Service des Commissions
LA MISSION D’INFORMATION DU SÉNAT SUR LE NAUFRAGE DE L’ERIKA PRÉSENTE SES CONCLUSIONS
Réunie, le 27 juin 2000, sous la présidence de Mme Anne Heinis, présidente, la mission d’information du Sénat sur les conséquences à tirer de la catastrophe de l’Erika a adopté, à l’unanimité, les conclusions du rapport présenté par M. Henri de Richemont.
Cette mission, créée à la demande conjointe des Présidents de ses six commissions permanentes, se situait dans le droit fil de la commission d’enquête sur la catastrophe de l’Amoco Cadiz (1978), et de la mission d’information sur la sécurité du transport maritime (1994.
Le bureau de cette mission d’information était composé de MM. Henri Le Breton et Louis Le Pensec, vice-présidents, Gérard Le Cam et Fernand Demilly, secrétaires. La mission a entendu 66 personnalités et effectué trois déplacements, à Londres, à Brest, et à Bruxelles.
I . LE NAUFRAGE ET LA GESTION DE LA CRISE
La mission a souligné quatre points :
Le silence de l’Erika sur l’existence de fissures :
La mission a souligné que le 11 décembre à 14 h 30, le commandant de l’Erika a été informé de la présence de fissures sur le pont de son navire. Alors que la convention MARPOL lui faisait obligation d’informer les autorités françaises de cette situation, l’Erika, à 14 h 34 a annulé sa demande d’assistance lancée à 14 h 08. A 14 h 55, il indique au CROSS que tout va bien à bord, et que la gîte est sous contrôle, alors qu’exactement à la même heure, il informait un navire britannique de l’existence de fissures dans la tôle, ce qu’il a tu aux autorités françaises. Ce n’est qu’à 21 h 01, à l’occasion d’une conversation avec le commandant du port de Saint Nazaire au sujet d’un autre navire en difficulté, que le CROSS apprend l’existence de fissures sur le pont de l’Erika. Dans les échanges avec le CROSS, au cours de la nuit, l’Erika a envoyé des messages rassurants. L’Erika n’a lancé son appel de détresse demandant l’évacuation de l’équipage qu’à 06h 05.
La réussite du sauvetage par la Marine nationale :
Le sauvetage des 26 membres d’équipage de l’Erika était l’un des plus dangereux de ces dernières années. La mission rend hommage au courage des marins qui ont risqué leur vie pour en sauver d’autres.
L’exploit de l’Abeille-Flandre :
L’Abeille Flandre est arrivé sur zone à 12 h 00. Tous les membres de l’équipage se sont portés volontaires pour être hélitreuillés sur l’Erika . A 14 h 27, le lieutenant et le second maître ont commencé les opérations de passage de remorque, aidés par le plongeur de la Marine. Des paquets de mer noyant la plage arrière mettaient leur vie en danger. La remorque a été passée en moins de dix minutes, dans une mer démontée, les vents soufflant à plus de 110 km / heure. L’Abeille Flandre n’a pu emmener l’Erika vers les grands fonds, mais a réussi à le maintenir loin des côtes. Si le passage de remorque avait échoué, ou si la remorque avait cassé, l’épave se serait échouée en se désagrégeant le lundi 13 décembre entre 8 heures et 14 heures, sur Belle-Ile, sur Hoëdic ou sur le Croisic et 12000 tonnes de pétrole supplémentaires se seraient répandues sur les côtes.
Le pompage en mer : une réussite partielle :
Contrairement à l’avis des experts du FIPOL, qui considéraient que le pompage du fuel lourd n°2 était inutile, car on ne pouvait éviter le déversement sur les côtes, le préfet maritime a affrété, dans le cadre de la coopération européenne, plusieurs navires récupérateurs, dont l’ARCA (néerlandais) qui a pompé 630 m3 sur les 1100 pompés. C’est la première fois qu’une telle quantité de fuel lourd n°2 était récupérée dans de telles conditions.
II . LES PROPOSITIONS DE LA MISSION
La mission a formulé six blocs de propositions relevant des domaines suivants :
- Soutenir le pavillon français :
Le pavillon français est en voie de disparition, ne comprenant plus à l’heure actuelle que 215 navires. La pénurie de navigants expérimentés compromet la sécurité maritime, certains métiers ne pouvant être exercés à terre qu’avec la compétence acquise à la mer. Pourquoi la France n’a-t-elle pas institué les aides spécifiques que la Commission européenne a autorisées afin de soutenir les flottes de l’Union, alors que plusieurs autres Etats -à commencer par la Grèce- y ont recours ?
