IV. DANS L'ATTENTE DES PREMIERS RÉSULTATS DE LA POLITIQUE MENÉE, LES DIFFICULTÉS RENCONTRÉES PAR LES HABITANTS DES QUARTIERS S'AGGRAVENT
A. DES QUARTIERS EN ATTENTE
1. Des difficultés concentrées
Les
quartiers sensibles cumulent difficultés économiques et
difficultés sociales.
La délégation interministérielle à la ville (DIV) a
procédé, avec la collaboration de l'INSEE, au
dépouillement des données fournies par le recensement
général de 1999.
D'après cette enquête, les habitants des zones urbaines sensibles
(ZUS) représentent 4,46 millions de personnes en 1999, en diminution de
5,7 % par rapport à 1990. La population diminue mais la proportion
de jeunes y demeure fortement supérieure à la moyenne nationale
puisque, dans ces zones, plus d'une personne sur trois a moins de 20 ans,
contre une sur quatre ailleurs, alors même que moins d'une personne sur
six a plus de soixante ans contre une sur cinq en moyenne nationale.
Les difficultés se concentrent sur plusieurs fronts.
L'accès à la formation reste inégal même si cette
inégalité s'est réduite sur la décennie. En 1990,
52,8 % des jeunes en ZUS étaient en cours d'études contre
62,2 % aujourd'hui. L'écart avec la moyenne nationale était
alors de dix points. Elle s'est réduite à cinq points en dix ans.
Pour autant, peut-on en conclure que la situation des jeunes est satisfaisante
? Le niveau de diplômés supérieurs reste deux fois
inférieur à la moyenne nationale et le nombre de titulaires d'un
baccalauréat ou plus représente 24 % dans ces zones contre
37% ailleurs. Dans ce domaine, l'écart qui n'était que de six
points en 1990 s'est creusé pour atteindre 12 points.
Sans doute les difficultés sont-elles moins celles des jeunes que celles
des populations des quartiers dans leur ensemble.
La première de ces difficultés est celle de l'emploi
. Les
populations des ZUS ont un taux global d'activité de cinq points
inférieur à la moyenne nationale. La situation s'est même
aggravée en dix ans puisque ce taux était de 69,5 % en 1990,
il n'est plus que de 68 % en 1999 alors que dans le même temps le
taux d'activité global a crû de deux points, passant de 71 %
à 73 %.
L'inégalité devant l'emploi est aussi celle de
l'inégalité devant la qualité de l'emploi, les titulaires
de contrats dits « précaires » y sont plus nombreux
qu'ailleurs.
La configuration des emplois
|
Zones Urbaines Sensibles |
Total national |
||
|
1990 |
1999 |
1990 |
1999 |
CDD |
7,1 |
10,6 |
5,4 |
8,6 |
Intérim |
2,3 |
3,6 |
1,1 |
1,9 |
Emplois aidés |
2,3 |
4,5 |
1,5 |
2,4 |
(en %)
D'un
point de vue global, le taux de chômage reste en 1999 deux fois plus
élevé que la moyenne nationale, 25,4 % contre 12,8 %.
La diminution du chômage intervenue depuis, et constatée pour la
moyenne nationale, ne présume pas de la situation de l'emploi dans les
quartiers.
A ce titre, une diminution moins rapide du chômage y alimente un
sentiment de frustration à l'égard de la croissance dont ces
habitants, notamment les jeunes, s'estiment privés.
Il s'agit là d'un élément susceptible d'expliquer le mal
profond des quartiers : une violence endémique.
2. Une violence persistante
A
l'occasion de cet avis budgétaire, votre rapporteur rappelle quelques
éléments relatifs à l'évolution de la violence, qui
constitue une difficulté supplémentaire auxquels nos concitoyens
sont confrontés.
Parmi les tendances de la délinquance, il faut discerner plusieurs
orientations.
La part des vols dans la délinquance
est passée d'un tiers
dans les années 1950 à près de deux tiers en 1998. La
tendance à la baisse constatée en 1999 tient surtout à la
diminution des cambriolages et, dans une moindre mesure, à celle des
vols de véhicules. Mais
les vols avec violence augmentent
.
L'émergence des dégradations et destructions de biens
,
à la fois publics et privés,
est le phénomène le
plus marquant de ces dernières années
. Stable dans les
années 1980, les dégradations ont brutalement augmenté
dans les années 1990. En 1999, les dégradations et destructions
s'élevaient à un demi million, soit 14 % de l'ensemble des
crimes et délits. Aujourd'hui, ce phénomène de violence
gratuite se place au deuxième rang des délits les plus
constatés.
