M. Hubert Védrine évoque devant les sénateurs ses premiers contacts avec la nouvelle administration américaine ainsi que la situation au Proche-Orient et dans les Balkans
Réunie le mercredi 18 avril 2001 sous la présidence de M. Xavier de Villepin, président, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a procédé à l’audition de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères.
M. Hubert Védrine a tout d’abord rendu compte des premiers contacts établis avec la nouvelle administration américaine lors de sa récente visite à Washington. Il a estimé que l’équipe du Président George W. Bush se montrait très consciente de la puissance exceptionnelle des Etats-Unis et portait une attention plus soutenue que l’équipe précédente aux aspects militaro-stratégiques de la politique internationale.
Le ministre a observé que dans certains domaines, comme la défense européenne ou la défense antimissiles, on ne pouvait, pour l’instant, raisonner que sur des orientations générales, le contenu précis des positions américaines n’étant pas définitivement arrêté. Pour autant, on peut se demander si les Etats-Unis ne sont pas tentés par une forme d’unilatéralisme qui pourrait provoquer un " coup de froid " sur les relations internationales. La remise en cause de l’approche coopérative mise en œuvre ces dix dernières années par la communauté internationale et la tentation d’adopter une ligne dure vis-à-vis de la Chine et de la Russie, pourraient illustrer ce nouvel état d’esprit. Le ministre a ajouté que l’attitude qui sera prise à l’égard du traité ABM de 1972, à savoir sa dénonciation pure et simple ou la recherche d’une renégociation avec la Russie, serait révélatrice de l’orientation que le nouveau Président américain souhaite imprimer à sa politique étrangère.
Abordant la situation au Proche-Orient, qui en était, d’après lui, à une phase tragique, M. Hubert Védrine a constaté qu’au sein des deux parties en présence, les partisans de la paix étaient désormais marginalisés et que le gouvernement Sharon, en donnant la priorité au rétablissement de la sécurité, menait la politique pour laquelle il avait été élu. Face à cette situation, sans doute la plus explosive depuis une quinzaine d’années, la communauté internationale se trouve réduite à tenter d’enrayer l’engrenage de la violence. Le ministre s’est, à ce sujet, félicité des déclarations fermes du Secrétaire d’Etat américain, M. Colin Powell. Il a, par ailleurs, estimé que la prochaine réunion du Conseil d’association entre Israël et l’Union européenne se déroulerait vraisemblablement dans un climat tendu, plusieurs pays européens souhaitant, à cette occasion, manifester leurs réserves à l’égard de la politique suivie par le gouvernement israélien.
M. Hubert Védrine a enfin évoqué la situation dans les Balkans en soulignant que les revendications d’indépendance au Kosovo et au Monténégro maintenaient un risque de déstabilisation de la région. Il a précisé que la dernière réunion à Paris du Groupe de contact avait permis de démontrer l’unité de vues entre les Etats-Unis et les Européens sur la question de l’avenir du Kosovo. Il a rappelé que la communauté internationale devait, en priorité, s’attacher à éviter la remise en cause des frontières par la force. S’agissant de la Macédoine, il a observé que les actions terroristes avaient été contenues et que le dialogue avait repris entre la communauté albanaise et les autorités politiques du pays.
Un débat s’est ensuite engagé avec les membres de la commission.
En réponse à M. Emmanuel Hamel qui l’interrogeait sur les relations franco-américaines, le ministre a précisé qu’en dépit des réserves qu’elle pouvait émettre sur tel ou tel aspect des positions de la nouvelle administration, la France entendait continuer à mener avec Washington un dialogue constructif.
M. Paul Masson s’est demandé quelle serait désormais l’attitude des Etats-Unis à l’égard de la Grande-Bretagne qui faisait, jusqu’à présent, figure d’alliée privilégiée.
M. Hubert Védrine, citant l’exemple des divergences américano-britanniques sur le dossier de la défense européenne, a estimé que dans l’esprit de certains responsables américains, le lien privilégié avec la Grande-Bretagne s’entendait surtout comme un alignement de cette dernière sur les positions de Washington. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de considérer que les Britanniques pourraient bénéficier, aux yeux de la nouvelle administration, d’un statut plus favorable que celui des autres partenaires européens.
