EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'écart entre le nombre de travailleurs frontaliers sortant de France (entre 450 000 et 500 000) et ceux entrant (au mieux 30 000) est le plus élevé au sein des pays de l'Union Européenne. Y participe la mobilité pendulaire des français employés au Luxembourg en provenance du Nord Lorrain, plus de 115 000 travailleurs, en progression régulière, qui pourraient devenir 190 000 d'ici 2040 selon les scénarios de l'Agape1(*).

Il est possible d'affirmer que Luxembourg est la troisième métropole de Lorraine et on ne relèvera jamais assez le rôle positif qu'elle joue pour l'emploi dans le Nord Lorrain. Il existe pourtant à bien des égards des distorsions de concurrence de nature fiscale et sociale entre la France et le Luxembourg que subissent de plein fouet les communes du Nord Lorrain. De ce fait le Nord Lorrain subit un appauvrissement de son tissu économique par disparition des entreprises sur son territoire et devient une simple zone résidentielle pour les français employés au Luxembourg. Ce déséquilibre créé par le fait frontalier induit une faiblesse de ressources fiscales pour les collectivités qui ne peuvent plus répondre aux demandes de services de leurs habitants.

Le Nord Lorrain ne compte que 59 emplois pour 100 actifs résidant sur le territoire selon une étude de l'Insee2(*), chiffre extrêmement bas par rapport aux moyennes nationale et régionale (92 emplois pour 100 actifs dans le Grand Est). La faiblesse de l'offre d'emploi est liée historiquement à la crise industrielle dans le domaine de la métallurgie et à la désindustrialisation importante du territoire dans les années 1970 qui n'est depuis lors pas compensée par l'essor d'autres secteurs compte tenu des besoins de main d'oeuvre aspirée par le Luxembourg. Désormais, le Nord Lorrain représente un bassin de main d'oeuvre résidente largement orienté vers le Luxembourg.

La contribution des frontaliers aux finances publiques du Luxembourg s'élève à plus de 2 milliards d'euros, soit près 10 % du budget de l'État, à travers le coût de la formation initiale des frontaliers, l'impôt sur le revenu, les pensions, l'impôt sur les sociétés des français implantés au Luxembourg, les taxes et accises sur les produits pétroliers, tabac, la balance des cotisations sociales3(*). Ce manque à gagner fiscal se mesure non seulement au niveau national mais pèse lourdement au niveau local pour les communes du Nord Lorrain.

- Au niveau national, le nouvel avenant récent à la Convention fiscale entre la France et le Luxembourg portant de 29 à 34 jours le nombre de jours de travail effectués en télétravail imposés comme s'ils avaient été effectués dans l'État de l'employeur représente un nouveau cadeau fiscal étonnant au Luxembourg. Cela ne va absolument pas dans le sens de ce que l'on peut espérer pour rééquilibrer la relation entre les deux pays. En effet ces jours télé travaillés génèrent un impôt sur le revenu au Luxembourg et non en France, sans aucune contrepartie.

La France supporte également nombre de coûts liés à la résidence des travailleurs en France et exerçant leurs activités professionnelles au Luxembourg.

C'est le cas des coûts de formation initiale, de l'indemnisation chômage ou encore des prestations dépendance4(*).

- Au niveau local, selon une étude du think tank Institut de la Grande Région, le manque à gagner fiscal local au regard du défaut d'entreprises dans le Nord Lorrain est estimée à plus de 55 millions d'euros en 2018, distorsion de concurrence inadmissible pour les communes du Nord Lorrain.

De nombreux services publics situés en France à proximité de la frontière, à la charge des communes du Nord Lorrain, bénéficient pourtant davantage aux citoyens qui travaillent et paient des impôts au Luxembourg plutôt qu'aux contribuables français. Ecoles, crèches, équipements culturels et sportifs, voiries...les frontaliers sont en droit d'exiger des services publics de qualités des collectivités locales où ils résident, mais celles-ci sont exsangues fautes d'entreprises locales payant des impôts sur place. Et même dans le cas du « co-développement » prévu par les accords de la CIG, l'équilibre affiché est faux. L'exemple du P+R de Metzange, à l'usage de 750 frontaliers, étayé dans un document de l'Agape5(*) est particulièrement pertinent pour comprendre concrètement les distorsions à l'oeuvre. Sur la période 2018- 2028, le P+R qui est construit essentiellement au bénéfice du Luxembourg pour lui permettre de recevoir la force de travail des frontaliers chaque jour sans en avoir l'inconvénient des automobiles, rapportera 154 millions d'euros au Luxembourg à travers les redevances, impôts, taxes etc. des 750 usagers, tandis qu'il aura coûté 4,8 millions aux contribuables français (en l'occurrence ceux de l'agglomération de Thionville) alors même que l'investissement ne s'adresse qu'aux seuls frontaliers, l'abonnement étant conditionné à l'exercice d'un emploi au Luxembourg.

