EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'article R. 1322-2 du code de la santé publique, issu de la directive 2009/54 CE, indique qu'une eau minérale naturelle « eau microbiologiquement saine [...] tenue à l'abri de tout risque de pollution » se distingue des autres eaux destinées à la consommation humaine « par sa nature, caractérisée par sa teneur en minéraux, oligoéléments ou autres constituants » et « par sa pureté originelle. » Par conséquent, une eau minérale naturelle ne doit pas être impactée par une pollution, notamment de nature microbiologique, et ne peut faire l'objet d'aucun traitement ou adjonction que ceux autorisés par la réglementation.

Dans ce cadre, la commission d'enquête analysera la violation par un certain nombre de minéraliers embouteilleurs d'eau de leurs obligations réglementaires remettant en cause les caractéristiques voire la sécurité des eaux qu'ils commercialisent. Ce scandale - aussi connu sous le nom de « Nestlé Waters », du fait d'une implication particulière de cet acteur - est multidimensionnel et met en cause des pratiques industrielles ainsi que leur contrôle par les autorités publiques.

La tromperie commerciale à grande échelle en constitue le premier volet. Le 30 janvier 2024, la cellule investigation de Radio France et du journal Le Monde révélait que, selon un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), 30 % au moins des marques francaises avaient recours aÌ des traitements non conformes à la réglementation relative aux eaux minérales naturelles et aux eaux de source, et 100 % des marques françaises des eaux minérales naturelles du groupe Nestlé Waters. Ces eaux subissent des traitements analogues à l'eau du robinet dont le prix est 100 à 200 fois inférieur.

Le deuxième volet de ce scandale est le risque sanitaire. Le 4 avril dernier, les mêmes médias révélaient que, d'après une note de l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), la « qualité sanitaire » des eaux du groupe Nestlé n'était pas garantie considérant la présence de microorganismes dans l'eau captée. Cette note de l'ANSES date de novembre 2023 et a été adressée au gouvernement. Elle affirme que de la matière fécale a été retrouvée dans les prélèvements effectués. Quelques mois plus tard, la société Nestlé Waters a indiqué retirer de la vente et détruire 2,9 millions de bouteilles « par précaution » après une demande du préfet du Gard.

Le scandale concerne aussi une forme d'accaparement de la ressource. Dans le cas de Nestlé Waters, 19 milliards de litres d'eau prélevés sur 9 puits ont été pompés, dans des conditions pouvant être qualifiées d'illégales, bien loin du slogan de la marque Nestlé « puiser sans épuiser ». Ce prélèvement important - et potentiellement abusif - pourrait être de nature à mettre en péril la durabilité de la ressource en eau et soulève des questions sur la gestion écologique de ces entreprises.

En outre, le marché des eaux embouteillées a été lourdement impacté par ce scandale. De nombreux acteurs, notamment des petits minéraliers, aux pratiques a priori conformes à la réglementation ont eux aussi vu leurs ventes s'effondrer. La dégradation de la qualité des sources questionne plus largement la pérennité de la ressource et donc la viabilité économique à long terme des modèles économiques dans le secteur.

En outre, les services de la répression des fraudes ont estimé à 3 milliards d'euros le montant de la fraude du groupe Nestlé, laquelle a duré plusieurs décennies. Face à cette fraude massive et de longue durée, les défaillances du système de contrôle administratif constatées par la Commission européenne en juillet 2024 et les décisions gouvernementales posent questions. Tel est le cas de la décision gouvernementale d'assouplir la réglementation pour permettre notamment à Nestlé de poursuivre l'exploitation de la ressource sous l'appellation d'eau minérale naturelle, après des années de pratiques illégales sans signalement, à notre connaissance, de ces pratiques à l'autorité judiciaire. En ce qui concerne Nestlé Waters, le groupe a écopé d'une amende de 2 millions d'euros dans le cadre d'une convention judiciaire d'intérêt public validée le 10 septembre dernier. La mobilisation de ce type d'outils juridiques, en pareil cas, pose aussi un certain nombre de questions qui seront examinées dans le cadre de la commission proposée.

Le 16 octobre dernier, un premier rapport sénatorial, celui de la mission flash de la sénatrice écologiste Antoinette Guhl, a permis, d'une part de faire le point sur les pratiques de traitement des eaux des industriels et les difficultés des contrôles, et d'autre part, de mettre en lumière de premières zones d'ombres persistantes dans cette affaire.

