EXPOSÉ DES MOTIFS

Madame, Monsieur,

À l'aube du cinquantième anniversaire de la loi Veil, il est temps pour la France de rendre justice à celles qui, avant 1975, ont été injustement condamnées pour avoir revendiqué, au péril de leur santé mentale et physique et de leur liberté, une autonomie fondamentale : disposer de leur propre corps. L'histoire de l'interruption volontaire de grossesse (IVG) est celle d'une conquête patiente et acharnée, menée au prix de luttes féministes et de combats pour l'émancipation. Le « Manifeste des 343 », publié en 1971, incarne un tournant significatif dans cette lutte collective : 343 femmes, célèbres ou anonymes, y revendiquaient ouvertement avoir avorté, au mépris des lois répressives en vigueur. Aujourd'hui, l'IVG est enfin consacrée comme une liberté fondamentale inscrite dans la Constitution. La France ne peut plus ignorer les destins brisés de ces femmes qui ont payé, parfois même de leur vie, le poids de décennies de politiques natalistes et répressives.

Cette proposition de loi a pour but de reconnaître la souffrance qu'une législation prohibitionniste a infligée à l'ensemble des femmes ayant subi ou pratiqué des avortements clandestins, mettant en danger leur santé reproductive et leur vie. Ces femmes, contraintes au silence par la réprobation morale et sociale qui pesait sur l'avortement, ont été abandonnées par une société qui refusait de les entendre et de les protéger.

Avant 1975, l'avortement constituait une double transgression, à la fois sociale et pénale, réprimée avec une violence implacable. En 1939, Édouard Daladier qualifiait l'avortement de « fléau social compromettant l'avenir de la race », illustrant l'idéologie raciste et patriarcale qui inspirait les lois pénalisant cet acte. Cette vision, imprégnée des vestiges d'une France hantée par les pertes de la Première Guerre mondiale, trouva son paroxysme sous le régime de Vichy. L'avortement fut érigé en crime contre la sûreté de l'État et devint passible de la peine de mort. Les condamnations pour avortement furent multipliées par sept en seulement trois ans (1940-1943).

L'affaire tragique de Marie-Louise Giraud illustre la brutalité de cette répression institutionnelle : accusée d'avoir pratiqué des avortements clandestins, elle fut guillotinée en 1943, devenant le symbole d'une machine judiciaire inhumaine. Même après la chute du régime de Vichy, les femmes continuèrent à subir les conséquences de cette oppression : en 1946, pas moins de 5 151 affaires d'avortement clandestin furent encore jugées par les tribunaux français.

Entre 1870 et 1975, ce sont plus de 11 660 personnes qui ont été condamnées pour avoir pratiqué ou eu recours à un avortement. Réhabiliter ces femmes et les personnes qui les ont aidées, c'est réparer une injustice et restaurer leur dignité. C'est reconnaître que les lois qui ont permis de les incriminer portaient en elles les marques d'une société profondément insensible aux besoins fondamentaux des femmes et à leur droit à disposer de leur corps. C'est un devoir de mémoire.

À l'instar de la loi adoptée en 2024, reconnaissant la responsabilité de l'État dans les condamnations pour homosexualité entre 1942 et 1982, ce texte de loi propose de confier à une commission indépendante la mission d'identifier ces injustices et de les reconnaître officiellement. Cette démarche s'inscrit dans une volonté ferme de tourner la page de l'oppression institutionnelle et de réintégrer ces femmes dans l'histoire des droits humains.

En matière d'avortement aussi, la honte a changé de camp.

L'heure est venue d'écrire une nouvelle page de l'histoire des femmes. Cette réhabilitation dépasse le simple cadre mémoriel : elle participe d'un mouvement nécessaire de déconstruction des stigmates encore attachés à l'avortement, un acte trop souvent relégué au silence et à la culpabilité. Affirmer que l'IVG est à la fois un acte médical et un choix politique profondément personnel, c'est appeler à un changement de paradigme. Avorter n'est pas une faute, mais une décision empreinte de courage, un droit inaliénable sans lequel l'égalité entre les sexes ne peut pleinement s'accomplir.

Dans un contexte mondial marqué par des reculs alarmants des droits des femmes, mais aussi face à une résurgence des discours natalistes, cette réhabilitation constitue un geste fort, un symbole de résistance et de progrès. En cette année de commémoration, il appartient à la France de rendre justice à celles qui, avant 1975, ont dû affronter la répression patriarcale pour revendiquer la maîtrise de leur corps, et de réaffirmer que leur combat fait partie intégrante de notre patrimoine démocratique.

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