Après trois mois de travaux, la commission des lois du Sénat a rendu ses conclusions concernant l’action des pouvoirs publics face à l’épidémie de covid-19. Elles se nourrissent des 61 auditions de sa mission de suivi, composée de 11 sénateurs issus de tous les groupes politiques du Sénat, et font suite à ses deux rapports d’étape, publiés les 2 et 29 avril dernier.
Comme l’indique Philippe Bas, président de la commission, "pendant l’état d’urgence sanitaire, le Gouvernement a bénéficié de pouvoirs exorbitants du droit commun pour lutter efficacement contre l’épidémie. Depuis le début de la crise, la commission des lois a exercé un contrôle parlementaire exigeant pour s’assurer que les mesures prises soient strictement proportionnées et puissent faire l’objet d’un recours effectif. Nous avons constaté plusieurs lacunes : des services publics essentiels – comme la justice ou la Poste – se sont quasiment arrêtés, des droits et libertés ont été remis en cause, notamment avec la prolongation des détentions provisoires. Ces erreurs ne doivent pas être reproduites si une nouvelle vague de l’épidémie, voire une nouvelle pandémie, devait survenir".
- Le constat : l’impréparation des services publics et des difficultés opérationnelles
La commission des lois souligne l’état d’impréparation dans lequel s’est trouvé, dès février 2020, notre pays pour faire face à l’épidémie.
Malgré l’engagement des agents publics, beaucoup d’administrations n’ont pu maintenir qu’une activité minimale, à la limite, pour certaines, de la cessation complète de fonctionnement. Cette impréparation transparaît dans des plans de continuité de l’activité (PCA) inadaptés, car à la fois disparates et non mis à jour, voire inexistants. Tel est le cas, en particulier, de l’administration de la justice, la Chancellerie n’ayant jamais défini de manière exhaustive la liste des contentieux dit "essentiels" qu’il convenait de maintenir.
L’État central a démontré qu’il n’avait pas l’agilité nécessaire pour réorganiser la vie de la nation en temps d’épidémie dans des conditions de rapidité et d’efficacité acceptables.
Certains choix juridiques du Gouvernement se sont avérés contestables, qu’il s’agisse du déploiement de drones pour contrôler le respect du confinement, hors de tout cadre juridique, de la prolongation de plein droit, pour une durée allant jusqu’à six mois, des délais maximum de toutes les détentions provisoires, arrivées à leur terme pendant l’état d’urgence sanitaire, ainsi que de l’interdiction générale et absolue des réunions dans les lieux de culte et des manifestations, alors que le déconfinement débutait sur l’ensemble du territoire national.
64 ordonnances ont été adoptées pendant la crise sanitaire, un nombre inégalé jusqu’alors. Aucune n’a fait l’objet d’un débat de ratification, le Gouvernement n’ayant pas souhaité inscrire ce travail à l’ordre du jour du Parlement. Certaines ont été préparées dans une grande précipitation : les règles relatives à l’urbanisme ont ainsi été modifiées à quatre reprises en l’espace de six semaines, désorientant complétement les particuliers mais également les services instructeurs de nos communes.
La commission des lois constate, enfin, des choix opérationnels discutables de la part du Gouvernement :
- malgré les risques de saturation du SAMU, les pompiers et les acteurs de la sécurité civile ont été trop peu associés à la gestion de la crise ;
- les agences régionales de santé (ARS) n’ont pas suffisamment dialogué avec les préfectures et les acteurs territoriaux ;
- particulièrement coûteuse, l’application StopCovid n’a pas eu le succès escompté. Trois semaines après son lancement, seulement 14 utilisateurs avaient été avertis d’un risque de contact avec une personne contaminée ; téléchargée un peu moins de 2 millions de fois, elle a finalement été désinstallée par un quart des utilisateurs. L’application n’est d’ailleurs pas compatible avec celles développées par nos partenaires européens, alors que les déplacements reprennent au sein de l’espace Schengen.