S'agissant des traitements et de leurs contrôles, ce rapport met notamment en avant de sérieux dysfonctionnements dans la communication entre les administrations tout en constatant une coordination interministérielle très poussée entre les ministères économiques et sociaux et Matignon pour abaisser les seuils de la réglementation. Ce paradoxe apparent ne peut pas rester irrésolu et fera l'objet d'une attention particulière de la commission d'enquête.

En tout état de cause, au regard des conclusions du rapport de l'IGAS et des informations disponibles sur les études de l'ANSES, les décisions prises par les ministres de la Santé, de l'Industrie, ainsi que par le Premier ministre, sur les seuils de définition d'une eau minérale naturelle semblent, à ce stade, difficilement compatibles avec la réglementation sanitaire et européenne en vigueur. Cette contradiction pose question, notamment au regard des risques et des enjeux sanitaires liés à la consommation d'eau. Des réponses sont indispensables pour comprendre la mécanique et les causes de cet arbitrage gouvernemental et ses conséquences. La commission d'enquête, qui a le pouvoir d'assigner des témoins sous serment et de demander la production de documents sensibles, y veillera.

Périmètre et questions soulevées par la commission d'enquête

La commission d'enquête traitera de l'ensemble des enjeux sanitaires, économiques, patrimoniaux, fiscaux et écologiques de l'exploitation des sources d'eau minérale naturelle et de source. Elle analysera les différentes dimensions de l'affaire, en tenant compte de l'ensemble des actions de l'État dans ce dossier.

L'objectif de la commission est aussi d'identifier les responsabilités politiques et administratives dans le dysfonctionnement du système de contrôle. Elle devra notamment analyser pourquoi certaines décisions gouvernementales ont permis aux pratiques illégales de perdurer, sans qu'aucune mesure conservatoire ou sanction significative n'ait été prise.

D'après le rapport de la mission flash, la question de la mécanique décisionnelle et celle de la responsabilité des membres du gouvernement ne sont pas pleinement élucidées. La commission devra se pencher sur la mécanique décisionnelle au sein des administrations ainsi que sur les responsabilités respectives du gouvernement et des industriels dans ce scandale. La manière dont ces informations ont été remontées et traitées par les différentes administrations et ministères ainsi que la relation entre l'État, ses services déconcentrés et les Agences régionales de santé seront particulièrement étudiées.

L'enquête journalistique révèle notamment qu'après des échanges entre les industriels et le cabinet de la ministre déléguée à l'industrie d'alors, Agnès Pannier-Runacher, en août 2021, des arbitrages sont intervenus lors d'une réunion interministérielle de février 2023 qui auraient depuis permis d'assouplir les réglementations par des arrêtés préfectoraux pour permettre des pratiques de microfiltration - dont la conformité avec le droit de l'Union européenne est débattue - afin de maintenir l'exploitation de plusieurs sites. Aucune sanction administrative envers les industriels n'est, par ailleurs, connue à ce jour, alors même que certains d'entre eux tels que Nestlé Waters ont publiquement reconnu leurs torts. Comment ces décisions ont-elles été prises ? Quels ordres ont été donnés aux agences de contrôle ? Pourquoi les Agences Régionales de Santé (ARS) ont-elles agi de manière différente selon la localité des sources ? Pourquoi les alertes de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) n'ont-elles pas mené au prononcé de sanctions ? Les différents acteurs gouvernementaux ont-ils laissé des pratiques illégales avoir cours ? Des arbitrages gouvernementaux ont-ils été pris en faveur des industriels, au détriment du droit des consommateurs voire de la santé publique ?

Rappelons que l'article du journal Le Monde et de France Info du 4 avril révèle qu'en octobre 2023, les agences régionales de santé du Grand Est et d'Occitanie ont sollicité une expertise confidentielle menée par le Laboratoire d'hydrologie de Nancy (LHN), une branche de l'Anses chargée de la sûreté des eaux de consommation. Cette expertise mettrait notamment en lumière des contaminations microbiologiques dans certaines sources utilisées pour la production d'eaux minérales naturelles embouteillées, notamment les sites de Vittel, Contrex, Hépar dans les Vosges, ainsi que Perrier dans le Gard. Sur le fondement de cette expertise, l'ANSES aurait alerté le ministère de la Santé du risque sanitaire de la situation, en faisant référence à une épidémie de gastro-entérite en 2016 en Espagne due à un norovirus dans de l'eau embouteillée dans une situation réglementaire comparable. Dans ce contexte, toute la lumière doit être faite sur les suites qui ont été données par le ministère de la Santé à la proposition de la mise en place d'un « plan de surveillance renforcée » proposé par l'ANSES. La question est ici celle de la gestion des risques sanitaires. Elle porte sur l'état de connaissance au sein de l'État de ces derniers et des mesures prises par lui pour les prévenir et protéger la population.

