Allocution du Président du Sénat, M. Gérard Larcher,
lors du dîner officiel de l’organisation Leaders pour la paix
(le 13 mai 2019)
Messieurs les Premiers ministres,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs, vous tous qui représentez différentes régions du monde,
Il y a tout juste un an, Monsieur le Premier ministre, cher Jean-Pierre Raffarin, vous établissiez les fondations de l’ONG Leaders pour la paix. Et nous étions réunis ici même au Sénat, à la fois préoccupés par les évolutions du monde, et confiants dans la capacité de votre organisation à relever les défis, immenses, qui s’offraient à elle : promouvoir envers et contre tout la paix, à travers la coopération et le multilatéralisme.
Que de chemin parcouru en à peine un an ! Leaders pour la paix a donné naissance à de multiples événements : des rencontres officielles bien sûr, la présentation d’un rapport annuel, mais également des actions de terrain, des universités itinérantes de la paix, des « Peace Lab » qui sont autant d’incubateurs d’idées innovantes, des débats avec la jeunesse, un prix pour renforcer la promotion de la pédagogie de la paix, dès le plus jeune âge ...
Ce succès, c’est celui d’une volonté, la vôtre, cher Jean-Pierre Raffarin, la vôtre collectivement, Mesdames et Messieurs, vous qui avez accepté de ne pas baisser les bras, alors que la paix recule, alors que la violence envahit jusqu’au quotidien de sociétés aux démocraties établies, alors que le multilatéralisme est si décrié et que la coopération devient pour certains synonyme de faiblesse ou d’irénisme.
Vous inscrivez vos pas, Mesdames et Messieurs, dans ceux de grands devanciers : je pense à la Communauté Sant’Egidio qui a, je le sais, inspiré votre démarche. Mais aujourd’hui votre Organisation est singulière, parce qu’elle est la seule à associer de façon si étroite décideurs politiques et société civile. Non par le biais de conférences sans lendemain ou de listes à n’en plus finir de projets dont certains, je l’espère, verront le jour, à l’image des annonces du « Forum sur la Paix » de Paris de novembre dernier.
Avec votre Organisation, Leaders pour la paix, nous ne sommes pas dans la diplomatie déclamatoire : vous avez choisi le concret, le « solide », comme l’écrivait Madame de Sévigné pour désigner le réel.
Cette année, votre rapport, établi sous l’autorité de l’Ambassadeur Pierre Vimont, auquel je souhaite rendre hommage pour les services qu’il a rendus à notre diplomatie, recherche des clefs pour relancer le multilatéralisme. Il explore les pistes de la sécurité collective, au niveau régional, pour remettre à l’ordre du jour une notion peut-être trop oubliée : la stabilité.
Vos débats n’éludent aucune question et repoussent les idées reçues : la paix, est-ce seulement l’absence de guerre ? Comment articuler la paix entre les États et la « culture de la paix », au sein des sociétés et entre les individus ? Jusqu’où l’exigence de paix doit-elle nous conduire ? Jusqu’à définir un ordre juste, jusqu’à promouvoir l’inclusion et la justice sociale au sein des États ? La paix à tout prix est-elle un but en soi ? La guerre peut-elle être juste et la paix injuste, lorsqu’elle est le fruit d’un ordre imposé par le plus fort ? La stabilité dans ce cas porte-elle les ferments d’un conflit futur et n’est-elle qu’un mirage de paix ? Faut-il préférer une paix provisoire à une paix durable ? Et ce ne sont que quelques questions …
Ces questions sont graves et difficiles. Elles ne sont pas que théoriques. Ce sont autant de vies humaines qu’elles déterminent.
Votre rapport illustre avec talent qu’il n’existe pas de solution miracle, de réponse toute faite susceptible d’apaiser les tensions en tout temps et en tout lieu. Qu’un format de négociation ad hoc qui échoue ici peut réussir ailleurs. Qu’il ne suffit pas de répéter « multilatéralisme », « multilatéralisme » pour qu’émerge une perspective de solution à un conflit. Les Syriens, les Irakiens, les Libyens et bien d’autres, l’ont appris douloureusement.