- Les propositions : renforcer les réponses territoriales et mieux préparer les services publics à faire face aux crises
- Libérer l’action des collectivités territoriales
La crise a mis en exergue les mérites et l’adéquation de la réponse locale, qu’il s’agisse de celle des collectivités territoriales ou de l’État territorial, pour trouver les solutions les plus pertinentes et les plus adaptées aux circonstances.
Les collectivités ont toutefois été "corsetées" dans leur action, alors même qu’elles ont démontré leur détermination à agir en commun pour surmonter la crise sanitaire.
La possibilité de déroger, en situation d’urgence reconnue et à titre temporaire, à la répartition de leurs compétences devrait leur être ouverte. Sans bouleverser les équilibres actuels, il paraîtrait utile d’autoriser les délégations de compétences en matière économique des régions vers les départements.
- Organiser une task force auprès du préfet
En temps de crise, l’éclatement de l’État territorial nuit gravement à la réactivité de ses services, plaidant pour la création d’une task force, permettant au préfet de coordonner l’ensemble des services déconcentrés du territoire, que ceux-ci soient normalement placés sous son autorité ou non (ARS, éducation nationale, etc.)
À plus long terme, le moment semble venu de penser la réunification de l’État territorial, son organisation devant aussi être conçue en fonction des situations de crise.
- Assurer la continuité de la justice judiciaire pendant les crises
Au regard des difficultés constatées, il est nécessaire d’anticiper la prochaine crise en élaborant d’ores et déjà, pour l’avenir, des plans de continuité d’activité (PCA) au niveau des cours d’appel, déclinés par juridictions.
La meilleure adaptation de la réponse sur le terrain impose également de revoir la gouvernance de crise en faisant du secrétariat général du ministère de la justice et des chefs de cours les pilotes de la gestion de crise.
La crise a également souligné le manque de moyens des greffes, qu’il faut renforcer pour apurer le travail accumulé pendant la crise sanitaire.
La prise en compte de la situation des justiciables devrait conduire à sanctuariser l’aide juridictionnelle provisoire, qui permet de s’adapter aux situations d’urgence et de crise.
Plus largement, il convient d’accélérer la numérisation du service public de la justice pour assurer la dématérialisation complète des chaînes civile et pénale et, concrètement, de doter les personnels de justice d’outils numériques performants permettant de travailler à distance.
- Renforcer l’accompagnement dans les prisons
L’administration pénitentiaire a pris des mesures adaptées de prévention de la propagation du virus et a réussi à assurer la continuité du service en recentrant son activité sur les tâches essentielles au fonctionnement des établissements.
Les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) ont cependant connu de fortes perturbations en raison d’un manque d’équipements qui a rendu difficile le travail à distance. La numérisation de la justice ne doit donc pas négliger les SPIP, qui peuvent assumer une grande partie de leurs missions à distance à condition de pouvoir se connecter à leurs applicatifs métiers.
Il conviendrait également, dans l’hypothèse où un nouveau reconfinement devait être décidé, de considérer le personnel pénitentiaire comme un personnel prioritaire au titre du dispositif d’accueil des enfants dans les écoles, compte tenu des exigences fortes de continuité du service qui lui sont imposées.
Le travail partenarial entre l’administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) et l’éducation nationale mériterait enfin d’être repensé afin d’assurer une plus grande continuité des activités d’enseignement.
- Actualiser les scénarios de gestion de crise pour les forces de sécurité intérieure
Le ministère de l’intérieur a su, dans l’ensemble, adapter son organisation afin d’assurer la mobilisation de ses effectifs sur le contrôle du confinement, tout en garantissant la continuité de ses missions de sécurité. Ces aménagements paraissent toutefois avoir été insuffisamment anticipés et parfois mis en place dans la précipitation.
