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N° 439
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 1996-1997
Annexe au procès-verbal de la séance du 30 septembre 1997.
PROPOSITION DE LOI
portant création d'une délégation parlementaire dénommée Délégation parlementaire du renseignement,
PRÉSENTÉE
Par M. Nicolas ABOUT,
Sénateur.
(Renvoyée à la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)
Parlement
EXPOSÉ DES MOTIFS
MESDAMES, MESSIEURS,
Dans la loi de programmation militaire que le Parlement a votée en juin 1996, un des secteurs clés de notre défense a été épargné par la restriction budgétaire, il s'agit du département du renseignement militaire et stratégique. Cette fonction opérationnelle, dite de « prévention », recouvre le renseignement, l'espace et les communications et bénéficie cette année d'un budget de 23,1 milliards de francs, soit 12,2 % du budget global de la défense. Cette priorité accordée aux services de renseignements et au renforcement de leurs moyens humains et opérationnels par le biais de l'observation satellitaire (programmes Hélios et Syracuse) est une évidence et une nécessité au regard des nouvelles missions que doivent remplir ces services.
L'effort financier ainsi consacré répond à l'impératif de prévention devenu fondamental dans un monde où les menaces extérieures n'ont plus la même visibilité. L'efficacité de cette prévention requiert l'intelligence des situations qui repose sur des moyens de renseignement à la fois humains et spatiaux. La connaissance aussi complète que possible de l'adversaire ou du concurrent demeure plus que jamais la clé principale du succès, que ce soit dans les domaines politique et militaire ou économique et commercial.
La fin de la guerre froide a entraîné un éclatement du paysage géopolitique mondial, de nouvelles menaces sont apparues, plus diffuses, plus souterraines et moins étatiques qui rendent obsolètes les anciennes doctrines militaires. De nouveaux défis se font jour comme l'intelligence économique (que l'on devrait appeler renseignement économique) et le contrôle des réseaux de communication (Internet). Tous ces phénomènes ont profondément modifié notre perception du monde, plus pacifique en raison de l'absence de toute menace massive sur nos démocraties occidentales mais également plus instable, car l'ennemi potentiel est invisible et imprévisible. En quelques années, la fonction de renseignement s'est valorisée et dilatée puisqu'elle s'intéresse dorénavant à la sphère économique en raison de l'intégration croissante des appareils économiques et financiers mondiaux qui autorise aujourd'hui toutes les pénétrations anonymes et illicites des systèmes industriels, financiers et politiques. Cette évolution constitue pour l'activité de renseignement le phénomène majeur de ces dernières années qui l'a conduit à étudier les dérives mafieuses et sectaires, ainsi que leur « entrisme » dans les appareils de l'État.
Face à ces nouveaux ennemis de la démocratie, il convient donc de soutenir la valorisation de cette fonction du renseignement. Pourtant, sa légitimation ne saurait être complète en l'absence de tout contrôle parlementaire. Avec l'exécutif, le Parlement français comme l'ensemble des parlements occidentaux, assurera ainsi un contrôle permanent sur ces services. Cette proposition de loi vise donc à instituer une Délégation parlementaire, commune aux deux assemblées, qui serait associée à notre politique du renseignement et de la sécurité nationale. Elle prend en compte les spécificités de notre histoire politico-militaire et tire les leçons des bouleversements géopolitiques qui se sont produits depuis 1989.
I. - Les handicaps culturels de la France.
Dans notre pays, le métier lié au renseignement est considéré comme suspect et souvent discrédité aux yeux des Français. Le Français est ainsi fait et considère que le fait de fournir un renseignement aux autorités constitue une délation. Il n'est pas dans l'habitude des Français de se présenter spontanément aux autorités policières ou militaires (ce que les Anglo-saxons font naturellement). C'est certainement le fruit de notre latinité (on se méfie des autorités, on essaie de contourner les lois), mais également la faute des responsables politiques qui ont toujours considéré le renseignement comme une affaire d'État, ne concernant que des spécialistes, certainement pas les citoyens. La mise à l'écart du Parlement a certainement renforcé cette tendance. Cette opacité n'a pourtant pas rendu service aux organes de renseignement de la République. Ceux-ci n'ont eu droit à de la publicité que lorsque leurs échecs auraient pu rejaillir sur les autorités de l'État. Discrédités par les révélations médiatiques et couverts par le fameux « secret défense », ces hommes de l'ombre accomplissent pourtant une mission essentielle pour notre défense. Il serait donc bon que les pouvoirs publics participent à leur « démythification » ( ( * )1) afin que se diffuse dans le pays une certaine culture du renseignement (tout citoyen français doit pouvoir participer à la défense de nos intérêts nationaux, notamment en rédigeant un rapport après chaque séjour à l'étranger).
