EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La politique française en matière de drogues est aujourd'hui encadrée par des dispositifs qui trouvent leur fondement dans la loi n° 70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l'usage illicite de substances vénéneuses. Ce régime de prohibition et de répression regroupe notamment les infractions suivantes :

- l'incrimination du transport, de la détention, de l'offre, de la cession, de l'acquisition et de l'emploi illicites de stupéfiants : dix ans d'emprisonnement et 7 500 000 € d'amende (article 222-37 du code pénal) ;

- l'incrimination de la présentation de l'usage de stupéfiants sous un jour favorable : cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende (article L. 3421-4 du code de la santé publique) ;

- l'incrimination de l'usage : un an d'emprisonnement et 3 750 € d'amende (article L. 3421-1 du code de la santé publique).

Ce dispositif répressif atteint aujourd'hui ses limites. Extrêmement coûteux pour les finances et les ressources humaines de la police et de la justice, il est inefficace pour enrayer la consommation de drogues et pour sécuriser l'espace public.

En effet, notre pays se distingue à la fois par son dispositif pénal très répressif et par une consommation de drogues supérieure à celles de ses voisins. La France présente le plus grand nombre de consommateurs et consommatrices de cannabis en Europe : près de la moitié (44,8 %) des Français·es de 15 à 64 ans en ont déjà consommé1(*). De la même façon, la consommation de cocaïne connaît une progression continue en France et fait partie des plus élevées en Europe : 9,4 % des adultes en avaient déjà expérimenté en 2023 contre 1,8 % en 20002(*). Et cela en dépit des moyens sécuritaires particulièrement importants que les pouvoirs publics déploient : aujourd'hui, en France, un·e usager·e de cannabis est interpellé·e toutes les quatre minutes.

Outre son inefficacité sur la consommation, la politique de répression met en danger la santé des populations et les expose à de plus grands risques. En effet, la pénalisation de l'usage de drogues entrave la mise en place de mesures de réduction des risques et des dommages, avec des conséquences socio-sanitaires dramatiques. C'est le cas pour les usager·es en situation d'addiction pour lesquels la loi est un frein majeur à la prise de contact avec les professionnel·les de santé susceptibles de les aider3(*). De plus, l'exclusion inhérente à la politique actuelle ne s'arrête pas là puisque ce sont les populations déjà discriminées qui sont les plus touchées par la répression. Les personnes en situation de grande précarité (gagnant moins de 300 € par mois) ont 3,3 fois plus de risque que la moyenne d'être condamné·es à de la prison ferme pour infraction à la législation sur les stupéfiants.

En fin de compte, bien loin de la protection, la sanction pénale est synonyme de discrimination, dinjustice et dinégalités sociales de santé. Des instances nationales, comme la Commission nationale consultative des droits de lhomme, et internationales, à linstar de lAssemblée générale des Nations unies dans sa session extraordinaire consacrée à la drogue en 2016 ou du Comité des Ministres du Conseil de lEurope en décembre 2022, ont ainsi critiqué les politiques prohibitionnistes non-évaluées et ont demandé à plusieurs reprises à l'État français de développer une politique en matière de stupéfiants selon une approche fondée sur les données scientifiques et destinées à promouvoir la santé et le bien-être tant pour les individus que pour la société dans son ensemble4(*).

Mais cette politique a également un coût élevé pour les finances publiques. En 2018, 1,08 milliard d'euros a été dépensé uniquement par la gendarmerie, la police et les douanes dans la lutte contre les drogues5(*). Et cet investissement financier ne va pas en s'affaiblissant : en 2023, ce sont 1,72 milliard d'euros qui sont dédiés à la répression uniquement. L'action répressive représente un gaspillage phénoménal des deniers publics, en ce qu'elle n'empêche pas la consommation de drogues et met en danger la santé et la sécurité des populations et plus particulièrement des plus vulnérables.

Ce coût financier est aggravé par les conséquences néfastes de la politique répressive sur nos services de police et sur notre justice, qui sont engorgés par des affaires de simple consommation de drogues. À titre d'exemple, parmi les 162 204 interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants en 2020, 81 % concernaient uniquement l'usage simple. La surmobilisation de la justice est également importante : le nombre de condamnations a plus que doublé entre 2004 et 2018 (passant de 34 000 à 76 804)6(*).

