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N° 152

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 1995-1996

Annexe au procès-verbal de la séance du 20 décembre 1995.

PROPOSITION DE LOI

tendant à lutter contre l 'aggravation du chômage et des inégalités induites par les délocalisations d'entreprises dans les secteurs du textile, de l'habillement, du cuir, de l'électronique grand public et du jouet,

PRÉSENTÉE

Par MM. Roland COURTEAU et Raymond COURRIÈRE,

Sénateurs.

(Renvoyée à la commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation, sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement.)

Entreprises. - Chômage - Délocalisations.

EXPOSÉ DES MOTIFS

MESDAMES, MESSIEURS,

La donne dans les échanges internationaux a changé en quelques années, du fait de l'essor sans précédent des transports, des échanges d'information, de technologie et de capital, de l'explosion du système monétaire international, de l'émergence de nouveaux concurrents, notamment en Asie et en Europe de l'Est. Il est convenu d'appeler cela « mondialisation de l'économie ».

Ces transformations engendrent deux importantes modifications dans les bases du libre-échange :

- la principale différence de coûts est devenu le coût salarial, avec des écarts tels que les pays développés ne peuvent soutenir la comparaison ;

- la concurrence ne s'exerce souvent plus entre économies nationales, mais au sein des économies industrialisées, entre entreprises multinationales qui recherchent le meilleur rapport coût/production.

Cette mondialisation de l'économie et cette mutation du libre-échange libèrent des mouvements de sens contraire qui expriment dans leur plénitude la loi du libéralisme : escalade du profit qui rebondit de marchés en marchés à la poursuite des meilleurs gains, compression des revenus salariaux, ramenés vers le bas par la concurrence insoutenable sur le marché mondial du travail, accroissement du chômage et des inégalités. Et cela sans que les travailleurs des pays du tiers monde profitent de ces évolutions.

Pour éviter ces engrenages, nous devons réagir ; il faut refuser l'application du libéralisme économique qui consiste à « laisser faire » les forces du marché et à réduire toutes les « entraves » sur les salaires, les droits du travail, la protection sociale. Les États-Unis et le Royaume-Uni constituent des exemples de cette politique. Dans ces deux pays, les travailleurs disposant des niveaux de vie les plus bas ont vu leur pouvoir d'achat régresser depuis 1980, tandis qu'à l'autre bout de la chaîne les mieux rémunérés ont vu le leur s'accroître d'un tiers. D'ailleurs, jusqu'où aller ? Est-il raisonnable d'attendre que le prix du travail français ait rejoint celui du travail indonésien ?

La réponse apparaît, en conséquence, se situer dans la lutte contre les méfaits du libéralisme, et dans l'instauration, dans la coopération, de nouvelles règles plus équitables et protectrices. C'est dans cet esprit que se situe cette proposition de loi, qui vise à lutter contre l'aggravation du chômage et des inégalités induites par les délocalisations d'entreprises dans les secteurs du textile, de l'habillement, du cuir, de l'électronique grand public et du jouet.

Nous devons obtenir, en premier lieu, l'application de règles équilibrées dans les échanges. Il est indispensable que la concurrence se fasse à armes égales, ce qui implique l'interdiction du « dumping », des contrefaçons, une ouverture égale des marchés... (article premier).

Pour ne prendre que l'exemple du secteur de la chaussure, les entreprises françaises continuent de subir des concurrences, dont certaines sont pour le moins déloyales, de certains pays tiers, et même européens. Sur un marché national de 330 millions de paires de chaussures, 230 millions sont importées. Cette concurrence entraîne de graves difficultés dans les entreprises françaises (l'exemple de l'industrie de la chaussure dans la Haute Vallée de l'Aude est significatif) : 10 millions de paires de chaussures supplémentaires importées représentent 2 500 emplois de moins en France. Dans ces conditions, le « dumping » de certaines importations est inacceptable : il entraîne réductions d'effectifs, fermetures d'entreprises et délocalisations (la chaussure est le deuxième secteur touché de plein fouet par les délocalisations).