À partir de ce constat, je souhaiterais partager avec vous quelques réflexions tirées de la lecture de votre rapport et des conclusions de vos travaux. Elles vont toutes dans le sens de la défense du multilatéralisme.
La stabilité est une notion injustement décriée. Car c’est la préservation de la stabilité qui, pendant plus de trente années, a assuré la paix, bien qu’armée, en Europe, entre les pays de la zone Otan et ceux relevant du Pacte de Varsovie. A-t-on favorisé alors l’émergence en Europe de l’Est de régimes plus en phase avec nos démocraties occidentales ? On s’est en fait accommodé d’une situation injuste pour les populations des pays d’Europe de l’Est, précaire dans ses fondements, peu conforme aux droits des personnes, parce qu’une approche plus exigeante aurait probablement conduit au pire : une déflagration nucléaire, la guerre généralisée, à nouveau, en Europe.
On a préféré un équilibre instable à l’Equilibre avec un grand E. Mais on a essayé d’avancer ensemble et de consolider de façon collective la paix : ce fut la Charte d’Helsinki.
Ce raisonnement n’implique pas de renoncer à des solutions où tous les ferments d’une paix durable seraient réunis. L’objectif doit demeurer l’établissement d’une paix durable. Laissez-moi cependant vous livrer ma conviction : une paix fragile, imparfaite mais immédiate, vaut souvent mieux qu’une paix lointaine et hypothétique. L’histoire nous apprend la modestie : bien des solutions durables ont peu duré. Il nous faudrait renouer avec l’esprit d’Helsinki.
Le multilatéralisme est souvent critiqué. Mais n’est-ce pas parce que les attentes à son égard, notamment en France, ne sont pas réalistes ? L’action multilatérale peut créer les conditions de la « déconfliction », favoriser une diminution de la violence, un accès humanitaire aux civils prisonniers des affrontements, faire ressurgir un intérêt à la paix : il s’agit d’apports considérables, dans l’esprit de la Charte des Nations unies.
N’attendons pas, en revanche, que le système multilatéral fasse appliquer tout de suite des solutions toutes faites. Ne demandons pas à l’action multilatérale de façonner les Etats.
Retrouvons la culture de l’approche patiente, graduée, faite de compromis. À nouveau, un équilibre, fût-il instable, est préférable à la prolongation de la guerre, du fait d’exigences fondées mais inacceptables dans le moment. Seul le système multilatéral est à même d’enclencher la dynamique vertueuse qui peut conduire à la paix, même si l’enchaînement des étapes, - votre rapport parle de « fluidité entre les étapes » - est souvent long et ardu, et lui échappe en partie.
La seconde réflexion que je souhaiterais partager avec vous est tirée du constat des bouleversements de l’ordre mondial de l’après-guerre.
Alors que l’administration américaine, sous la présidence de M. Trump, met méthodiquement à bas un ordre multilatéral que les États-Unis ont contribué à forger ; alors que la Chine constitue peu à peu un ordre alternatif fondé sur des règles chinoises, en héritière extrême-orientale de la « pax romana » ; alors que la Russie cherche à rétablir sa puissance, et est en passe d’y parvenir ; alors que, dans les instances multilatérales universelles, comme les Nations Unies, de nouveaux états souhaitent davantage peser et rendent plus manifeste la crise de légitimité de certaines institutions ; alors que de nouveaux acteurs apparaissent, au sein de la société civile, aux côtés des États ; le statu quo n’est plus possible.
La France aurait, me semble-t-il, intérêt à reprendre le flambeau d’une réforme politique des Nations unies, et d’oeuvrer à redéfinir l’articulation avec les organisations régionales. Car celles-ci, comme l’Union africaine, fournissent un cadre adapté au traitement de tensions et de conflits localisés. De même, l’appel plus systématique aux pays de la région, parfois eux-mêmes acteurs par procuration des tensions, servirait la cause de la paix.
Vous l’aurez compris, un multilatéralisme décentralisé est une solution qui gagnerait à être plus systématiquement explorée. Mais pas de façon désordonnée ou pour servir des intérêts de puissance. En s’appuyant sur les principes de la Charte des Nations unies, sur les organisations régionales reconnues par la Charte elle-même, ou des groupes ad hoc constitués dans le cadre des Nations unies.