A M. Pierre Mauroy qui se demandait si dans certains domaines, l’arrivée de l’administration Bush se traduirait par des inflexions positives, le ministre a répondu que si pour le moment, l’orientation idéologique marquée de certains des nouveaux responsables ne facilitait pas le dialogue sur des dossiers tels que la défense antimissiles, la défense européenne ou la lutte contre l’effet de serre, rien n’était encore figé et des évolutions plus positives étaient possibles.
A Mme Danielle Bidard-Reydet qui l’interrogeait sur les positions américaines à l’égard de l’organisation des Nations unies, M. Hubert Védrine a répondu que l’attitude générale de la nouvelle administration la portait à une grande réticence vis-à-vis de toute forme de contrainte internationale à l’encontre des Etats-Unis. Il a précisé à M. Xavier de Villepin, président, que l’engagement pris par l’administration Clinton au sujet du règlement des arriérés américains aux Nations unies, n’était pas, pour l’heure, remis en cause.
A la suite d’une question de M. Emmanuel Hamel sur l’éventuelle perception aux Etats-Unis d’une menace provenant de la Russie, M. Hubert Védrine a considéré qu’aux yeux de la plupart des responsables américains, la Russie apparaissait comme une puissance affaiblie, comme en témoignent ses difficultés à entretenir son arsenal nucléaire et sa volonté de trouver avec les Etats-Unis un arrangement sur une réduction massive du nombre des têtes nucléaires des deux pays. Pour autant, a poursuivi M. Hubert Védrine, le sentiment subsiste à Washington que la Russie pourrait constituer, par son éventuelle implication dans la prolifération nucléaire, un facteur de désordre sur la scène internationale.
Le ministre a confirmé à M. Robert Del Picchia que de puissants enjeux industriels jouaient en faveur de la poursuite des projets de défense antimissiles. Il a rappelé que des projets de ce type se succédaient depuis plus de quarante ans et répondaient à un désir d’invulnérabilité profondément ancré dans la mentalité américaine. Soulignant que, sur le fond, le sentiment de la France n’avait pas varié, il a estimé qu’il convenait désormais d’attendre que le projet de la nouvelle administration soit défini avec plus de précision pour prendre une position coordonnée avec nos partenaires européens. Il a précisé à ce propos à M. Xavier de Villepin, président, que la plupart d’entre eux, et notamment l’Allemagne, comprenaient l’intérêt de ne pas se prononcer précipitamment sur un projet qui n’est pas encore totalement arrêté.
Il a par ailleurs indiqué à M. Robert Del Picchia que, dans leurs relations avec la Chine, les Etats-Unis, en dépit de l’influence des partisans d’une ligne dure, avaient su faire prévaloir une démarche pragmatique, comme l’a illustré l’issue du différend relatif à l’avion d’observation américain.
M. Hubert Durand-Chastel, évoquant le sommet des Amériques qui se réunira prochainement à Québec et la " dollarisation " croissante des pays d’Amérique latine, s’est interrogé sur la volonté des Etats-Unis d’accélérer l’intégration économique et monétaire du continent américain. M. Xavier de Villepin, président, a souligné à ce propos l’intérêt, pour l’Europe, de renforcer ses relations avec le Mercosur.
M. Hubert Védrine a confirmé que les Etats-Unis pouvaient tirer de grands avantages d’une intégration économique accrue de l’ensemble du continent américain. Il a estimé qu’un tel projet pouvait toutefois se heurter à certains intérêts industriels ou commerciaux situés au sein même des Etats-Unis et à la résistance d’un pays comme le Brésil, qui pourrait préférer d’autres formes alternatives d’intégration économique en Amérique du Sud.
M. André Dulait a interrogé le ministre sur la position de la Syrie face à l’aggravation de la tension dans la région et en particulier dans le sud-Liban.
M. Hubert Védrine a relevé que la politique syrienne dans la région présentait une grande continuité. Il a cependant noté que la présence syrienne au Liban faisait l’objet d’une contestation intérieure croissante.
