EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
À l'instigation du Président du Sénat, les instances de la Haute Assemblée se sont engagées dans un travail de simplification substantielle des nombreux dispositifs applicables quotidiennement aux collectivités territoriales.
L'inflation normative est, en effet, un obstacle de taille au dynamisme des collectivités et aux initiatives des élus locaux. Ces derniers sont soumis à une pression législative et réglementaire coûteuse pour les finances locales et souvent paralysante pour l'action publique.
Après avoir constaté les limites d'une approche orientée uniquement vers la réduction du nombre de normes, les gouvernements successifs, conscients de l'absolue nécessité de redonner des marges de manoeuvre aux acteurs les plus au fait des réalités locales, les préfets et les élus locaux, se sont engagés en faveur d'un dialogue au niveau local, attentifs aux difficultés d'application des règles. C'est ainsi que les préfets ont été incités en 2013, puis en 2016, à mettre en oeuvre une « interprétation facilitatrice » des normes suffisamment imprécises pour laisser au représentant de l'État une marge de manoeuvre quant à leur application. Le second volet de cette politique va plus loin et s'est traduit par le décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017 qui procure, sous conditions, aux préfets un droit de déroger à certaines normes.
Les travaux conduits au printemps 2019 par la délégation aux collectivités territoriales du Sénat à ce sujet ont montré les avantages de cette méthode : rapidité, souplesse, pragmatisme. Ils ont aussi permis de relever ses limites : cette démarche au cas par cas ne permet pas de régler les problèmes de fond, qui touchent au processus étatique de fabrication de la norme.
Si la lutte contre l'inflation normative proprement dite reste ainsi irremplaçable et appelle un incessant effort de régulation du flux et de simplification du stock, les outils de gestion pragmatique et au cas par cas que constituent « l'interprétation facilitatrice » et le pouvoir de dérogation n'en sont pas moins précieux pour les élus locaux.
C'est pourquoi la présente proposition de résolution, reprenant les principales orientations du récent rapport de la délégation aux collectivités territoriales sur l'interprétation facilitatrice et le pouvoir de dérogation des préfets 1 ( * ) , vise à proposer des pistes permettant de rendre plus efficace l'exercice de ces outils, au bénéfice de l'action publique locale.
1) Améliorer le suivi et l'évaluation des dispositifs de simplification
Si le pouvoir de dérogation aux normes par le préfet est adossé à un dispositif de suivi et d'évaluation, ce n'est pas le cas des instructions relatives à l'interprétation facilitatrice des normes, dont il est aujourd'hui impossible de savoir si elles ont conduit les préfets à modifier leurs pratiques, combien de projets et d'actes ont été concernés, quelles marges de manoeuvre ont été dégagées par les préfets ni, à l'inverse, combien de blocages définitifs ont été rencontrés. On ne saura pas davantage si des « interprétations préfectorales facilitatrices » ont généré du contentieux. On saura encore moins si les collectivités territoriales et les porteurs de projet ont été satisfaits de ce dispositif. Pour l'avenir, il est désormais impératif de systématiser les mécanismes de suivi et d'évaluation, aux niveaux national et local, des dispositifs de simplification.
S'agissant du pouvoir de dérogation aux normes, cette évaluation revient, au niveau national, à la direction de la modernisation et de l'action territoriale du ministère de l'intérieur. Dans les deux mois précédant la fin de l'expérimentation, donc à compter d'octobre 2019, les préfets concernés devront ainsi adresser un rapport d'évaluation au ministre de l'intérieur. Une synthèse de ces rapports sera transmise par ce dernier au Premier ministre.
Il est souhaitable, en la matière, que tout ne passe pas par des rapports et des synthèses de rapports, mais que l'administration centrale privilégie un dialogue direct avec les préfets expérimentateurs, chevilles ouvrières du dispositif. L'évaluation pourrait par ailleurs utilement associer des élus, des professionnels du droit, le Conseil national d'évaluation des normes (CNEN), ainsi que les délégations aux collectivités territoriales des deux assemblées et être l'occasion d'identifier sur le terrain les normes qui méritent d'être simplifiées.