En deuxième lieu, nous devons obtenir une modification des taux de change, y compris en Europe, et le rétablissement de règles du jeu monétaire stables et équilibrées. Le faible coût de certains produits importés résulte aussi, en grande partie, de la sous-évaluation manifeste de certaines monnaies. Il est de même nécessaire de lutter contre la spéculation internationale : aujourd'hui, 90 % des transactions sur devises ont un but spéculatif (art. 2).

En troisième lieu, nous devons exporter nos exigences dans le domaine des droits économiques, sociaux et écologiques de l'homme, et pour cela imposer dès maintenant le respect de certaines normes, dans le cadre de la nouvelle Organisation mondiale du commerce : interdiction du travail des enfants, limitation des durées de travail, notamment pour les femmes... Sous l'égide du BIT, des dizaines de conventions ont été signées sur les droits et protections des travailleurs. Il faut que ces règles soient respectées, y compris dans les pays européens.

Il ne s'agit pas de se fermer aux productions des autres pays, mais d'obtenir le respect de règles minimum dans l'intérêt de tous, et en particulier des pays en voie de développement, afin que leurs efforts n'aillent pas jusqu'à l'extrême exploitation de la personne humaine et à la destruction d'un environnement qui manquerait au bonheur des générations futures. Toute importation en provenance de pays qui ne respecteraient pas ce code social minimum devrait donc être taxée, le produit de cette taxe étant utilisé pour financer des projets sanitaires, éducatifs et sociaux dans les pays en voie de développement (art. 3 et 4).

Mais il apparaît de même nécessaire que la France se dote de moyens de protection rapides et efficaces lorsqu'un pays ou une entreprise ont recours à des pratiques déloyales ne respectant pas les règles minimales du commerce international, ou lorsque des importations menacent l'existence même de secteurs sensibles ou en profonde difficulté. Le relèvement sélectif des droits de douane ou la détermination de quotas d'importation par produits doivent alors pouvoir être réalisés pour une durée limitée (art. 5 et 6).

Enfin, il apparaît indispensable de contrôler spécifiquement le mouvement de délocalisations d'entreprises.

Les entreprises qui délocalisent cherchent à profiter d'une main-d'oeuvre moins chère, non protégée, et à vendre là où il y a le pouvoir d'achat. Non seulement elles créent du chômage dans leur pays d'origine mais, en plus, elles se libèrent de leurs obligations sociales, sans apporter réellement de richesses nouvelles aux pays producteurs. Le développement de telles pratiques perturbe les règles de la concurrence, accentue les problèmes d'emploi des pays développés, aggrave les inégalités et pousse à l'égalisation des salaires par le bas.

Cet engrenage infernal induit par les délocalisations s'accélère dans certains secteurs. Le textile, l'habillement, le jouet, la chaussure, l'électronique grand public sont les plus touchés. Mais ils risquent d'être suivis par de nombreux autres secteurs. Il apparaît donc indispensable de contrôler, d'enrayer et d'inverser le mouvement des délocalisations.

La première action consiste à lancer une grande politique des labels d'origine, afin qu'une information précise et contrôlée de la provenance des produits puisse être réalisée (art. 7).

La seconde, c'est d'instituer un contrôle sévère de ces entreprises, accompagné de taxations spécifiques, sociales et fiscales, afin de pénaliser l'acte de délocalisation, ainsi que les bénéfices qui en résultent ; et inciter à la relocalisation des activités en France (art. 8 à 12).

Telles sont les dispositions que nous vous demandons, Mesdames, Messieurs, de bien vouloir adopter.

PROPOSITION DE LOI

Article premier.

Afin de préserver l'emploi dans les secteurs du textile, de l'habillement, du cuir, de l'électronique grand public et du jouet, le Gouvernement prendra des initiatives internationales pour obtenir l'application de règles équilibrées dans les échanges, et en particulier 1'interdiction du « dumping », des contrefaçons, ainsi qu'une ouverture égale des marchés.

Il prendra également des initiatives pour un renforcement de 1'action de la Communauté européenne dans ces domaines.

Art. 2.