À cet égard, on doit donc saluer l'ouverture de cycles universitaires ou séminaires consacrés au renseignement militaire et à l'intelligence économique (on a conservé le terme anglais « intelligence » comme si le mot renseignement était tabou en France), les cadres de demain doivent intégrer cette donnée quelle que soit leur responsabilité future. Qu'il s'agisse de cours dispensés à l'école, à l'université ou en entreprise ou de stages consacrés à la défense nationale, à l'image des sessions de l'IHEDN, il importe de diffuser largement dans le pays cette culture du renseignement. Une récente étude de M. Breton, chercheur au CNRS, a mis en exergue les défaillances de la communauté des informaticiens en matière de sécurité. Habitués à cette libre circulation de l'information, ils ont bien souvent peu conscience des dangers que représente l'outil informatique pour la sécurité économique des entreprises. De même que le monde de l'entreprise doit être sensibilisé aux activités de veille technologique et d'intelligence économique. Un champ d'investigation qui pourrait être l'occasion de rapprocher universitaires et industriels, civils et militaires.
Aux États-Unis, services de renseignement, politiques, industriels et diplomates travaillent souvent main dans la main et en parfaite harmonie. L'actualité de ces dernières années nous en a encore fourni quelques preuves. Quant aux services de renseignements japonais, ils représentent un levier fondamental pour l'économie nationale dont les performances en matière de veille technologique ne sont plus à démontrer. Ces services (l'AIST par exemple) sont d'ailleurs directement reliés au puissant MITI, le ministère de l'économie et de l'industrie. Le Japon s'est doté en janvier 1997 d'une centrale du renseignement militaire (DIH), première étape vers une autonomie stratégique, liée à son nouveau statut de puissance régionale.
II. - Les raisons d'un contrôle parlementaire.
La légitimité de ces services s'est donc incontestablement renforcée depuis 1989 et la réussite de leur mission d'information et de prévention auprès des politiques est plus que vitale pour notre sécurité et prendra une place croissante dans les relations internationales au siècle prochain. Une telle montée en puissance, financière, technologique et humaine, ne saurait s'opérer sans un meilleur contrôle de la part du politique qui est en charge de la politique extérieure et de défense de notre pays. Outre l'action du Gouvernement qui doit veiller à la bonne coordination de l'action de ces services, il importe désormais d'introduire une forme de contrôle parlementaire.
Le temps des espions soviétiques étant révolu, on ne peut plus mettre en avant le risque d'intelligence avec l'ennemi. Représentant du peuple souverain, le parlementaire a le sens de la nation et poursuit son action dans le souci de défendre les intérêts de son pays, quelle que soit son appartenance politique. À ce titre, il est tout à fait digne de représenter ses pairs dans une délégation restreinte qui serait chargée d'auditionner les ministres et les directeurs des services de renseignement. Associer les parlementaires à cette politique leur permettrait aussi de mieux appréhender les défis de demain dans les domaines de la défense et de la sécurité nationale.
À l'heure de la professionnalisation de nos armées, associer le Parlement à notre politique de défense, notamment dans le domaine du renseignement, permettrait de maintenir un lien fort entre l'armée et la nation. Une innovation démocratique qui répondrait également au souhait du Président de la République de voir l'action du Parlement valorisé. L'analyse des situations dans le monde occidental souligne notre singularité en la matière, cette absence de contrôle parlementaire dans notre pays ne saurait être justifiée par des raisons historiques et culturelles puisque les défis du renseignement aujourd'hui nous imposent des choix d'avenir et non des archaïsmes du passé. Les exemples à l'étranger qui suivent ( ( * )2) prouvent d'ailleurs que de telles pratiques n'ont pas porté atteinte à la défense des intérêts vitaux des pays concernés.
III. - Les exemples à l'étranger.
Aux États-Unis, il existe un véritable contrôle parlementaire sur les nombreuses agences de renseignement. Effectué par le Congrès au travers de deux commissions restreintes dont les membres sont élus pour huit ans au Sénat et six ans pour la Chambre des représentants, ce contrôle porte autant sur le budget que l'activité de ces services. Institué dans les années 70, il a été renforcé dans les années 80.
La Grande-Bretagne a instauré un contrôle parlementaire sur ces services de renseignement : lois votées en 1989 (sur le MI5, le contre-espionnage) et en 1994 (sur le MI6, l'espionnage). Il porte sur les orientations et les budgets, à l'exclusion des questions opérationnelles qui relèvent du seul pouvoir exécutif. Il est exercé par une commission composée de neuf parlementaires, nommés par le Premier ministre. L'information du Parlement se fait également par la transmission d'un rapport annuel sur le renseignement, rapport effectué par un conseiller du Premier ministre.
En Allemagne, la Constitution prévoit un contrôle parlementaire,
Les lois de 1978 et 1992 en ont fixé les modalités. Il est principalement exercé par la « commission de contrôle parlementaire » (PKK) composée de neuf parlementaires du Bundestag, élus en son sein. Elle analyse chaque année les budgets et les activités des services et peut auditionner leurs directeurs.
En Italie, c'est une commission composée de quatre députés et quatre sénateurs qui est chargée de ce contrôle, le Parlement étant destinataire de rapports trimestriels émanant de la présidence du Conseil.