Il serait vain, enfin, de vouloir traiter de façon nationale les grands défis transnationaux, comme la lutte contre les dérèglements climatiques, la promotion du développement durable, les phénomènes migratoires, la lutte contre les grandes pandémies, l’éducation. Dans la plupart de ces domaines, le système multilatéral a démontré sa valeur et son caractère irremplaçable. Il est certes contesté par des acteurs de poids, les États-Unis et depuis peu, le Brésil, mais leurs gouvernements peinent à faire école et demeurent encore isolés.
Le multilatéralisme coopératif pour rechercher des réponses aux grands défis de notre temps demeure sans doute en-deçà des attentes et des espérances. Mais existe-t-il une alternative ?
Je souhaiterais conclure sur le rôle des parlements, notamment des 2ndes chambres, dans l’édification d’un monde plus apaisé.
Dans le cadre de la politique intérieure, les secondes chambres sont souvent l’écho rationalisé des passions nationales. Elles constituent un balancier stabilisateur des institutions. Diverses dans leur prérogatives, elles assurent la représentation de régions, de populations, qui seraient sans elles marginalisées. Elles sont un facteur de ciment national et en même temps de pluralité.
Pour ces raisons, le Sénat français est régulièrement sollicité pour apporter son expertise et aider à la mise en place de secondes chambres dans des pays au sortir de crises graves. La recherche de solutions inclusives pour l’ensemble des populations passe fréquemment par la création d’un Sénat : l’Irak a ainsi formulé une demande de coopération pour instituer sa seconde chambre. Nombre de pays ont fait, en Afrique, un choix identique, qu’il s’agisse du Tchad ou du Mali : leur constitution prévoit la création d’un Sénat ; la Côte d’Ivoire a vu dans l’institution récente de son Sénat la promesse de ne pas retomber dans les errements du passé et un moyen d’apaisement politique.
A leur manière, les parlements nationaux contribuent à « élever dans l’esprit des hommes les défenses de la paix », pour reprendre la belle formule inscrite dans la Charte de l’Unesco.
Les parlements nationaux favorisent aussi les contacts entre les sociétés civiles et, au titre de la diplomatie parlementaire, peuvent intervenir lorsque les relations entre les gouvernements sont grippées ou au point mort.
De ce fait, les sanctions internationales qui frappent des parlementaires, sauf dans quelques situations précises, me paraissent contre-productives, en ce qu’elles entravent la poursuite d’un dialogue que les exécutifs peinent à retisser. Je pense à la Fédération de Russie. La diplomatie est aussi l’art de l’alternative ... et la diplomatie parlementaire doit demeurer ouverte pour préparer l’avenir, lorsque les autres voies sont obstruées.
Mesdames et Messieurs, cher Jean-Pierre Raffarin, votre conférence inaugurale s’ouvrait l’année dernière sur une citation de Montesquieu, extraite de L’esprit des lois : « On nomme la paix cet effort de tous contre tous ». La paix n’est pas donnée. Elle s’acquiert. Elle se gagne. Elle s’apprend aussi.
Le système multilatéral est la meilleure école de la paix. Il est l’antichambre de la paix, parce que le dialogue et le compromis constituent son essence. Et alors que le multilatéralisme est menacé, il est plus que jamais urgent de le relancer.
La France a une responsabilité majeure et une carte à faire valoir. Non pas en présentant le multilatéralisme comme un « totem ». Mais en poursuivant inlassablement sur la voie du multilatéralisme coopératif pour répondre aux grands défis de notre temps ; en le réformant et en le décentralisant pour mieux y associer les acteurs régionaux ; en renouant avec une action multilatérale orientée vers la recherche de la stabilité et de la sécurité collective.
En défendant un multilatéralisme rénové, les Leaders pour la paix ont le souci du bien public. Mais un bien public qui épouse les frontières du monde. Et tente de réparer le présent pour préparer l’avenir.
Seul le prononcé fait foi