EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Simplifier les normes et les adapter aux réalités des territoires : tel est l'objectif constant de la délégation du Sénat aux collectivités territoriales. C'est pourquoi cette dernière a lancé en novembre 2024 une mission flash portant sur le pouvoir préfectoral de dérogation, qui s'inscrit dans cette démarche vertueuse de différenciation territoriale.

Le rapport de la délégation, déposé le 13 février 2025 et signé par Rémy Pointereau et Guylène Pantel1(*), démontre que ce pouvoir peine à produire ses effets, dans un pays ayant une interprétation parfois trop stricte des principes d'égalité et de légalité.

La présente proposition de loi traduit les recommandations de ce rapport afin que l'État territorial joue davantage un rôle de facilitateur et d'accompagnateur dans la conduite des projets locaux, avec un objectif ô combien essentiel : passer de l'addiction aux normes à l'obsession de résultats concrets sur le terrain.

L'article premier consacre au niveau législatif le pouvoir de dérogation ouvert aux préfets. Sur le fond, il étend considérablement ce pouvoir :

- en permettant au préfet de déroger à des normes relevant de services ou d'agences locales qui échappent aujourd'hui à sa compétence ; il s'agit d'un point majeur pour que le préfet devienne enfin, dans son département ou sa région,  le « patron » des services et opérateurs de l'État ;

- en supprimant la liste limitative des domaines pour lesquels la dérogation est possible ;

- en étendant le droit de dérogation à des règles de fond, alors que ce droit est aujourd'hui limité aux seules règles de forme, de délais et de procédure. Ainsi, le préfet pourrait-il faire usage de son droit de dérogation au profit d'une collectivité territoriale lorsque l'exercice de ce droit a pour effet de contribuer au développement des territoires ou d'alléger le poids des normes sur les finances locales.

Les articles 2, 3 et 4 visent à créer de nouveaux régimes législatifs de dérogation aux normes. En effet, le législateur a prévu certains régimes spécifiques reconnaissant au représentant de l'État un pouvoir d'adaptation locale. À titre d'exemple, au visa de l'article L. 3132-20 du code du travail, le préfet peut déroger aux règles de repos dominical lorsqu'il est établi que le repos simultané, le dimanche, de tous les salariés d'un établissement serait préjudiciable au public ou compromettrait le fonctionnement normal de cet établissement. Le rapport précité de la délégation souligne la nécessité d'étendre cette logique de dérogation législative, dans un souci de différenciation territoriale pour une réelle adaptation aux réalités locales. Le présent texte, sans prétendre à l'exhaustivité, propose de créer trois nouveaux régimes. Ils constituent ainsi une « accroche législative » invitant le Gouvernement et les parlementaires à proposer d'autres mécanismes dérogatoires pertinents dans le cadre de l'examen de la présente proposition de loi.

L'article 2 simplifie sensiblement une dérogation existante : en effet, l' article L. 1111-10 du code général des collectivités territoriales dispose que toute collectivité territoriale ou tout groupement de collectivités territoriales, maître d'ouvrage d'une opération d'investissement, assure une participation minimale de 20 % au financement de ce projet. En 2010, le législateur a ouvert au préfet, pour certains projets, la possibilité de réduire la participation du maître d'ouvrage à moins de 20 %. Toutefois, les dérogations ressemblent aujourd'hui à un « inventaire à la Prévert » et méritent d'être simplifiées. L'article conserve les dérogations « automatiques » existantes de participation minimale de 10 % et 15 %, applicables respectivement à certains projets en Corse et à des opérations d'investissement financées par le fonds européen de développement régional. Toutefois, la discussion parlementaire devra déterminer, d'une part, si ces seuils particuliers sont pertinents, d'autre part, s'il convient d'ouvrir au préfet un pouvoir de dérogation. Tel est l'objet de l'article 2.

L'article 3 ouvre au préfet une possibilité de déroger au code de l'environnement afin de préserver l'existence d'ouvrages hydrauliques, tels que des moulins, lorsque la dérogation ne porte pas une atteinte disproportionnée aux objectifs poursuivis par les dispositions auxquelles il est dérogé. En effet, à titre d'exemple, certains moulins à eau se voient appliquer par la préfecture des prescriptions très lourdes, qui sont soit impossibles à réaliser, soit conduiraient à des frais disproportionnés, à la charge de l'exploitant du moulin. L'article 3 permet au préfet, en pareil cas, de déroger aux règles lorsque l'impact environnemental est dérisoire et que l'application stricte des règles menace l'équilibre économique de l'ouvrage.