Mme Monique Cerisier-ben Guiga s’est demandé si le durcissement de la politique israélienne pouvait susciter, de la part de nos partenaires européens, une réaction plus ferme que par le passé. Elle a souhaité savoir en outre si l’accord euro-méditerranéen d’association entre Israël et l’Union européenne donnait aux Européens la possibilité d’exercer une pression sur l’Etat hébreu.
Le ministre des affaires étrangères a observé que la position de nos partenaires européens n’avait pas véritablement évolué dans la période récente. Il a ajouté que certains d’entre eux imputaient au Président Arafat la responsabilité de l’échec des négociations sur un accord de paix. Il a toutefois rappelé que, grâce aux initiatives françaises, les Quinze avaient adopté des déclarations plus fermes vis-à-vis d’Israël s’agissant notamment de la politique de colonisation dans les territoires palestiniens.
Mme Danielle Bidard-Reydet s’est étonnée de la contradiction entre la volonté de moralisation des relations internationales affichée par les pays européens et la réserve observée par ces derniers à l’égard du conflit israélo-palestinien. Rappelant ensuite que les Israéliens s’opposaient à la présence d’une force d’interposition internationale, elle s’est demandé dans quelle mesure des ONG telles que la Croix-Rouge pouvaient prendre en charge la protection des populations civiles dans les territoires palestiniens. Enfin, elle s’est interrogée sur la portée de la pression américaine ayant récemment conduit Israël à mettre fin à son incursion militaire dans la bande de Gaza.
M. Hubert Védrine a souligné que les territoires palestiniens bénéficiaient d’une aide internationale importante, financée pour une très large part par l’Union européenne. Il a également rappelé que le Croissant Rouge palestinien ainsi que d’autres ONG, notamment américaines, apportaient un soutien significatif aux populations civiles. Il a noté ensuite que la pression récemment exercée par les Etats-Unis sur Israël, mais qui, d’après lui, ne revêtait qu’un caractère ponctuel, montrait que la nouvelle administration américaine avait été sensible, en l’occurrence, aux positions défendues par la France et les pays arabes. Il a cependant observé que le Congrès américain soutenait la politique conduite par l’actuel gouvernement israélien.
M. Emmanuel Hamel a souhaité, compte tenu de la gravité de la situation, que la France prenne une position plus ferme vis-à-vis d’Israël et n’hésite pas à condamner son action.
Le ministre a tout d’abord fait observer que la plupart des régimes arabes adoptaient, dans les faits, une certaine prudence à l’égard de la question palestinienne. Il a rappelé que notre pays cherchait à privilégier l’efficacité dans les positions qu’il défendait sur le conflit israélo-palestinien, qui avait contribué, avec le temps, à faire évoluer l’attitude de nos partenaires européens.
M. Pierre Mauroy a exprimé, pour sa part, ses plus vives inquiétudes sur les risques d’aggravation de la situation dans la région. Il a estimé qu’Israël menait à l’égard des territoires palestiniens une véritable politique d’occupation. Il a ajouté que, compte tenu des liens étroits entre les Etats-Unis et le pouvoir actuel en Israël, seule l’Europe, et plus particulièrement la France, était en mesure d’adopter la position de fermeté qui s’imposait vis-à-vis de la politique israélienne.
Le ministre des affaires étrangères a estimé que l’équilibre recherché par notre pays face à l’aggravation de la tension au Proche-Orient ne présentait pas un caractère artificiel et a rappelé son souci d’éviter toute injustice à l’égard des Palestiniens.
Mme Paulette Brisepierre a également déploré la manière inadmissible dont les populations civiles étaient traitées dans les territoires palestiniens.
M. Xavier de Villepin, président, s’est interrogé pour sa part sur un éventuel changement de l’attitude américaine vis-à-vis de l’Irak.
M. Hubert Védrine a relevé que si le secrétaire d’Etat américain, M. Colin Powell, paraissait aujourd’hui déterminé à rechercher un système de sanctions plus pertinent à l’égard de l’Irak, il lui restait à rallier l’ensemble de la nouvelle administration américaine à cette possible évolution. Il a rappelé, pour sa part, la priorité accordée par la France à la substitution d’une politique de contrôle et de vigilance internationale au régime de sanctions actuel.