2) Créer les conditions d'un dialogue local sur la simplification des normes entre l'État et les collectivités territoriales
Dans le rapport de la mission de lutte contre l'inflation normative, publié en mars 2013 2 ( * ) , Alain LAMBERT et Jean-Claude BOULARD recommandaient l'instauration auprès du préfet de département d'une instance composée de représentants de collectivités locales pouvant être saisie de tout différend sur l'interprétation d'une norme. De son côté, dans son rapport de juin 2016 intitulé Droit de l'urbanisme et de la construction : l'urgence de simplifier 3 ( * ) , la délégation du Sénat aux collectivités territoriales avait constaté les difficultés du dialogue entre collectivités territoriales et services de l'État, en particulier pour les projets d'urbanisme et d'aménagement. Pour remédier à cette situation et simplifier l'action des élus, les rapporteurs François CALVET et Marc DAUNIS proposaient de créer une conférence d'accompagnement des projets locaux.
Il est regrettable que cette idée d'une instance de conseil auprès du préfet n'ait pour l'instant pas été suivie d'effet, alors même que constats de terrain et études montrent que les relations entre collectivités et services de l'État se sont dégradées depuis plusieurs années.
Il est aujourd'hui, plus que jamais, nécessaire d'instituer une instance départementale auprès du préfet, compétente en particulier pour donner un avis sur des cas complexes d'interprétation des normes, les dérogations sollicitées au titre décret n° 2017-1845 du 29 décembre 2017, pour identifier les difficultés locales en matière de mise en oeuvre des normes, pour porter ses difficultés à la connaissance de l'administration centrale et faire des propositions de simplification des normes, des processus et des procédures.
3) Renforcer l'information des agents publics, des élus et de l'ensemble des bénéficiaires potentiels sur l'existence et les modalités du pouvoir de dérogation attribué aux préfets
Les leçons tirées de l'évaluation de l'expérimentation gagneront à figurer dans un guide de bonnes pratiques qui serait diffusé aux préfectures et aux exécutifs locaux, et mis à jour régulièrement sur le site internet du ministère de l'intérieur. Elles pourront contribuer à nourrir l'information destinée aux personnels de l'Etat sur le dispositif de dérogation.
En effet, seule une action pérenne des préfets en direction de leurs services est susceptible de favoriser l'évolution des pratiques. Il leur revient, dans ce cadre, d'informer correctement les personnels placés sous leur autorité de l'existence du décret de 2017 et de ses potentialités. Encore faut-il les connaître ! De son côté, le ministère de l'intérieur, chargé du suivi de la mesure, serait avisé de rappeler l'importance de ce dispositif, par exemple à échéance semestrielle, dans la perspective de son extension.
La recherche de la souplesse dans l'application du droit et, plus largement, l'objectif de simplification normative doivent devenir un élément de la culture professionnelle des agents publics, pour l'instant davantage fondée sur le strict respect de la règle. Cela ne sera possible que par une transformation des cursus de formation. C'est pourquoi il est a minima indispensable d'inclure des modules de formation contre l'inflation normative dans les programmes des écoles du service public et, en particulier, dans les instituts régionaux d'administration, à l'Institut national des études territoriales et à l'École nationale d'administration. Des modules de même nature pourraient utilement figurer dans les catalogues de formation permanente des agents publics.
Au-delà des agents publics, les témoignages des élus et des fonctionnaires territoriaux attestent de l'existence d'un déficit d'information en ce qui concerne les dispositifs de simplification qu'il est impératif de combler. À titre d'exemple, les sites internet des préfectures et du ministère de l'intérieur devraient comporter des rubriques aisément accessibles présentant le dispositif de dérogation aux normes.
L'expérience montre que mettre en oeuvre la dérogation exige un surcroît d'instruction pour les services. Dans ces conditions, tenir compte de la dynamique « facilitatrice » des préfectures dans l'affectation de leurs moyens humains pourrait être non seulement une exigence de bonne administration mais aussi un outil de motivation des personnels et des préfets.
4) Élargir le champ de la possibilité de déroger aux normes
Le droit de dérogation a été ouvert dans deux régions et vingt départements et collectivités, pendant deux ans, pour des actes individuels fondés sur des normes règlementaires qui relèvent du seul champ des compétences des préfets. Des limites liées au respect des engagements européens et internationaux de la France et aux intérêts de la défense ou de la sécurité des personnes et des biens ont été fixées.
Des conditions ont également été arrêtées en termes d'objectifs à atteindre : la dérogation doit poursuivre un motif d'intérêt général, tenir compte des circonstances locales, et son objet doit être soit d'alléger les démarches administratives, soit de réduire les délais de procédure, soit de favoriser l'accès aux aides publiques.