La création de l'amende forfaitaire délictuelle devait répondre à ces difficultés. Force est de constater qu'elle a échoué. Si le nombre d'infractions constatées a fortement augmenté, la prévalence de l'usage n'a pas diminué pour autant et le taux de recouvrement, d'à peine 35 % selon le président de la République, est excessivement faible (il est de 70 à 80 % pour les délits routiers)7(*). L'amende forfaitaire augmente les statistiques policières, pas l'efficacité de la lutte contre les stupéfiants.

Loin d'être un progrès, l'amende forfaitaire a de graves effets pervers. Les services du ministère de l'intérieur constatent que les poursuites contre les usagers mineurs, impossibles selon la procédure forfaitaire, se sont effondrées, sans qu'une alternative thérapeutique ou sociale soit proposée8(*). Le résultat est un abandon complet par l'État des populations les plus à risque.

La présente proposition de loi vise ainsi à la suppression de la pénalisation de l'usage simple de stupéfiants afin de remettre la santé publique au coeur de la politique en matière d'usage simple de stupéfiants - la répression contre le trafic de stupéfiants n'étant pas l'objet de la présente proposition. Il ne s'agit pas de prétendre que la consommation de drogues serait sans risque, mais de l'appréhender plus efficacement et de façon holistique en partant d'un impératif de santé publique. Cette proposition de loi vise également à remplacer l'injonction thérapeutique par une convocation à une commission médico-sociale d'évaluation et d'accès aux soins composée d'un·e médecin addictologue et d'un·e travailleur·euse social·e au contact des personnes usagères de drogue.

Notre conviction se fonde particulièrement sur les bons résultats de certaines politiques publiques conduites par des pays européens, qui font prévaloir un pilotage de la politique des drogues confié aux ministères chargés de la santeì et de la solidarité, et non plus au seul ministère de l'intérieur. Elle est également conforme aux principes généraux du droit rappelés par toutes les juridictions françaises et européennes.

En ce sens, le Portugal, depuis le début des années 2000 a conduit une politique de décriminalisation des usages de stupéfiants et dans le même temps a porté une politique de réduction des risques et de prévention confiée au ministère de la santeì s'appuyant sur le Service d'intervention sur les comportements addictifs et la dépendance (SICAD). Il réunit régulièrement des représentants de onze autres ministères (enfance, éducation, logement, travail, intérieur, économie...) pour piloter la politique des drogues. Les usager·es de stupéfiants peuvent passer devant une commission pour la dissuasion de la toxicodépendance, organe déconcentré du SICAD sur tout le territoire portugais. Cette commission est chargée de promouvoir la réduction de la consommation de substances psychoactives et la prévention des comportements addictifs et la réduction des addictions. Cette politique a réduit de 100 000 aÌ 30 000 le nombre de consommateurs d'héroïne entre 2001 et 2021 comme le rapporte l'Observatoire français des drogues et tendances addictives9(*). Non seulement la consommation de drogues n'a pas augmenté, mais elle a diminué : aujourd'hui, moins de 10 % des jeunes portugais·es âgé·es de 15 à 34 ans sont usager·es de drogues illicites et le nombre d'héroïnomanes a été divisé par deux. Le taux de décès lié à l'usage de drogues a chuté au Portugal -- il est cinq fois plus faible que la moyenne de l'UE -- et le taux de nouvelles infections par le VIH a été divisé par 18 en 11 ans. Enfin, le nombre de détenu·es incarcéré·es pour infraction à la législation sur les stupéfiants a été divisé par près de 2,5, décongestionnant le système carcéral portugais.

C'est pourquoi cette proposition de loi s'inspire du fonctionnement de la dépénalisation des drogues mise en place au Portugal tant dans la définition de la dépendance aux drogues que dans la mise en place d'une commission visant à permettre aux personnes usagères de drogues en situation d'addiction de pouvoir se soigner si tel est leur choix, mais aussi de permettre à des usager·es de drogues de faire un bilan de leur consommation avec des professionnel·les formé·es.