Les violences contre les personnes
ont,
elles aussi,
fortement
augmenté
au cours de cette décennie, moins pour les homicides
que pour les vols avec violences, les coups et blessures et, la presse s'en est
fait l'écho, les viols notamment collectifs.
Enfin, le nombre d'
infractions relatives à l'usage de
stupéfiant a véritablement explosé
. De quelques cas
sanctionnés à la fin des années 1960, les infractions se
sont élevées à plus de 100.000 en 1999. Sur la
décennie, les chiffres relatifs à cette délinquance ont
quasiment doublé. Cette évolution n'est pas sans lien sur
l'évolution des conditions de vie dans les cités où une
certaine économie parallèle a pu, par endroits, se
développer.
Sans doute les évaluations citées ici sont-elles grandement
minorées puisque les statistiques disponibles sont rares et
imprécises. Une étude de l'Institut des hautes études en
sécurité intérieure et de l'INSEE soulignait
l'écart croissant entre les infractions vécues et les infractions
réellement enregistrées.
Le sentiment d'inutilité d'une plainte mais aussi la crainte
croissante de représailles instaurent un climat d'impunité
favorable à l'extension de la délinquance.
L'enquête IHESI/INSEE
Catégories d'infractions |
Le réel vécu |
La déclaration aux services répressifs |
L'enregistrement par les services répressifs |
Rapport délinquance constatée/ insécurité vécue |
|||
|
Nombre de faits survenus |
Taux d'incidence (1) |
Nombre de déclarés |
Taux de déclaration |
Nombre de faits enregistrés |
Taux d'enregistrement |
|
Cambriolages de résidences principales |
899.000 |
3,8 % |
564.000 |
62,74 % |
370.000 |
65,60 % |
41,16 % |
Vols de véhicules |
771.000 |
3,3 % |
695.000 |
90,14 % |
639.000 |
91,94 % |
82,88 % |
Dégradations de véhicules |
3.576.000 |
13,2 % |
1.121.000 |
31,35 % |
559.000 |
49,87 % |
15,63 % |
Menaces |
4.167.000 |
6,1 % |
683.000 |
16,39 % |
63.000 |
9,22 % |
1,51 % |
Injures |
2.886.000 |
4,3 % |
236.000 |
8,18 % |
25.000 |
10,59 % |
0,87 % |
(1)
Le taux d'incidence est calculé par rapport aux ménages pour les
atteintes aux biens (cambriolages, vols de véhicules,
dégradations de véhicules) et par rapport aux individus de 15 ans
et plus pour les atteintes aux personnes (menaces, injures).
Enfin, votre rapporteur souligne tout particulièrement l'inanité
d'une politique de prévention qui viserait à dresser une sorte de
« cordon sanitaire » autours des quartiers victimes de
cette violence endémique.
En effet, la diffusion de cette violence
est un phénomène incontesté.
Alors qu'ils demeuraient
confinés dans les quartiers, victimes de leur déshérence,
les délinquants parfois multirécidivistes, très souvent
non punis, ont porté la violence sur des zones plus vastes.
Après les transports urbains, les groupes scolaires, les centres
commerciaux, la violence gagne les artères de centre-ville, les stations
de vacances, voire les espaces semi-ruraux, où la violence
n'était jusqu'alors pas ou peu constatée.
L'organisation des services publics sociaux face à la violence : l'exemple de la Caisse nationale d'allocations familiales
Les
Caisses d'Allocations Familiales doivent s'organiser face à la violence
croissante à laquelle sont confrontés quotidiennement les agents
et les usagers. La lettre circulaire du 26 octobre 2001, intitulé
« Prévention et suivi des agressions des agents en contact
avec le public »
précise les mesures mises en oeuvre pour
lutter contre la violence :
1. La mise en place d'une réflexion préalable au sein de
l'organisme
a pour objet d'éviter de réagir en situation de
crise, de manière disproportionnée. A cette fin, la CNAF
préconise une analyse locale des agressions dont ont pu être
victimes les salariés, en particulier ceux isolés
géographiquement, et ceux qui sont plus exposés, au titre de
leurs missions.
La CNAF rappelle à ce titre que toute agression doit
faire systématiquement l'objet d'une plainte
.