L'article 4 ouvre au préfet une possibilité de déroger aux normes des fédérations sportives. En effet, les collectivités territoriales sont propriétaires de 80 % des 330 000 équipements sportifs en France. Or, la mise aux normes, en cas d'accession d'un club sportif au niveau supérieur, représente un coût très élevé pour les communes concernées, coût parfois disproportionné au regard de leurs moyens budgétaires. La souplesse offerte par cet article 4 permettrait aux clubs concernés à la fois d'engranger des recettes de nature à dégager des marges de financement, de leur laisser le temps de rechercher les fonds nécessaires à la transformation des équipements sportifs, et, surtout, de ne pas engager de travaux inutiles s'ils redescendent d'une division dans l'intervalle. La dérogation préfectorale serait prise au regard notamment de l'importance des travaux nécessaires et des capacités financières des collectivités territoriales concernées. Cette mesure s'inscrit dans la philosophie de la résolution adoptée par notre assemblée le 28 mars 2018 : « la progressivité dans la mise aux normes doit être fixée selon les contraintes locales et les réalités territoriales »2(*)

L'article 5 élargit les missions de la commission départementale de conciliation des documents d'urbanisme, afin d'en faire une conférence de dialogue dotée d'un périmètre plus vaste : il est en effet essentiel que les élus locaux soient étroitement associés à l'exercice du pouvoir de dérogation dans la mesure où 90 % des arrêtés préfectoraux de dérogation concernent les collectivités territoriales et leurs groupements. Les réunions d'une telle instance de dialogue seraient l'occasion pour tous les acteurs locaux d'identifier des cas où l'exercice du droit de dérogation pourrait débloquer des projets locaux enlisés. Cette conférence permettrait également de suivre, au sein du département, la mise en oeuvre de ce droit et d'en réaliser régulièrement un bilan concret. Enfin, une telle conférence de dialogue présenterait un intérêt majeur : mieux faire connaître auprès des élus le droit de dérogation et ses potentialités. La création d'une telle instance a été votée par le Sénat à deux reprises : dans le cadre de la loi dite « engagement et proximité » puis de la loi « 3DS ».

Enfin, l'article 6 vise à sécuriser, au plan pénal, le droit préfectoral de dérogation, dans le droit-fil des recommandations du rapport du Conseil d'État, rendu public le 13 mars 20253(*). En effet, en tant que dépositaire de l'autorité publique, le préfet peut être pénalement mis en cause : il s'agit alors d'une responsabilité personnelle. Si aucune action pénale n'a été engagée jusqu'à présent, plusieurs préfets rencontrés par la mission de la délégation ont exprimé un besoin de « sécurisation pénale » dans le cadre de l'exercice de leur droit de dérogation. L'article 6 prévoit que la responsabilité pénale du préfet serait engagée uniquement s'il est établi qu'il a soit violé de façon manifestement délibérée les conditions de recours à cette dérogation, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'il ne pouvait ignorer4(*). Par ailleurs, cet article garantit une autre forme de sécurisation pénale : en effet, l'article 122-4 du code pénal prévoit, en son deuxième alinéa, que « n'est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l'autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ». Dans le cas où le préfet a pris un arrêté qui a été expressément autorisé préalablement par l'administration centrale, le terme « commandé » ne paraît pas le couvrir pénalement, puisque c'est le préfet qui a pris l'initiative d'une telle dérogation. En conséquence, l'article 6 complète la disposition précitée en prévoyant cette irresponsabilité pénale non seulement lorsque l'acte a été commandé, mais aussi lorsqu'il a été expressément autorisé par l'autorité légitime.

* 1 Rapport d'information n° 346 (2024-2025) disponible à cette adresse : https://www.senat.fr/notice-rapport/2024/r24-346-notice.html.

* 2 Résolution intitulée « Normes réglementaires relatives aux équipements sportifs » de MM. Dominique de LEGGE, Christian MANABLE, Michel SAVIN et plusieurs de leurs collègues : https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppr17-255.html.

* 3 Rapport de Christian Vigouroux, intitulé « Sécuriser l'action des autorités publiques dans le respect de la légalité et des principes du droit ».

* 4 Il est proposé d'aligner autant que possible ce régime de responsabilité pénale sur celui qui est prévu à l'article 121-3 du code pénal et qui concerne notamment les élus locaux.

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