Il importe aujourd’hui que l’expérience des derniers mois donne lieu à un retour d’expérience commun au sein des forces de sécurité intérieure et que les scénarios de gestion de crise soient actualisés dans les deux forces, police et gendarmerie nationales.
Il serait regrettable que les nouveaux moyens, notamment numériques, mobilisés pendant l’épidémie pour assurer le contact avec la population et porter assistance aux victimes ne survivent pas à la crise. Il apparaît souhaitable que des évaluations soient réalisées en vue, le cas échéant, de pérenniser les outils qui ont permis de renouveler les formes d’assistance à nos concitoyens.
Enfin, la mobilisation sans précédent des forces de sécurité au cours des dernières semaines invite à réévaluer l’intérêt de disposer de forces de réserve pour garantir un soutien opérationnel réactif en période de crise. À cet égard, la police nationale ne paraît avoir encore su assurer, à ce jour, la montée en puissance de sa réserve civile. Il conviendra, pour ce faire, que des moyens budgétaires pérennes y soient alloués.
- Donner toute leur place aux acteurs de la sécurité civile
Il convient de donner toute leur place aux acteurs de la sécurité civile dans la gestion des crises et de fluidifier réellement les relations avec les services de santé dans une action commune et complémentaire. La commission des lois réitère sa proposition de créer des plateformes communes d’appel entre le SAMU et les pompiers.
- Adapter le droit électoral
Au-delà des adaptations ponctuelles aux circonstances sanitaires qui ont été retenues pour le second tour des élections municipales du 28 juin 2020, certaines modalités d’organisation des scrutins pourraient évoluer à l’avenir.
Ainsi, le recours aux procurations pourrait être facilité de façon pérenne. Sous le contrôle des maires et du juge de l’élection, chaque électeur pourrait recevoir deux procurations établies en France, contre une seule actuellement. Pour les électeurs les plus fragiles, le droit d’établir sa procuration depuis son domicile doit être consacré, ce qui nécessitera également de simplifier la procédure de saisine des officiers de police judiciaire.
À moyen terme, le vote par correspondance "papier" pourrait être expérimenté, en s’assurant de l’identité des électeurs et de l’acheminement sécurisé de leur pli jusqu’au bureau de vote. Les exemples de l’Allemagne, de la Suisse et de certains États américains démontrent la faisabilité de cette modalité de vote.
Enfin, une attention particulière doit être portée à l’organisation des élections consulaires des Français de l’étranger, désormais prévues en mai 2021. Il apparaît urgent de faciliter et de sécuriser le vote par internet pour ce scrutin, qui implique de convoquer 1,33 million d’électeurs à travers le monde.
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L’ensemble de ces observations seront transmises au Premier ministre ainsi qu’à la commission d’enquête, créée par le Sénat le 30 juin 2020, pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion.
Les travaux de la mission de suivi sont disponibles à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/commission/loi/missions_de_controle/mission_de_controle_sur_les_mesures_liees_a_lepidemie_de_covid_19.html
Philippe Bas (Les Républicains – Manche) est le président de la commission des lois et de la mission de suivi de la loi d’urgence. La mission de suivi est également composée de : François-Noël Buffet (Les Républicains - Rhône), M. Pierre-Yves Collombat (Communiste républicain, citoyen et écologiste - Var), Mme Nathalie Delattre (Rassemblement démocratique et social européen - Gironde), Mme Jacqueline Eustache-Brinio (Les Républicains - Val d’Oise), Mme Françoise Gatel (Union centriste – Ille-et-Vilaine), M. Loïc Hervé (Union centriste - Haute-Savoie), M. Patrick Kanner (Socialiste et républicain - Nord), M. Alain Richard (La République en marche - Val d’Oise), M. Jean-Pierre Sueur (Socialiste et républicain - Loiret), et M. Dany Wattebled (Les Indépendants - République et territoires - Nord). |
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Mathilde Dubourg
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