- Renforcer la sécurité maritime :
L’exemple de l’Erika montre que malgré la multiplicité des contrôles, les défaillances au niveau des structures des navires ne sont pas ou mal décelées. Seuls les contrôles opérés en cale sèche par les sociétés de classification permettent de repérer des vices de structure. Ils doivent donc être renforcés. L’activité des sociétés de classification doit elle-même être mieux contrôlée.
Dans les eaux européennes, 140 navires âgés transportent du fuel lourd du type de celui de l’Erika. Ce produit est à la fois le plus corrosif pour la structure du navire et le plus polluant pour l’environnement. C’est pourquoi les contrôles de structure et les contrôles de l’Etat du port doivent être ciblés sur les navires transportant du fuel lourd.
- Renforcer les moyens de lutte contre la pollution :
La France ne dispose pas, aujourd’hui, de moyens suffisants pour lutter contre une pollution majeure. Le recours à la coopération européenne est indispensable, mais il importe cependant de disposer sur chaque littoral de moyens propres susceptibles d’être mobilisés en urgence (navire récupérateur, avion épandeur de produits dispersants) ainsi que d’un remorqueur.
La procédure actuelle d’affrétement des remorqueurs (appel d’offres pour 3 ans) est inadaptée . Elle ne permet pas d’effectuer de nouveaux investissements et ne garantit pas que la sécurité de nos côtes soit assurée par des navires battant pavillon français.
La catastrophe de l’Erika a mis en lumière l’impréparation des autorités : les plans POLMAR terre n’étaient pas tenus à jour (l’un datait de 1980), les équipes n’étaient pas entraînées, et l’action des services de l’Etat a souffert d’un manque de coordination, s’agissant d’une pollution ayant touché quatre départements.
- Limiter les rejets sauvages en mer :
Les marées noires ne constituent qu’une infime partie des rejets d’hydrocarbures en mer, l’essentiel provenant de rejets sauvages de résidus (déballastages, dégazages).
Or, contrairement à ceux d’Europe du Nord, les ports français ne sont, dans leur majorité, pas équipés de moyens suffisants pour recycler les résidus (fonds de cale notamment). En outre, les services d’inspection des Affaires maritimes ne sont pas en mesure de vérifier que les navires quittant un port français y ont laissé leurs déchets.
- Mobiliser davantage les moyens de l’Etat :
Six ministères participent à l’action de l’Etat en mer. Or le Secrétariat général à la mer ne dispose pas des moyens juridiques et budgétaires nécessaires à une action cohérente.
- Améliorer le régime d’indemnisation :
Le système d’indemnisation résultant des conventions de 1992 sur la responsabilité et sur le FIPOL a fait preuve de son efficacité. Il privilégie, à juste titre, une logique d’indemnisation effective des victimes sur une logique de recherche à tout prix des responsabilités. Le fonctionnement du FIPOL est la traduction au niveau de l’industrie pétrolière du principe " pollueur-payeur ". Dans l’immense majorité des cas, le système actuel s’est révélé suffisant pour couvrir les préjudices.
Sans remettre en cause les principes de base que sont la responsabilité objective et limitée du propriétaire du navire et l’intervention complémentaire du FIPOL jusqu’à un certain plafond, de substantielles améliorations pourraient néanmoins être apportées. Il s’agirait d’obtenir une indemnisation à la fois plus complète et plus rapide et de moduler la responsabilité du propriétaire en fonction du danger que représente le navire et sa cargaison.
L’ensemble de ces propositions est repris ci après :
soutenir le pavillon français
- Relancer le pavillon français afin d’accroître la voix de la France à l’OMI et assurer une véritable politique de sécurité. A cette fin, accorder les aides au pavillon français -amortissement accéléré, taxe au tonnage- analogues à celles de la plupart de nos partenaires européens, dans le cadre des dérogations accordées par la Commission européenne à l’interdiction des aides d’Etat.
