EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Lors de son discours d'adieux à la Nation le 15 janvier 2025, le Président Joe Biden s'est inquiété de l'arrivée au pouvoir d'une « oligarchie » soutenue par un « complexe technologico-industriel », de l'« avalanche de désinformation qui permet l'abus de pouvoir » et a appelé à ce que les réseaux sociaux puissent rendre des comptes.

Un avertissement qui vient relayer les inquiétudes manifestées à l'égard des ingérences récentes de ce même « complexe » dans les débats et processus démocratiques européens.

Les risques politiques et sociétaux inhérents au développement des réseaux sociaux ont été identifiés depuis plusieurs années par l'Union européenne, mais la prise de conscience de leur impact systémique est plus récente : « les réseaux sociaux sont devenus le nouveau champ d'affrontements idéologiques qui dépassent les frontières des États-nations. Ils permettent à certains acteurs politiques de développer des narratifs alternatifs à une échelle industrielle. Ils jouent sur les interférences et la manipulation de l'information. L'idée sous-jacente est moins de convaincre une audience donnée de la viabilité d'une idéologie donnée. Il s'agit plutôt de renforcer le malaise démocratique dans certaines démocraties, de répandre de la confusion et de la défiance dans nos systèmes politiques, et d'encourager le développement de groupes conspirationnistes1(*). »

Cette menace a conduit l'Union européenne à se doter de règles juridiques spécifiques et contraignantes. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD), en application depuis le 25 mars 2018, vient renforcer les droits des utilisateurs européens d'internet, responsabiliser les acteurs traitant des données et assurer une coopération renforcée entre les autorités de protection des données. Le Règlement sur les marchés numériques (DMA) entend prévenir les abus de position dominante des géants de l'internet et garantir des conditions de concurrence équitables sur le marché numérique européen. Selon le principe de « ce qui est interdit dans l'espace physique l'est dans l'espace numérique », le Règlement sur les services numériques (DSA), entré en vigueur comme le DMA le 17 février 2024, fixe un ensemble de règles destinées à responsabiliser les plateformes numériques dans la lutte contre les contenus illicites ou préjudiciables de manière à garantir les droits fondamentaux des internautes européens et à prévenir en particulier toute manipulation de l'information. Afin de renforcer la lutte contre « les risques systémiques des plateformes en ligne qui peuvent avoir des effets négatifs réels sur nos sociétés démocratiques2(*) », des lignes directrices adoptées le 26 mars 2024 par la Commission européenne sont venues renforcer les obligations des très grandes plateformes dans la surveillance des risques sur l'intégrité des processus électoraux en Europe. Inédite au plan mondial, cette législation contraignante prévoit également des astreintes et des sanctions pour les très grandes plateformes, avec des amendes pouvant aller jusqu'à 6 % de leur chiffre d'affaires mondial, et en cas de violations graves et répétées du Règlement, une interdiction de leurs activités sur le marché européen peut être décidée.

Seize enquêtes ont, depuis, été ouvertes par la Commission européenne à l'encontre des très grandes plateformes en ligne, procédure permettant à terme d'éventuelles sanctions ou décisions de la Cour de Justice de l'Union européenne. Jusqu'à présent, seule une enquête pour manquement à l'encontre de Tiktok a permis le retrait de l'UE de son programme Lite Rewards3(*). Le 18 décembre 2023, la Commission européenne avait ouvert une procédure formelle d'infraction à l'encontre du réseau social X pour manquement aux règles européennes ; en juillet 2024, elle avait estimé, dans des conclusions préliminaires de son enquête, que X enfreignait ses obligations en matière de modération des contenus illégaux et de lutte contre la désinformation, en particulier les obligations de transparence concernant les publicités diffusées et l'accès aux données de la plateforme pour les chercheurs.

Nous assistons pourtant aujourd'hui à un changement de paradigme. Le contrôle de la quasi-totalité des médias sociaux en Europe par des acteurs extraeuropéens, faute d'alternative, participe de la dégradation de la diversité des médias et du débat démocratique. L'arsenal juridique européen est aujourd'hui devenu la cible des dirigeants de géants numériques qui n'hésiteront pas à le remettre en cause. Les plateformes et réseaux ne sont plus seulement les supports de la propagation de fausses informations, d'idées illibérales et de théories du complot ; ce sont les dirigeants des deux plus grandes entreprises numériques du monde qui sont aujourd'hui soupçonnés de manipuler leurs propres algorithmes aux fins de diffusion de leurs propres opinions et de déstabilisation des cadres et processus démocratiques. Ce sont également des dirigeants politiques qui sont directement interpellés et ciblés, des partis favorisés. L'entrée du patron du réseau X dans la nouvelle administration américaine pourrait faire entrer ces attaques de nature systémique dans le cadre de la guerre hybride, dès lors qu'il serait l'instrument du pouvoir en place.

Selon Asma Mhalla, « les Big tech deviennent des entités hybrides qui remodèlent la morphologie des États, redéfinissent les jeux de pouvoir et de puissance entre nations, interviennent dans la guerre, tracent les nouvelles frontières de la souveraineté. S'ils sont au coeur de la fabrique de la puissance étatsunienne face à la Chine, ils sont également des agents perturbateurs de la démocratie »4(*).

