'il s'agit d'une usine à gaz... Mais en outre-mer, les besoins sur ces sujets sont plus criants que dans l'Hexagone, il est donc crucial d'améliorer ces dispositifs en profondeur.
M. François-Noël Buffet, président. - Lors du déplacement d'une délégation de la commission aux Antilles au printemps dernier, nous avons pu constater qu'il n'y avait pas de problème financier majeur, mais que la mise en oeuvre des mesures votées était catastrophique, avec des problèmes d'ingénierie et d'organisation. Il y a un enjeu majeur quant aux moyens auxquels ont accès les collectivités ultramarines pour exercer leurs prérogatives. Un tel travail pourrait être engagé sur ce point pour alimenter votre prochain rapport.
M. Mathieu Darnaud. - Je ne résiste pas à la tentation d'ajouter quelques précisions. Nos territoires ont la chance d'avoir des préfets, des sous-préfets et des hauts-commissaires à l'oeuvre au quotidien pour faire en sorte que ces crédits puissent être consommés. Mais il nous faut davantage d'agilité et de souplesse dans la consommation et le montage des projets, par exemple quand il s'agit de la réfection d'un établissement scolaire et qu'il faut aller au-delà de la règle de subventionnement classique de 80 %, ou encore quand il faut faire des montages avec l'Agence française de développement (AFD) ou recourir au Fonds Barnier alors que cela ne correspond pas nécessairement aux demandes de subvention. Certains risques majeurs n'existent que dans ces territoires, comme les lahars en Martinique. Les sous-préfets que nous avons rencontrés, à Saint-Laurent-du-Maroni par exemple, composent avec des situations très compliquées et ont une lecture qui permettrait d'atteindre cet objectif d'une meilleure consommation des crédits votés.
Mme Cécile Cukierman. - Je vous rejoins sur le besoin d'adaptabilité des réglementations et sur la nécessaire prise en compte de réalités différentes pour augmenter la consommation des crédits. Mais il faut aussi améliorer la capacité d'ingénierie et d'accompagnement à l'utilisation des fonds existants, ce qui soulève la question de la fonction publique. J'entends que l'État met en place des dispositifs temporaires d'accompagnement, mais ils n'ont pas vocation à être durables. Il me semble que la délégation aux outre-mer a lancé une réflexion sur l'utilisation des fonds européens et des aides régionales, mais il faut aller plus loin et travailler en cohérence : le problème n'est pas simplement « qui consomme quoi ? ». Voyons quels sont les freins et quelles réponses doivent être apportées. On pourrait aussi souhaiter moins de centralisation et une meilleure prise en compte de l'environnement local de ces territoires pour leur redonner du souffle.
Mme Lana Tetuanui. - Je souscris aux propos de mes collègues. Ce n'est pas faute d'avoir alerté, mais en vain. De plus, si l'on examine les crédits promis à l'outre-mer que trouve-t-on ? La continuité territoriale, le SMA, la dotation globale de fonctionnement (DGF) des communes. Mais - et c'est la vraie question que nous évoquions hier avec certains collègues de la délégation aux outre-mer - on a besoin de savoir quels sont les crédits prévus pour la justice, l'administration pénitentiaire, l'éducation. Non seulement le document présentant les crédits alloués aux outre-mer est peu clair, mais en outre, il faut aller s'adresser à une multitude d'acteurs différents. Je me suis même posé la question de l'utilité d'un ministère des outre-mer aujourd'hui. Car, si on veut parler d'éducation, il vaut mieux aller voir le ministre de l'éducation plutôt que de s'adresser au ministre des outre-mer, alors qu'il est censé être notre relais ici à Paris. Il en est de même pour la justice. Je n'hésite pas à le dire, si l'on veut faire des économies, et il semble que ce soit une préoccupation du Gouvernement, alors on peut peut-être s'en passer !
M. François-Noël Buffet, président. - Justement, cet après-midi, nous auditionnerons le ministre délégué chargé de l'outre-mer, Philippe Vigier. Nous lui poserons donc quelques questions.
Mme Lana Tetuanui. - Rassurez-vous, monsieur le président, j'espère pouvoir lui poser demain une question lors de la séance de questions d'actualité au Gouvernement (QAG), afin de soulever cette problématique.
La commission émet un avis favorable à l'adoption des crédits de la mission « Outre-mer ».