renforcer la sécurité maritime
l Améliorer les contrôles
- Militer pour la création d’une agence européenne de sécurité maritime, dotée à terme de ses propres inspecteurs, dans le but d’obtenir une harmonisation des contrôles par l’Etat du port, pour éviter les détournements de trafic ;
- Obtenir, comme le propose le gouvernement français, que devienne obligatoire une visite en cale sèche tous les 2,5 ans des navires de plus de quinze ans d’âge ;
- Imposer un contrôle annuel en cale sèche des pétroliers de plus de quinze ans d’âge transportant régulièrement du fuel lourd n°2 ou des hydrocarbures chauffés ;
- Cibler les contrôles sur les navires à risques, particulièrement sur les pétroliers de plus de quinze ans d’âge transportant régulièrement du fuel lourd n°2 ou des hydrocarbures chauffés ;
- Soutenir les initiatives de la Commission européenne s’agissant du contrôle des sociétés de classification. Compléter le projet de directive en cours afin d’obliger les sociétés de classification à souscrire une assurance garantissant un montant minimal déterminé, avec possibilité d’action directe contre l’assureur ;
- Modifier la législation afin de permettre au port, dans lequel un navire a été abandonné après avoir été retenu, de le faire vendre rapidement aux enchères.
l Sécuriser la structure des navires
- Supprimer les risques afférents au système de double coque américain, en obtenant de l’Union européenne de favoriser soit la construction du pétrolier E3 à pont intermédiaire développé par les chantiers de l’Atlantique, soit le système de double coque " sèche " préconisé par la société Services et transports.
l Renforcer la transparence et la prévention
- Accroître la crédibilité du système EQUASIS en étendant son contenu aux recommandations des sociétés de classification, et aux informations recueillies par les sociétés pétrolières dans le cadre des vettings auxquels elles procèdent. A cette fin, obtenir que l’Union européenne n’autorise l’accès à ses ports qu’aux navires affrétés dont la charte-partie contient l’obligation pour l’armateur de communiquer les recommandations de la classe à EQUASIS ;
- Obtenir une modification des conventions de l’OMI pour obliger, en cas d’accident, les autorités de l’Etat du pavillon à communiquer toutes les informations liées à la certification du navire aux autorités de l’Etat du port.
renforcer les moyens de lutte contre la pollution
l POLMAR MER :
- Elargir la composition de la mission d’évaluation mise en place par le préfet maritime pour assister un navire en difficulté à un pilote, un officier de port, un ancien officier de la marine marchande ayant commandé un navire du même type et à Météo France ;
- Permettre au préfet maritime d’obliger un port à recevoir un navire en difficulté ;
- se doter des équipements nécessaires pour la lutte contre la pollution et disposer sur chaque littoral de navires polyvalents capables de pomper du pétrole et de répandre des produits dispersants, d’un navire spécialisé pour récupérer du pétrole à la mer, d’avions épandeurs susceptibles d’intervenir rapidement, même par mauvais temps ;
- Remplacer les hélicoptères super frelons par des hélicoptères NH 90 ;
- Recourir à une délégation de service public pour les contrats d’affrètement des remorqueurs, afin d’allonger la durée de ces contrats et permettre que la sécurité de nos côtes soit assurée par des navires battant pavillon français dotés d’un équipage possédant l’expérience requise ;
- Affréter un quatrième remorqueur de haute mer dans le Golfe de Gascogne.
l POLMAR TERRE :
- Mettre à jour les plans POLMAR terre tous les ans et les revoir en profondeur tous les cinq ans, en collaboration avec le CEDRE ;
- Réaliser des exercices préventifs, notamment en matière de pompage ;
- Renforcer la coordination entre plan POLMAR terre et POLMAR mer ;
- Désigner, dans chaque zone de défense, un interlocuteur unique responsable du plan POLMAR terre qui pourrait être le préfet de zone de défense ;
- Identifier des sites de stockage temporaire pour les hydrocarbures récupérés, le long de la côte.
limiter les rejets sauvages en mer
- Limiter les rejets d’hydrocarbures à la mer en obligeant les ports français, quelle que soit leur taille, à s’équiper de stations de déballastage pour collecter les boues et les résidus de cale ;
- Interdire aux navires de quitter les ports européens s’il ne peuvent produire un certificat de déballastage ;
- Faire adopter sous présidence française la directive sur les installations portuaires de réception des déchets qui sera caduque si elle ne fait l’objet d’un accord avant la fin du mois de juillet prochain.
mobiliser davantage les moyens de l’état
- Rendre attractif le statut des inspecteurs de la sécurité des navires, et ouvrir ce corps à des navigants dotés d’une expérience professionnelle pour crédibiliser la volonté des autorités de doubler leur nombre ;
- Renforcer le rôle du Secrétariat général de la mer en lui donnant les moyens juridiques et budgétaires d’assurer une véritable coordination des services des six ministères concernés. A défaut, créer une direction générale de la sécurité maritime au sein des services du ministère de l’Equipement.
améliorer le régime d’indemnisation
l Agir au sein des organisations internationales
Une amélioration du régime d’indemnisation peut provenir soit d’une modification de la pratique du comité exécutif du FIPOL, dont la France est membre, soit d’une révision, dans le cadre de l’OMI, des conventions de 1992 sur la responsabilité du propriétaire du navire et sur le FIPOL.