Les collectivités locales du Nord Lorrain attendent beaucoup du cadre coopératif instauré entre les deux États. Le « dialogue » demeure toutefois à ce jour très déséquilibré en faveur du Luxembourg. Il est ainsi urgent que l'État français prenne ses responsabilités face aux distorsions de concurrence démesurées participant à un schéma gagnant-perdant pour ne pas dire au décrochage économique de la Lorraine puisque très peu d'entreprises s'installent dans la bande frontalière française et préfèrent avoir une boite au lettre fiscale au Luxembourg. Il s'agit, sans tomber dans le piège de la diabolisation de l'État luxembourgeois de cesser de faire des cadeaux au Luxembourg, pays ayant le produit intérieur brut par habitant le plus élevé au monde. Cette situation alimentée depuis des années dans le secret des plus hautes sphères de l'État demeure absolument inintelligible. Le scénario d'une rétrocession fiscale proposé par des centres de recherche et bureaux d'étude et espéré par de nombreux acteurs politiques du Nord Lorrain n'a jusqu'alors pas été entendu et aucune négociation bilatérale ne semble tendre vers cet objectif.

Les partisans d'une rétrocession fiscale ont pourtant bien raison, le co-développement nécessite des compensations financières. L'État français doit enfin proposer une rhétorique garantissant "une répartition équitable de l'impôt dans les zones transfrontalières"6(*), pour reprendre le titre du rapport du Conseil de l'Europe de 2019 dirigé par Karl-Heinz Lambertz, et tendre vers les promesses passées d'une zone franche fiscale7(*) pour que le Nord lorrain ne soit plus, de plus en plus, qu' une cité-dortoir. De nombreux dispositifs de compensation financière et fiscale existent au sein de l'Union Européenne pour réduire les déséquilibres fiscaux entre pays voisins. Par exemple, la Convention Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) prévoit une rétrocession fiscale du Luxembourg vers la Belgique dès 2022 de 48 millions d'euros aux plus de 550 communes belges qui comptent des habitants travaillant au Luxembourg (soit environ 1070€ par travailleur frontalier). Quant à la compensation financière versée par le canton de Genève à la France au titre de l'Accord sur la compensation financière relative aux travailleurs frontaliers datant de 1973, elle est fixée à 3,5 % de la masse salariale brute des frontaliers. Au titre de cet Accord, le Canton de Genève a versé 343 millions de francs suisse pour l'année 2022 aux conseils départementaux (Haute-Savoie, Ain), montant redistribué ensuite aux communes au prorata de leur population frontalière (soit environ 3000€ par travailleur frontalier).

Face au blocage diplomatique, face à l'absence, pourtant espérée, de compensation fiscale, il est urgent d'expérimenter la création d'une Dotation de Compensation Frontalière versée par l'État français aux collectivités frontalières françaises. Charge au gouvernement d'aller chercher les sommes correspondantes au Luxembourg s'il le trouve nécessaire. Ce dispositif permettrait de développer des projets de coopération de qualité entre partenaires franco-luxembourgeois, dans le cadre d'un co-développement plus juste et solidaire pour les collectivités territoriales du Nord Lorrain sans altérer les indispensables bonnes relations entre la France et le Luxembourg. Cette piste de dotation de compensation sectorisée pourrait parfaitement s'inscrire dans le cadre de la Dotation Globale de Fonctionnement pour les communes.

* 1 Agape, « Près de 330 000 frontaliers au Grand-Duché en 2040 ? », juin 2022

* 2 INSEE, « Pôle Métropolitain Frontalier du Nord Lorrain : l'attractivité luxembourgeoise n'estompe que partiellement la spécialisation industrielle historique »

* 3 Institut de la Grande Région, « Regard sur les relations entre les territoires dans l'aire métropolitaine de Luxembourg », 3 mars 2020, actualisé en février 2021

* 4 Il faut saluer sur ce point les avancées notables obtenues lors de la 7ème réunion de la Commission intergouvernementale franco-luxembourgeoise pour le renforcement de la coopération transfrontalière (CIG). Idée impulsée par la Présidente du Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle, Chaynesse Khirouni, le Luxembourg devrait enfin procéder au remboursement des prestations dépendance en nature dispensées en France aux assurés du système luxembourgeois. Cela faisait plus de 10 ans que notre département attirait l'attention sur cette difficulté et il est bon de voir que des perspectives de remboursement soient enfin à l'ordre du jour.

* 5 Agape, « Le co-financement de projets, le co-développement contre-productif : L'exemple du P+R de Metzange »,2021

* 6 Conseil de l'Europe, Rapport « Une répartition équitable de l'impôt dans les zones transfrontalières, conflits potentiels et possibilités de compromis », 29 octobre 2019

* 7 Discours à Longwy de l'ancien Premier Ministre Bernard Cazeneuve en 2017