2. La mise en place de mesures de prévention
:
p
our les postes concernés par les risques d'agression
(amélioration de l'accueil, présence continue de personnels dans
les lieux d'accueil, organisation de ce dernier en plusieurs niveaux,
régulation des flux du public, etc.) ;
pour la formation des salariés appelés à
réagir
en cas d'agression (amélioration de la formation
dans le cadre du « livret d'accueil », apprentissage de la
gestion des conflits et par la formation de l'encadrement gestionnaire de la
maintenance et des achats, etc.) ;
pour l'adaptation des locaux
en prenant en compte la localisation du
centre, la taille des locaux, le confort des salles d'attentes, des
possibilités
« d'évacuation des personnels pour
se soustraire rapidement aux agresseurs »
,
la
modulation des couleurs et des lumières des locaux , le recours à
la vidéo-surveillance, etc.) ;
3. La mise en place d'une procédure pour la prise en charge des
victimes :
La CNAF préconise une action en trois temps :
Au moment de l'agression, la CNAF propose des mesures susceptibles d'entourer
la victime (gestes, paroles, affections,
« laisser la victime
exprimer ses émotions »
).
Dans les jours qui suivent
les CAF sont invitées à s'assurer
du dépôt de plainte et à se constituer partie civile.
Les caisses devront prendre en charge les frais de procédure.
Enfin, la CNAF énumère des mesures susceptibles de gérer
le stress post traumatique.
Approuvant les mesures prises par la CNAF, votre rapporteur formule
néanmoins deux observations.
La mise en place de telles
procédures s'avère
in fine
coûteuse
;
l'organisation des locaux n'est plus fonction du confort des usagers mais de la
prévention de la violence. Il est déplorable que certaines CAF
doivent être « bunkerisées ».
La mise en oeuvre d'une telle procédure, à l'instar des
maisons médicalisées, laisse à penser que les lieux de
services publics sont à protéger par défaut, car l'Etat
est incapable d'éliminer la violence en dehors de ces lieux.
Face à ce constat alarmant, votre rapporteur ne peut que constater la
carence de l'action publique.
Lors du congrès de Villepinte
14(
*
)
, le Gouvernement avait
proposé la mise en place de contrats locaux de sécurité
(CLS) comme une réponse « tout terrain »
opposée à la recrudescence de la délinquance. Or,
après les diagnostics réalisés préalablement
à la conclusion de ces contrats, peu de résultats tangents sont
constatés, notamment au niveau du déploiement des moyens.
Le Gouvernement présente une doctrine paradoxale en matière de
sécurité : il exige des collectivités locales un
effort financier toujours accru mais exprime sa défiance à
l'égard des dispositifs ponctuels, et notamment les services de police
municipale que celles-ci souhaiteraient déployer pour assurer la
sécurité dans les villes.
La répartition des adjoints de sécurité souligne par
ailleurs l'impuissance publique face à la diffusion de la violence.
Votre rapporteur déplore que les recrutements, d'ailleurs difficiles, ne
soient pas à la hauteur des annonces et traduisent des carences de la
formation des forces de l'ordre.
Après les tentatives de réorganisation territoriale (fermeture de
commissariats, extension des zones de gendarmerie), votre rapporteur
déplore que le Gouvernement traite de la violence comme d'un
phénomène localisé aux villes aux difficultés alors
qu'il s'est globalisé.
La violence exige la mobilisation de moyens croissants et non une simple
redistribution entre zones.
Sans doute le présent rapport n'est-il pas le cadre d'une analyse
détaillée des crédits relatifs à la police et
à la justice mais votre rapporteur observe néanmoins que
les
efforts menés dans le cadre de la politique de la ville ne sauraient
porter de fruits tant qu'une carence de grande ampleur demeure dans la lutte
contre l'insécurité
.
En revanche, votre commission des Affaires sociales ne saurait se
désintéresser d'une question qui, après avoir fait des
quartiers des zones de non-droit, les transforment en zones de non-soins.
B. ZONES DE NON-DROIT, ZONES DE NON-SOINS ?
1. Les professionnels de santé : une cible désignée
Depuis
plusieurs mois, les représentants des professions de santé ont
attiré l'attention des pouvoirs publics sur les difficultés
rencontrées quotidiennement aussi bien par les médecins que par
les auxiliaires médicaux amenés à exercer dans les
quartiers.
Une première étude a été réalisée en
1995 dans l'Isère, à la demande du Conseil de l'Ordre des
médecins de ce département.
Certes les résultats révélés par cette
enquête sont parcellaires mais ils sont à bien des égards
éclairants. Selon cette étude, 60 % des médecins
agressés étaient des généralistes. Les incidents
ont eu lieu à 62,5 % dans leur cabinet médical.
Même si ces formes ne sauraient être banalisées, les
agressions verbales ont jusqu'ici largement prédominé. Elles
représentent 48,4 % des cas contre 13,8 % pour les agressions
physiques.