1.-Assurer une indemnisation plus complète
- Soutenir l’élévation des limites de responsabilité du propriétaire et du plafond d’indemnisation du FIPOL (au delà des 50% qui résulteront de la procédure de révision en cours) pour porter la limite maximale d’indemnisation à 1 milliard d’euros, telle que proposée par le Gouvernement français et la Commission européenne ;
- Envisager la création d’un troisième fonds européen si les négociations dans le cadre de l’OMI pour rehausser le montant du fonds ne peuvent aboutir ;
- Obtenir une modification des conventions de 1992 pour inclure, au minimum, une clause de réévaluation automatique et périodique des montants des plafonds de responsabilité et d’indemnisation applicables, afin de ne pas les laisser progressivement perdre leur valeur.
- Obtenir du comité exécutif du FIPOL :
. une plus large indemnisation du préjudice économique indirect ;
. une indemnisation des dépenses de restauration de l’environnement effectivement réalisées.
2.- Assurer une indemnisation plus rapide
Pour supprimer les blocages du processus d’indemnisation et accélérer les règlements, agir pour que soient modifiées les conventions de 1992 afin de :
- Rendre obligatoire une médiation avant l’introduction de toute action en justice contre une décision du FIPOL sur une demande d’indemnisation. A cette fin, une liste de médiateurs serait établie dans chaque Etat-membre par le comité exécutif, sur proposition de l’administrateur et avec l’accord de l’Etat concerné. Le FIPOL serait lié par le résultat de la médiation, mais non les victimes qui conserveraient le droit de saisir les tribunaux ;
- Obtenir la hiérarchisation des créances, pour donner la priorité aux créances " de subsistance " (revenus des professionnels de la mer, notamment) sur les autres créances (dépenses publiques, restauration de l’environnement) ;
- Réduire à deux ans au lieu de trois ans après la survenance du dommage le délai de prescription pour le dépôt des demandes d’indemnisation après une marée noire;
- Prévoir l’attribution d’intérêts de retard dès que l’indemnisation effective intervient dans un délai supérieur à six mois à compter du dépôt d’une demande dûment justifiée . Ces intérêts seraient accordés en dehors des limites de responsabilité du propriétaire ou du plafond du FIPOL ;
- Prévoir que chaque État prenne des dispositions pour regrouper l’ensemble des contentieux relatifs à un même sinistre devant une seule juridiction et instituer des règles d’attribution de compétence en cas de dommages transfrontaliers.
3.- Moduler la responsabilité du propriétaire en fonction du danger que représente le navire et sa cargaison
- Soutenir la modification des conventions de 1992 pour relever les limites de responsabilité des propriétaires de navires de plus de quinze ans d’âge transportant du fuel lourd ou des hydrocarbures nécessitant d’être chauffés lors de leur transport. Ce montant de responsabilité additionnelle ne s’imputerait pas sur l’indemnisation versée par le FIPOL.
l Modifier la législation française
1.- Mieux indemniser les collectivités locales
- Modifier le plan POLMAR pour que l’Etat prenne en charge non seulement les coûts exceptionnels supportés par les communes du fait de la pollution, mais aussi les coûts fixes (notamment le coût du personnel communal), à charge pour lui de se faire rembourser par le FIPOL.
2.- Adapter la législation française au régime international
- Supprimer l’incompatibilité entre les dispositions de la loi française du 3 janvier 1967 et le régime d’indemnisation international ;
- Prévoir dans la loi française le tribunal compétent pour statuer sur les diverses contestations, qu’elles soient relatives aux droits du propriétaire à limiter sa responsabilité, ou concernent la répartition du fonds de limitation de responsabilité du navire.
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A la veille de la Présidence française de l’Union européenne, le moment est particulièrement propice pour apporter une contribution aux travaux du gouvernement et de l’Union européenne, en souhaitant que la catastrophe de l’Erika et la gestion de la crise fassent l’objet d’un retour d’expérience tant au niveau de la prévention que de la lutte contre la pollution.