Suppression de la peine complémentaire d'interdiction du territoire français
N°
272
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2001-2002
Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 21
février 2002
Enregistré à la Présidence du Sénat le 22 mars
2002
PROPOSITION DE LOI
tendant à
supprimer
la
peine
complémentaire
d'
interdiction
du
territoire
français
,
PRÉSENTÉE
Par Mme Nicole BORVO, MM. Robert BRET, Guy FISCHER, Mmes Marie-Claude BEAUDEAU, Danielle BIDARD-REYDET, M. Yves COQUELLE, Mmes Annie DAVID, Michelle DEMESSINE, Évelyne DIDIER, MM. Thierry FOUCAUD, Gérard LE CAM, Mmes Hélène LUC, Josiane MATHON, MM. Roland MUZEAU, Jack RALITE, Ivan RENAR, Mme Odette TERRADE et M. Paul VERGÈS,
Sénateurs.
( Renvoyée à la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale sous réserve de la constitution éventuelle d'une commission spéciale dans les conditions prévues par le Règlement ).
Justice. |
EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
A la fin de l'année dernière, la sortie en salle du
film-reportage de Bertrand Tavernier, «
Histoires de vies
brisées
», a remis sous les feux de l'actualité le
combat d'individus et d'associations mené depuis de nombreuses
années pour la suppression de la double peine.
La « double peine », c'est cette anomalie de notre droit
pénal qui aboutit à punir par deux fois pour un même
délit une personne, au motif exclusif qu'elle n'est pas de
nationalité française : condamnation à une peine de
prison et interdiction du territoire prononcée par le juge judiciaire ou
arrêté d'expulsion pris par l'autorité administrative.
Chaque année, ce sont ainsi près de 20 000 personnes qui font
l'objet d'une peine d'interdiction du territoire français
prononcée par un tribunal. Parmi elles, nombreuses sont celles pour qui
cette peine aura des conséquences extrêmement lourdes parce que,
en France depuis nombreuses années, elles y ont toutes leurs
attaches : familiales, privées, sociales et économiques. Le
retour dans un pays avec lequel elles n'ont d'autres liens que celui d'une
« nationalité de papier » apparaît alors,
à bien des égards, dramatique lorsqu'il les sépare de leur
famille, leurs parents, leurs frères et soeurs quand ce n'est pas leur
conjoint et leurs enfants, leurs amis, leurs voisins, leur école ou leur
travail.
C'est en ce sens qu'il convient de parler de « vie
brisée », laquelle ne s'arrête pas seulement à la
personne bannie elle-même, mais se répercute également sur
son entourage en privant les enfants de père ou de mère, les
femmes de mari, les petits-enfants de grands-parents.
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* *
La
présente proposition de loi tend
à la suppression de la peine
d'interdiction du territoire dont peuvent être assortis un certain nombre
de délits
, telle que prévue par le code pénal, le code
du travail ou par des lois plus spécifiques telle la loi de 1973 sur
l'hébergement collectif ou la loi de 1984 sur la sécurité
des manifestations sportives.
Elle ne vise donc pas la peine d'ITF prononcée en application de
l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative à l'entrée et au
séjour des étrangers en France. Ce faisant, les auteurs de la
proposition de loi ont conscience de laisser de côté les nombreux
problèmes posés par la coexistence d'une voie administrative et
d'une voie judiciaire d'éloignement du territoire, de même que
ceux tenant à une définition particulièrement large de
l'atteinte à l'ordre public contenue dans les arrêtés
d'expulsion : le rapport de la commission de réflexion mise en
place par Mme Guigou en 1998 et Mme Chanet sur les peines d'interdiction du
territoire en faisait largement mention.
Néanmoins, il leur a semblé que les peines d'ITF prévues
dans le cadre de cette ordonnance relevaient d'une autre problématique
et exigeaient leur réexamen dans le cadre plus général
d'une réflexion sur la politique d'immigration que la France entend
mener et notamment la question de la pénalisation du séjour
irrégulier et la définition des catégories
protégées.
*
* *
La peine
d'interdiction du territoire français que le juge pénal peut
être amené à prononcer en sus de la condamnation
principale, n'est apparue que très récemment dans notre
droit : prévue par la loi du
30 décembre 1970 dans le
cadre strict d'infractions à la législation sur les
stupéfiants, elle n'a été sinon
généralisée, du moins largement étendue qu'à
l'occasion de la refonte du code pénal en 1992-93. Avec les dispositions
particulières prévues dans le code du travail ou dans des lois
particulières, ce sont aujourd'hui plus de 200 délits qui peuvent
être sanctionnés d'une peine d'interdiction du territoire
français.
Or, il faut bien admettre qu'à plus d'un titre cette peine
contrevient aux principes directeurs de notre droit pénal
:
1° La peine d'interdiction du territoire français est
discriminatoire
; elle heurte singulièrement le principe
d'égalité devant la loi pénale en créant une peine
sans lien direct avec l'infraction elle-même
: l'ITF est en
effet prononcée du seul fait de la nationalité de celui qui l'a
commise, et ne peut donc être raccrochée à l'infraction.
En ce sens, il semble difficile de l'assimiler à une peine
complémentaire laquelle se rapporte au délit commis : tel
est le cas de la suspension du permis conduire, prononcée pour
sanctionner, à titre complémentaire, le délit
d'excès de vitesse ou de l'injonction de soins qui peut être
imposée à l'usager de stupéfiants. A l'inverse, on serait
bien en mal de définir ce que l'interdiction du territoire a pour objet
de sanctionner.