Comme l'indique le rapport de l'Igas, l'abaissement des seuils de microfiltration n'est pas sans risque sanitaire. Or, la doctrine administrative sous le Gouvernement de Madame Borne a supprimé la notion même de seuil dans le cas de pratiques de microfiltration et pour Nestlé Waters « en contrepartie » d'un « plan de transformation » de ses usines. Comment a été construit cet arbitrage ? Les ministres avaient-ils conscience qu'ils allaient à l'encontre des recommandations des autorités sanitaires lors de l'établissement de cette nouvelle doctrine ?

Au regard des différents éléments de cette affaire, il est désormais documenté que les industriels du secteur de l'eau en bouteille ont poursuivi des pratiques interdites par le code de la santé publique, qui encadre la réglementation eau minérale naturelle, et par l'article L. 441-1 du code de la consommation, qui prohibe la tromperie des consommateurs. Ces révélations font état de techniques de purification irrégulières utilisées, notamment par l'entreprise Nestlé : « microfiltration au-dessous du seuil de 0,8 micron, traitements ultraviolets, utilisation de charbon actifs... ». Ces traitements seraient liés à la nécessité de gérer de manière récurrente la contamination de l'eau par des bactéries d'origine fécale telles que e-coli et par des résidus de pesticides. La question des modalités de la tromperie demeure posée. Celle des causes l'est également.

Ce dossier soulève également divers enjeux touchant aux intérêts de l'État, notamment sur les plans économique, écologique et financier. Trois autres aspects concernant ces intérêts sont mis en lumière dans le cadre de cette affaire.

D'un point de vue économique, la pérennité du marché de l'eau en bouteille repose sur la confiance à long terme dans le secteur. Il est donc essentiel de s'interroger sur l'impact économique des pratiques illégales révélées et sur leurs répercussions à long terme pour l'industrie. Par ailleurs, la question de la traçabilité des eaux minérales naturelles par rapport à des eaux ne bénéficiant plus de ce classement mais produites sur les mêmes sites industriels est un enjeu encore non-résolu.

Sur le plan écologique, la dégradation des ressources en eau, exacerbée par le changement climatique, constitue une préoccupation majeure. Ainsi, le déclassement récent par l'État de certaines eaux minérales naturelles en eaux destinées à la consommation humaine sur le site Perrier interroge à la fois sur l'état des ressources et sur la viabilité de ce modèle économique à l'avenir.

De plus, la Commission européenne a indiqué fin mars 2024 ne pas avoir été informée par la France de ces agissements alors même qu'il s'agit d'une obligation européenne. La question des relations entre les autorités françaises et européennes et de la clarification du cadre partagé se pose aussi.

Respect de la séparation des pouvoirs

Le 10 septembre dernier, le tribunal d'Épinal a homologué une convention judiciaire d'intérêt public (CJIP) portant sur les forages illégaux effectués par Nestlé à Vittel et Contrexéville et la mise en oeuvre de traitements interdits. Cette CJIP met fin aux poursuites judiciaires liées à l'installation non-autorisée de ces forages, à l'exploitation illégale des sources et à la tromperie sur l'origine ou la qualité des produits. Au moment du dépôt de cette résolution, aucune enquête judiciaire n'est, à notre connaissance, en cours contre Nestlé. Une enquête judiciaire est en cours contre Sources Alma pour des faits de tromperie notamment. La commission d'enquête veillera au respect de la séparation des pouvoirs judiciaire et législatif.

En somme, il apparaît aujourd'hui nécessaire de faire la lumière, sur le fondement de l'article 34-1 de la Constitution, sur les responsabilités et les défaillances administratives, d'évaluer les risques engendrés par les pratiques des industriels et les réactions gouvernementales et de proposer des mesures pour mieux contrôler ces pratiques afin de restaurer la confiance des citoyens. Ainsi, le Parlement se doit d'enquêter sur les raisons, les circonstances, l'ampleur et les risques, notamment sanitaires, des pratiques industrielles dans le secteur de l'eau en bouteille, ainsi que sur les contrôles administratifs, les informations détenues par les ministères compétents et les actions prises en conséquence.

Enfin, la commission d'enquête se réserve le droit d'évaluer, à l'issue de ses travaux, l'opportunité de saisir les différentes juridictions compétentes au regard des éléments collectés.

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