Une première possibilité d'extension du champ d'application du décret consisterait à élargir la dérogation à des champs nouveaux. Conformément à la rédaction de l'article 37-1 de la Constitution qui impose que des dispositions expérimentales aient un objet « limité », le décret mettant en place l'expérimentation devait nécessairement comporter une liste de matières concernées par le droit de dérogation. Cependant, une fois l'expérimentation close, un décret prévoyant un droit pérenne de dérogation ne comporterait pas nécessairement une telle liste. Les préfets pourraient ainsi déroger en toutes matières relevant de leurs compétences pour les décisions individuelles fondées sur des normes règlementaires, sous les réserves classiques du respect des engagements européens et internationaux de la France et des intérêts de la défense ou de la sécurité des personnes et des biens. Par ailleurs, les « circonstances locales » conditionnant la possibilité d'une dérogation préfectorale ne semblent pas constituer une condition indispensable. En effet, le cumul entre la condition de l'existence d'un motif d'intérêt général et celle de circonstances locales paraît inutile et superfétatoire. Comment, s'agissant d'une dérogation à des normes, un acte motivé par l'intérêt général et pris par une autorité locale comme le préfet, dans le cadre de ses compétences, et dans un cadre local comme le département, ne serait-il pas ipso facto adapté aux circonstances locales ? Par nature, l'action du préfet étant toujours justifiée par des circonstances locales, il en va logiquement de même pour les dérogations qu'il serait amené à autoriser.
Une autre possibilité, puissant outil de déconcentration et levier d'accélération des procédures, serait d'envisager la faculté pour le représentant de l'État dans le département, selon des modalités à préciser, de déroger à des décisions relevant de la compétence des autorités supérieures, préfet de région ou ministre.
Une troisième avancée serait l'attribution, cette fois aux autorités décentralisées, d'un pouvoir de dérogation sur les actes individuels relevant de leur compétence. Cette extension est d'autant plus nécessaire que de nombreuses compétences ont été décentralisées et que s'annonce un « nouvel acte de décentralisation ».
Une quatrième piste, plus ambitieuse, consisterait à autoriser des dérogations, sollicitées par les collectivités territoriales, à des normes législatives ou règlementaires. Elle est envisagée par le projet de révision constitutionnelle du Gouvernement. Il s'agirait d'un élément fort permettant de mieux tenir compte des spécificités locales et de desserrer l'étau de la centralisation. Il faut néanmoins veiller à ce que sa mise en oeuvre n'altère ni la cohésion nationale ni l'égalité entre les citoyens. Il lui faut donc un cadre d'exercice minutieusement construit.
Au-delà même du cadre juridique de la différenciation, qui pourrait figurer dans la Constitution, il semble impératif de mettre en place des mécanismes concrets permettant d'empêcher des abus locaux qui, une fois installés, seraient difficiles à corriger. Par ailleurs, il est indispensable d'éviter les phénomènes de concurrence normative entre collectivités qui pourraient résulter d'une différenciation mal maîtrisée. N'oublions pas que pour les partenaires des collectivités et pour les citoyens, la différenciation territoriale peut être une source d'insécurité juridique et de complexité. Pour toutes ces raisons, un mécanisme politique spécifique de contrôle de la différenciation territoriale est indispensable : le Sénat, qui est à la fois législateur national et représentant des collectivités territoriales, pourrait par exemple être obligatoirement consulté et amené à donner un avis conforme pour l'octroi de capacités de différenciation à certaines collectivités, en particulier dans le cas de compétences intervenant dans des domaines de nature législative.
* 1 Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes , rapport d'information n° 560 (2018-2019) de MM. Jean-Marie Bockel et Mathieu Darnaud, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 11 juin 2019.
* 2 Alain LAMBERT, Jean-Claude BOULARD, Rapport de la mission de lutte contre l'inflation normative , Premier ministre, Ministère de la réforme de l'Etat, de la décentralisation et de la fonction publique, mars 2013.
* 3 Droit de l'urbanisme et de la construction : l'urgence de simplifier , rapport d'information n° 720 (2015-2016) de MM. François CALVET et Marc DAUNIS, fait au nom de la délégation aux collectivités territoriales, déposé le 23 juin 2016.