Cette proposition de loi supprime l'injonction thérapeutique car elle est contre-productive. Il est inutile de forcer une personne à se soigner lorsque celle-ci n'en exprime pas le désir. En plus d'être inutiles, ces tentatives de sevrage forcé sont dangereuses pour les usager·es. En effet, les risques de surdose mortelle sont fortement accrus après un sevrage.

Cette proposition de loi doit s'accompagner de la mise en place d'une politique de prévention, d'accès aux soins et d'accompagnement des usages coordonnée par le ministère chargé de la santé et de la prévention. Concernant la politique de prévention pour les usager·es de stupéfiants, deux objectifs sont prioritaires : l'intervention préventive précoce et la réduction des risques, avec l'interdiction de la publicité de tous les produits créant des dépendances notamment sur Internet, et une budgétisation des campagnes d'information. Comme le rappelle la Défenseure des Droits dans sa décision du 19 août 2024, ce sont bien les politiques de prévention, d'accompagnement des usager·es et de réduction des risques qui doivent primer sur les politiques répressives. Par ailleurs, elle souligne que « la mise en oeuvre d'une politique de réduction des risques et des dommages peut également favoriser sur le long terme la sécurisation de l'espace public et, partant, la préservation de la liberté d'aller et venir » 10(*).

En ce sens, elle est conforme à la jurisprudence de l'ensemble des cours françaises et européennes qui rappellent que la finalité de la lutte contre les stupéfiants est la santé publique11(*).

Dépénaliser les consommations de stupéfiants permettrait en outre de dégager du temps et des moyens à la police et la justice pour d'autres missions bien plus importantes pour l'intérêt général. Ce recentrage de leur temps et de leur énergie serait également une solution efficace à la perte de confiance et à la défiance de la population française vis-à-vis de ses institutions policières et judiciaires.

Des moyens plus importants et davantage spécialisés pourront être mis à la disposition des services de police et judiciaire grâce à la dépénalisation des usages simples, qui permettra le redéploiement de ressources vers la lutte contre la grande criminalité du narcotrafic. Avec cette réorientation des moyens, les effectifs pourront se consacrer plus spécifiquement aux systèmes de blanchiments complexes et aux méthodes d'importation illicite constamment renouvelées afin d'atteindre plus efficacement les organisations criminelles et leurs réseaux. L'action des services de sécurité sur la voie publique n'est aucunement entravée par la mesure portée par la présente proposition de loi, mais au contraire rendue plus crédible en permettant aux services socio-sanitaires d'apporter aux usager·es interpellés des aides et soins dont ils ont besoin.

Cette proposition de loi, qui s'appuie sur les travaux menés par le collectif pour une nouvelle politique des drogues, constitue une rupture dans la politique suivie par la France depuis 50 ans12(*). En effet, depuis la loi de 1970, le volet répressif de la politique française des drogues n'a eu de cesse d'être renforcé sans que les pouvoirs publics n'aient procédé à l'évaluation de son efficacité. A contrario, les coûts sociaux et sanitaires de l'approche répressive pour les finances publiques ont été mis en lumière par de nombreuses études. En effet, des organisations de la société civile et des universitaires, en France et dans le monde, reconnaissent la nécessité de supprimer les sanctions pour l'usage et la possession de petites quantités de drogues destinées à un usage personnel. Entre autres, 31 agences des Nations Unies se sont accordées pour : « promouvoir d'autres solutions que la condamnation et la sanction dans les cas qui s'y prêtent, notamment la dépénalisation de la possession de drogues à usage personnel » 13(*). Certains gouvernements ont déjà fait le choix de suivre ces recommandations, en Espagne, au Portugal, au Mexique ou encore en Allemagne. Les résultats positifs d'une telle démarche sont nombreux.

L'opinion publique est bien consciente de l'ensemble de ces constats : en France, 2 personnes sur 3 jugent inefficaces les politiques répressives actuelles14(*). Les Français·es savent aussi que la place de la santé est en réalité largement mise à l'arrière-plan par les pouvoirs publics : les trois quarts de la population jugent que l'État ne met pas en place suffisamment d'outils et de campagnes de prévention. La population française est prête au changement de la politique des drogues : elle est dans l'attente d'une nouvelle politique des drogues efficace et protectrice, que ce soit d'un point de vue sanitaire, préventif et d'ordre public.