Afin de préserver l'emploi dans les secteurs du textile, de l'habillement, du cuir, de l'électronique grand public et du jouet, le Gouvernement prendra des initiatives européennes et internationales afin d'obtenir la réunion d'une conférence internationale permettant le rétablissement de règles du jeu monétaire stables et équilibrées, 1'établissement de parités monétaires conformes aux réalités économiques des pays, la création d'un fonds international de stabilisation alimenté par le produit d'une taxe de 1 % o pesant sur les placements de très court terme.

Art. 3.

L'importation des denrées, matières et produits de toute nature et de toutes origines, dans les secteurs énumérés à l'article premier, et dont la fabrication ou la transformation ont été réalisées, en totalité ou en partie, par une main-d'oeuvre enfantine, ne satisfaisant pas aux obligations législatives ou réglementaires imposées sur le territoire de la République française en matière d'emploi des mineurs non libérés de l'obligation scolaire, est prohibée ou réglementée par un arrêté du ministre du budget stipulant un relèvement dissuasif et significatif des droits de douane.

Art. 4.

L'importation des denrées, matières et produits de toute nature et de toutes origines, dans les secteurs énumérés à l'article premier, et dont la fabrication ou la transformation ne répondent pas aux règles sociales minimum édictées par le B.I.T., supportent un droit de douane supplémentaire, dont le taux est fixé par arrêté du ministre du Budget.

Le produit de cette contribution supplémentaire sera utilisé pour financer des projets sanitaires, éducatifs et sociaux dans les pays en voie de développement.

Art. 5.

Lorsque, dans les secteurs énumérés à l'article premier, un pays ou une entreprise recourent à des pratiques déloyales ne respectant pas les principes du commerce international, le ministre du Budget peut imposer, pour une durée limitativement fixée, un relèvement significatif des droits de douane, applicables aux importations provenant de ce pays ou de cette entreprise.

Art. 6.

Lorsque les intérêts vitaux d'un des secteurs économiques énumérés à l'article premier sont en jeu, le Gouvernement, par décret en Conseil d'État, peut relever, pour une durée limitée, les droits de douane applicables aux importations dans ce secteur particulier, ou déterminer des quotas d'importation par produits.

Art. 7.

Un projet de loi sera déposé avant le 1 er octobre 1996 tendant à définir et développer une politique de labels d'origine.

Art. 8.

Lorsqu'une entreprise procède à une délocalisation d'activité à l'étranger, dans les secteurs énumérés à l'article premier, entraînant des licenciements sur le territoire français, ceux-ci ne peuvent intervenir que sur autorisation des inspecteurs du travail dont dépendent les établissements concernés.

Art. 9.

Le taux de l'impôt sur les sociétés est porté à 50 % pour les entreprises dont les résultats d'exploitation des deux derniers exercices clos sont bénéficiaires et qui procèdent durant l'exercice à des délocalisations d'activité à l'étranger, dans les secteurs énumérés à l'article premier.

Art. 10.

Les entreprises qui ont procédé durant les cinq exercices précédents à une délocalisation d'activité à l'étranger hors Union européenne, dans les secteurs énumérés à l'article premier, doivent acquitter une contribution supplémentaire d'impôt sur les sociétés, dont le taux est fixé par décret en Conseil d'État.

Art. 11.

Les entreprises domiciliées en France qui détiennent des établissements ou des filiales de production industrielle à l'étranger hors pays de l'Union européenne dans les secteurs énumérés à 1'article premier doivent acquitter une contribution établie en fonction de la valeur ajoutée de ces établissements, dont le taux est fixé par décret en Conseil d'État.

Cette contribution est versée aux organismes de sécurité sociale.

Art. 12.

Les entreprises qui détiennent des filiales à l'étranger doivent informer l'administration fiscale de l'ensemble des relations financières qu'elles ont avec elles.

A défaut de réponse complète et suffisante, l'administration fiscale peut déterminer les produits imposables par comparaison avec ceux des entreprises similaires.

Art. 13.

Le Gouvernement présentera avant le 1 er octobre 1996 un rapport étudiant l'importance et les conséquences, tant économiques que sociales, des délocalisations, et présentant les actions menées en application des articles premier et 2 de la présente proposition de loi.

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