La Commission européenne vient d'ouvrir, le 17 décembre 2024, une enquête sur le réseau TikTok, soupçonné d'avoir joué un rôle dans la campagne de soutien illicite organisé par la Russie du candidat d'extrême droite, Calin Georgescu, arrivé en tête au premier tour de l'élection du 24 novembre dernier dont les résultats ont été annulés par la Cour constitutionnelle roumaine.

Elon Musk a ainsi soutenu directement le parti d'extrême-droite AfD dans le cadre des élections fédérales allemandes prévues le 23 février 2025 et s'en est pris au Premier ministre britannique Keir Starmer, l'accusant d'avoir été le « complice » de réseaux pédocriminels dont les crimes viennent d'être rendus publics et réclamant la prison pour le dirigeant travailliste.

Le 7 janvier dernier, le fondateur M. Zuckerberg du Groupe Meta, responsable des plateformes Facebook et Instagram, annonçait pour les États-Unis une révision de sa politique de modération (« fact checking »), dont le soin sera désormais laissé aux notes de la communauté et non plus aux modérateurs des plateformes, et annonçait vouloir « travailler avec le Président Trump pour faire pression sur les gouvernements du monde entier qui s'en prennent aux entreprises américaines », et mettant en cause la régulation numérique européenne, estimant que « l'Europe a un nombre croissant de lois qui institutionnalisent la censure et empêchent l'innovation ».

La prudence sinon l'attentisme manifestés ces derniers jours par les institutions européennes et par la plupart des dirigeants européens à l'égard de ces attaques répétées, soucieux de ménager l'allié américain, portent en eux les germes de la désunion et de l'inaction. Le contexte devrait au contraire fournir l'opportunité d'une réaffirmation européenne, alors que se profile une bataille idéologique qui servirait à terme les intérêts conjoints des dirigeants américain et russe.

La perspective d'une compétition exacerbée sur la scène internationale qu'elle soit économique, industrielle, commerciale ou technologique, la volonté manifestée par le nouveau Président américain d'organiser le désordre mondial, au seul profit des intérêts des États-Unis, les attaques contre le principe même d'Europe, à travers celles contre son territoire, ses normes et ses valeurs démocratiques, doivent, au contraire, être l'occasion, pour l'Europe, de démontrer la pertinence de son modèle fondé sur la primauté de l'État de droit. La présidente de la commission des affaires économiques du Parlement européen, Aurore Lalucq, rappelait à juste titre que « l'Europe ne peut plus faire preuve de faiblesse et de naïveté. Elle doit défendre ses acteurs et ses valeurs. Il y va de la protection de notre souveraineté économique, numérique et industrielle tout autant que de la préservation du débat démocratique ». La lutte contre les ingérences étrangères devrait être le premier terrain d'entente à rechercher. L'Europe ne doit pas seulement devenir un refuge mais aussi un recours, capable de s'ériger en modèle de référence pour peser sur la scène internationale. Ce sont bien les atouts d'une Europe Puissance qu'il faut aujourd'hui réaffirmer.

Dès lors, le respect et l'application des règles numériques européennes constituent un enjeu vital pour l'Union européenne. À l'heure où la Commission européenne est tentée par une réévaluation des enquêtes en cours à l'encontre d'Apple, Meta et Google, qui pourrait la conduire à réduire ou modifier leur portée, c'est bien l'impératif de diligence qui devrait primer afin de réaffirmer la crédibilité du seul cadre réglementaire numérique contraignant à ce jour au niveau mondial. Nous serons respectés que si nous respectons et faisons respecter nos propres lois.

Au Parlement européen, les sociaux-démocrates, rejoints par les libéraux et une grande partie du PPE, considèrent aujourd'hui que « la nouvelle Commission européenne, et en particulier sa vice-présidente Henna Virkkunen, doivent tenir responsables Meta et les autres géants de la technologie, et les empêcher de se servir de l'élection Donald Trump comme prétexte pour réinitialiser la réglementation du monde numérique aux États-Unis et dans le reste du monde. C'est la protection de la société et des citoyens européens en ligne qui se joue, ainsi que la réputation de l'UE en tant que leader mondial en matière de réglementation du secteur technologique. »

L'objet de la présente proposition de résolution européenne est, premièrement, de demander à la Commission européenne l'application stricte du cadre réglementaire numérique européen et une réponse forte aux tentatives de déstabilisation du cadre juridique et démocratique européen ; deuxièmement, d'inviter le gouvernement à défendre au Conseil, dans le cadre d'une stratégie numérique européenne renouvelée, le renforcement de solutions européennes souveraines tant en matière d'infrastructures, de développement de technologies, en particulier liées à l'IA, de stockage de données et de gouvernance afin de réduire les dépendances et de favoriser l'innovation et la compétitivité européenne ; troisièmement, d'inviter le gouvernement à défendre le renforcement de l'arsenal législatif européen de lutte contre les ingérences étrangères et la désinformation et contre toute atteinte à la démocratie, aux valeurs, et à la pluralité des médias.

* 1 Les réseaux sociaux nourrissent-ils les populismes ? Échange entre Asma Mhalla et David Chavalarias, Institut Montaigne, 27 janvier 2023.

* 2 Thierry Breton, commissaire européen chargé du Numérique, 26 mars 2024

* 3 Source : Commission européenne, supervision des très grandes plateformes (VLOP) et des très grands moteurs de recherche (VLOSE)

* 4 « Technopolitique : comment la technologie fait de nous des soldats », 2024.

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