Si l'on veut que le principe d'égalité devant la loi
pénale soit pleinement respecté
, il doit être admis que
les français et les étrangers encourent les mêmes peines
pour les mêmes infractions.
2° La discrimination créée par la peine d'ITF est
poussée à son paroxysme lorsqu'on s'attache à ses
conséquences, qui vont jusqu'à
contredire le principe de
personnalisation des peines
.
En effet, en même temps qu'elle exclut les peines alternatives (travail
d'intérêt général, sursis mise à
l'épreuve ou bracelet électronique), le prononcé d'une
peine d'interdiction du territoire français rend impossible les mesures
d'aménagement de la peine : ni régime de semi-liberté, ni
libération conditionnelle ou permission de sortie ne pourront être
octroyés à ce détenu-interdit du territoire, quel que soit
son comportement en prison.
Au-delà, le détenu condamné à une peine d'ITF ne
bénéficie ni du droit au travail, ni du droit à une
formation professionnelle au motif de sa situation irrégulière au
regard du droit au séjour.
Dès lors, c'est le
sens même de la peine
qui se trouve
singulièrement dilué avec l'ITF
en effaçant l'objectif
de réinsertion sociale, que notre société tend pourtant
à mettre au coeur de la peine de prison : elle ne permet ni
d'orienter le temps carcéral autour d'un projet social, ni de prendre en
compte le parcours personnel du détenu puisque la peine est
prononcée en amont de la peine de prison, ni de préparer un
retour à la société rendu quasiment impossible à la
sortie de prison : ainsi dépourvu de sa fonction d'amendement et de
reclassement, l'emprisonnement devient plus difficilement toléré.
3° Enfin,
les conséquences
de la peine d'interdiction du
territoire français apparaissent particulièrement extrêmes
lorsque, on l'a déjà évoqué, les liens familiaux et
privés avec la France sont anciens et forts.
Car, et contrairement à l'état du droit avant 1993, tout
étranger peut faire l'objet d'une peine d'interdiction du
territoire : aucune catégorie n'en est véritablement
exclue, quels que soient ses liens avec la France, la seule exigence,
résultant des textes, venant de la nécessité d'une
« motivation spéciale ».
Une étude menée au printemps 2001 par les correspondants du
réseau CIMADE devait montrer, que dans 60% des cas, la peine d'ITF
intervenait plus de 10 ans après la délivrance du premier titre
de séjour ; que 31% des personnes visées étaient
arrivées en France avant l'âge de 6 ans, 48% étaient
parents d'enfant français et 68% vivaient maritalement ou en
concubinage. Lorsqu'il s'agit de personnes ayant passé toute leur
scolarité en France, qui sont ainsi «
devenus
sociologiquement, humainement, culturellement français sans pour autant
le devenir juridiquement
» (Chanet, proposition n°7,
op.cit.), l'atteinte à la vie privée et familiale, apparaît
particulièrement démesurée alors même que la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme confirme
l'applicabilité de l'article 8 de la Convention aux peines d'ITF (
cf.
affaire Mehemi c/ France, 26 sept. 1997
s'agissant du refus jugé
abusif opposé à une requête en relèvement d'ITF).
Ce d'autant que la peine d'ITF ne permet que rarement le droit à
l'oubli
: exclue des lois d'amnistie, son relèvement se fait
dans des conditions extrêmement restrictives à tel point qu'on
peut parler d'un véritable «
bannissement
»,
dont l'archaïsme ne peut échapper et qui nous interpelle sur le
caractère « proportionnel » d'une telle peine au
sens où l'entend la Convention Européenne des Droits de l'Homme.
L'argument de l'efficacité est fréquemment invoquée
à l'appui de la mesure d'interdiction du territoire. Cet argument ne
peut justifier à lui seul
le caractère profondément
injuste d'une mesure que nombre de pays européens ne connaissent
pas,
alors qu'il existe
dans notre droit une voie administrative
d'éloignement qui permet à l'administration de prononcer une
mesure d'expulsion à l'encontre de l'étranger qui,
à
l'issue de la peine de prison et compte tenu de son parcours individuel
,
présentera une menace pour l'ordre public.
C'est dans cet esprit que les auteurs de la proposition de loi vous proposent,
Mesdames et Messieurs, d'adopter la proposition de loi suivante :
PROPOSITION DE LOI
Article unique
Les
articles 131-30, 213-2, 221-11, 222-48, 225-21, 311-15, 312-14, 321-11, 322-16,
324-8, 414-6, 422-4, 431-8, 431-12, 431-19, 434-46, 435-5, 441-11, 442-42,
443-7, 444-8 du code pénal sont abrogés.
Les articles L. 362-5 et L. 364-9 du code du travail sont abrogés.
L'article 8-1 de la loi n° 73-548 du 27 juin 1973 relative à
l'hébergement collectif, tel que modifié par la loi
n°93-1027 du
24 août 1993 est abrogé.
Le dernier alinéa de l'article 42-11 de la loi n° 84-610 du
16
juillet 1984 relative à l'organisation et à la promotion des
activités physiques et sportives est abrogé.
Le II. de l'article 18 de la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation
et de programmation relative à la sécurité est
abrogé.