Motifs de l'agression
Pathologie psychiatrique |
27,7 % |
Toxicomanie |
27,3 % |
Non satisfaction d'une exigence |
21,2 % |
Autres |
23,5 % |
Source : Étude du Conseil de l'ordre de l'Isère
Cette
étude est particulièrement inquiétante en ce qu'elle
révèle que 8,2 % de la population médicale globale a
été victime d'au moins une agression mais ces statistiques sont
sous-estimées, en l'absence de déclaration systématique,
sauf dans des cas particuliers, notamment, les cas de vols d'ordonnance et de
produits médicaux.
La situation empirant, le Conseil national de l'ordre des médecins a mis
en place un Observatoire national de la sécurité, afin de mesurer
l'ampleur du phénomène et les conséquences pour la
sécurité sanitaire de la population que ce
phénomène engendre.
Plusieurs raisons sont avancées pour expliquer la croissance de la
violence. La première est générale ; il s'agit du
contexte de violence des quartiers. Les services médicaux ne
bénéficient pas d'un traitement particulier à ce titre. La
seconde est propre aux professionnels ; il s'agit de l'extension de la
toxicomanie. Les médecins sont en effet les seuls à disposer des
moyens susceptibles de soulager un toxicomane en situation de dépendance
douloureuse : formulaires d'ordonnance et médicaments.
Les difficultés sont encore accrues pour une partie des médecins,
ceux exerçant de manière itinérante, en service d'appel
d'urgence (SOS Médecins, etc.). Se rendant au domicile des patients,
parfois de nuit, ces médecins que votre rapporteur a entendus
déclarent qu'ils «
allaient aux extrémités de
ce qu'ils peuvent faire
» mais que certains commençaient
à refuser des déplacements jugés trop dangereux.
Gardes non assurées, quartiers où les services d'urgences ne
peuvent plus se rendre sans risquer d'être agressés, les zones de
non droit deviennent des zones de non soins.
2. Une première réponse timide des pouvoirs publics
La
persistance de ces zones de non-droit devenant zones de non-soins est
simplement inacceptable. Votre rapporteur rappelle à ce titre que les
professions de santé sont contraints à un devoir d'assistance
médicale par l'article L. 223-6 du code pénal. L'article 9
du code de déontologie professionnelle impose la sanction d'un
médecin qui aurait refusé de se déplacer. Les pouvoirs
publics ne peuvent en toute bonne foi exiger des professions de santé
dans leur ensemble qu'elle remplissent leur devoir d'assistance sans pour
autant mettre en oeuvre tous les moyens nécessaires pour assurer leur
protection.
Le rapport remis par l'Igas au ministre de l'emploi et de la solidarité
le 6 novembre dernier corrobore l'analyse de votre rapporteur.
Afin d'apporter une première réponse, le Gouvernement a, en marge
du Comité interministériel des villes du 1
er
octobre
dernier, annoncé la mise en oeuvre de trois mesures.
Le fonds de revitalisation économique
, dont les crédits
peinent à être utilisés, sera mis à contribution
pour sécuriser les pharmacies et les cabinets : alarmes, rideaux de fer,
sas de sécurité ou systèmes de vidéosurveillance.
Ces crédits pourront être par ailleurs utilisés pour
compenser les surcoûts lié aux dégradations et aux vols.
Certes, tel n'est pas l'objet initial de ce fonds mais son utilisation est par
ailleurs si peu efficace que votre rapporteur se félicite que le
dispositif trouve, un peu par hasard, une utilité.
Le ministère de la ville et la caisse nationale d'assurance maladie
vont financer de manière conjointe des « maisons
médicales
» où les professionnels de santé
pourront être rassemblés, afin de rompre l'isolement des
médecins de quartier et inciter l'ensemble des professionnels de
santé à se réimplanter.
Recrutés par le truchement de contrats emplois consolidés, ou par
le biais du dispositif des adultes-relais,
« des
médiateurs santé »
pourraient voir le jour afin
d'accompagner les médecins dans les cités.
Là encore, si l'efficacité globale du dispositif des
adultes-relais est incertaine, ils pourraient trouver dans ces
médiateurs santé une utilité bienvenue.
Sans doute ces réponses ne sont que des pis-aller à une situation
qui appellerait un effort de plus grande ampleur. Votre rapporteur ne peut que
déplorer que, pour exercer, les professions de santé doivent se
retrancher derrière de véritables
« châteaux-forts ».
Sans doute ce dispositif mériterait-il d'être
amélioré notamment concernant l'indemnisation des professionnels
victimes d'une dégradation de leur véhicule durant une visite.
Sans doute la véritable réponse à cette question, comme
à bien d'autres, réside dans la mise en oeuvre d'une politique
globale et ambitieuse de sécurité que le Gouvernement ne se
décide par ailleurs pas assumer.
*
* *
Votre commission a émis un avis de sagesse à l'adoption du projet de budget pour la ville pour 2002.