Aux Pays-Bas, ce contrôle est indirect et est effectué par une commission composée des présidents des groupes politiques.
En Belgique, en application de la loi de 1991, « un comité permanent de contrôle des services de renseignement », composé de cinq titulaires et de cinq suppléants élus par le Parlement, exerce un contrôle a posteriori puisqu'il émet des avis sur les méthodes d'organisation et les activités des services et peut être saisi par le Parlement de missions d'enquête.
En Australie, l'Organisation australienne du renseignement et de la sécurité (ASIO) est l'objet d'un contrôle parlementaire depuis 1979. Il est exercé par le Comité mixte parlementaire et les comités d'évaluations du Sénat. Le Comité mixte parlementaire est composé de huit membres, il établit un rapport qui doit recevoir l'autorisation du procureur général pour être divulgué au public.
Au Canada, le Service canadien du renseignement et de sécurité (SCRS) est un organisme fédéral, créé en 1984, la même année est institué le Comité de surveillance des activités de renseignement et de sécurité. Il est composé de quatorze membres, non parlementaires, nommés par le gouverneur général, le Premier ministre et les chefs des partis politiques.
Malgré une armée en état d'alerte permanent, Israël a également instauré un contrôle parlementaire sur ces trois services (le Shinbeth responsable de la sécurité intérieure ; le Mossad, chargé du renseignement et de l'action extérieure, le Aman recherche et exploite le renseignement militaire). Ce contrôle est notamment effectué à la Knesset par les commissions Affaires étrangères et défense. Ils auditionnent les directeurs des services et se prononcent sur les budgets et les actions engagées à l'étranger.
Dans un souci de démocratisation, la Pologne s'est dotée d'une structure parlementaire afin de contrôler l'action des services de renseignement, au début des années 90.
Toutes ces expériences offrent un large panel de modèles qui peuvent être étudiés sans pour autant être transposés tels quels, en France. Ils vont d'une simple information à un véritable pouvoir de contrôle, a priori ou a posteriori. Sans ignorer la spécificité française et son histoire particulière du renseignement, qui à mon sens ne peuvent justifier l'immobilisme en la matière, le contexte mondial actuel et l'existence d'un tel contrôle dans la plupart des pays occidentaux militent en faveur d'une adaptation de notre système en instituant une participation du Parlement à notre politique du renseignement. Cette innovation ferait faire à la France une avancée significative et qualitative dans le domaine de la démocratie citoyenne et rendrait plus légitime l'action de nos services de renseignement aux yeux de nos concitoyens. L'alternance politique qui est intervenue en juin dernier n'enlève rien à la pertinence de cette proposition de loi, la refondation de notre outil de défense et son adaptation au contexte international en restent les principaux objectifs.
Pour toutes ces raisons, je vous prie, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter la présente proposition de loi.
PROPOSITION DE LOI
Article 1 er
Il est inséré dans l'ordonnance n°58-1100 du 17 novembre 1958, relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, un article 6 sexies, rédigé comme suit :
« Art. 6 sexies. - I . - Il est constitué une délégation parlementaire dénommée Délégation parlementaire du renseignement.
« II. - La délégation est composée de dix sénateurs et dix députés. Les députés sont désignés au début de chaque législature pour la durée de celle-ci. Les sénateurs sont désignés après chaque renouvellement partiel du Sénat. Pour chaque titulaire, un suppléant est désigné dans les mêmes conditions. Au début de chaque première session ordinaire, la délégation élit son Président et son vice-président, qui ne peuvent appartenir à la même assemblée.
« III. - La délégation parlementaire du renseignement a pour mission d'évaluer la politique nationale du renseignement à caractère stratégique et économique.
« IV. - La délégation auditionne à cet effet les ministres responsables de cette politique, ainsi que les directeurs des différents services de renseignement.
« V . - Les travaux de la délégation sont confidentiels, ils ne font l'objet d'aucune publicité.
« VI. -Tout parlementaire qui ne respecterait pas cette confidentialité en serait exclu selon les dispositions prévues à l'article 100 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 modifiée.
« VII. - La délégation remet chaque année un rapport au Président de la République et au Premier ministre dans lequel elle consigne ses avis et ses recommandations.
« VIII. - La délégation établit son règlement intérieur. Celui-ci est soumis à l'approbation des bureaux des deux assemblées.
« IX. - Les dépenses afférentes au fonctionnement de la délégation sont financées et exécutées comme dépenses des assemblées parlementaires dans les conditions fixées par l'article 7. »
Article 2
À titre transitoire, les premiers membres de la délégation sont désignés dans le délai d'un mois à compter de la publication de la présente loi ou de l'ouverture de la prochaine session ordinaire si le Parlement n'est pas en session.
* (1) Amiral Lacoste, « Responsabilités et éthique des services de renseignement », revue des Deux Mondes, avril 1996.
* (2) Diane Himpan-Sabatier, mémoire de DEA sur « le Contrôle parlementaire des services de renseignement », EHEI, 1996.