Ainsi, l'article unique de cette proposition de loi abroge les dispositions pénalisant l'usage illicite de substances permettant actuellement soit d'infliger une amende forfaitaire délictuelle, soit de permettre à un juge de prononcer une peine de prison et/ou d'amende à l'encontre du consommateur. Il substitue également à l'injonction thérapeutique une convocation devant une commission médico-sociale, chargée d'évaluer la situation sociale et sanitaire de l'usager·e, de lui proposer des soins et de lui présenter ses droits. Cette commission, présidée par le directeur général de l'agence régionale de santé, serait composée d'un addictologue et d'un travailleur du social ayant un lien avec l'addictologie.

L'article unique maintient le délit de trafic de stupéfiants défini par l'article 222-37 du code pénal, en visant plus précisément les trafiquants (plutôt que les simples usager·es), en ce qui concerne le transport, la détention et l'acquisition de stupéfiants. Le trafic est ainsi caractérisé par le transport, la détention et l'acquisition d'une quantité de stupéfiant supérieure à l'équivalent de 10 jours d'une consommation moyenne de ce stupéfiant. L'offre ou la cession de stupéfiants restent pénalisées dans les conditions actuelles de la loi, pour toute quantité de stupéfiants.

Le I modifie le code de la santé publique permettant cette évolution de la politique des drogues (1° à 5°, 7°, 9° et 11°) et assure la coordination juridique de ces modifications dans ce même code (6°, 8°, 9° et 12°). Les II à VI assurent la coordination juridique dans d'autres codes des modifications portées par le I. Le VII gage la perte de recettes portée par l'article unique.

* 1 Observatoire européen des drogues et toxicomanies, Rapport européen sur les drogues, 2022.

* 2 Observatoire français des drogues et tendances addictives, Tendances addictives : les niveaux d'usage des drogues illicites en France en 2023, 2024.

* 3 Marie Jauffret-Roustide, Laurie Wdowiak. L'impact de la pénalisation de l'usage de drogues sur les trajectoires socio-sanitaires des usagers de drogues. Rapport CEMS-Inserm pour Médecins du Monde.

* 4 Commission nationale consultative des droits de lhomme, Avis « Usages de drogues et droits de lhomme », 8 novembre 2016 ; Session extraordinaire de lAssemblée générale des Nations Unies, « Déclaration politique et plan daction sur la coopération internationale en vue d'une approche intégrée et dune stratégie équilibrée de lutte contre le problème mondial de la drogue », avril 2016 ; Comité des Ministres du Conseil de lEurope, « Réponse à la recommandation 2177 (2020) », 17 mars 2022.

* 5 Mission d'information de l'Assemblée nationale relative à la réglementation et à l'impact des différents usages du cannabis, Rapport d'étape sur le cannabis récréatif, 2021.

* 6 Ibid.

* 7 Aurélien Viers, Florent Provansal et François Tonneau, « Amendes pour le cannabis : les contrevenants pourront payer immédiatement en liquide ou carte bleue, annonce Macron », La Provence, 25 juin 2023.

* 8 Interstats-SSMSI, Insécurité et délinquance en 2021 : Bilan statistique, juin 2022.

* 9 Observatoire français des drogues et tendances addictives, Dépénalisation des drogues au Portugal : bilan 20 ans après, 2021.

* 10 Défenseure des droits, Décision du 19 août 2024 relatives aux atteintes aux droits et libertés fondamentaux liées à la gestion de la scène de consommation de crack située dans le square de la Porte de la Villette dans le 19e arrondissement de Paris, entre le 24 septembre 2021 et le 5 octobre 2022.

* 11 En ce sens CJUE, 19 nov. 2020, C-663-18, §67 et 73.

* 12 Le collectif regroupe une quinzaine dorganisations de policier·ère·s, magistrat·e·s, usager·ère·s, professionnel·le·s de laddictologie, dassociations de défense des droits humains, dont Médecins du monde, la Fédération addiction et le collectif Police contre la prohibition.

* 13 Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Position commune du système des Nations Unies aux fins d'appuyer la mise en oeuvre de la politique internationale de contrôle des drogues par une collaboration interinstitutions efficace, 2023.

* 14 Sondage CSA pour le CNPD, 2020.

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