EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La Commission européenne, dans son plan d'action pour la démocratie européenne de 2019, rappelle que la démocratie nécessite « des garde-fous, un équilibre des pouvoirs et des institutions qui jouent leur rôle et veillent au respect des règles de pluralisme du débat démocratique ». Parallèlement, les citoyens doivent « pouvoir faire des choix électoraux dans un espace public où la pluralité des points de vue peut s'exprimer librement et où des médias libres, le monde universitaire et la société civile peuvent jouer leur rôle en stimulant un débat ouvert, exempt d'ingérences malveillantes, qu'elles soient nationales ou venues de l'extérieur ».

Or, aujourd'hui, l'indépendance des médias, l'honnêteté et le pluralisme de l'information sont de plus en plus menacés, quand les journalistes apparaissent insuffisamment protégés. Ce constat, déjà étayé par la commission d'enquête du Sénat sur la concentration des médias en France de 2022 et par une littérature abondante, n'a pourtant pas trouvé de débouchés législatifs alors que les appels à une adaptation de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication sont pressants.

En effet, depuis 2019, certains médias détenteurs d'autorisation de diffusion par voie hertzienne se distinguent par des atteintes de plus en plus graves et fréquentes à leurs obligations en matière d'indépendance, d'honnêteté et de pluralisme de l'information, et de dignité humaine. Pour preuve, face à l'intensification de ces atteintes, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (ARCOM) a été amenée à prononcer ses treize premières sanctions, contre deux chaînes, C8 et Cnews, dont une amende record de 3,5 millions d'euros pour injures proférées à l'encontre d'un député.

Outre ces sanctions, les deux chaînes précitées ont fait l'objet de 44 manquements depuis 2012, le régulateur leur ayant majoritairement adressé des mises en demeure et des mises en garde, dans une logique de réponse graduée. Parmi les griefs ayant motivé les décisions de l'ARCOM, confortées par le Conseil d'État, citons : présentation délibérément biaisée d'un sondage, propos négationnistes, diffusion d'une séquence anti-IVG mensongère, propos diffamatoires et dégradants répétés sur l'immigration (lien entre l'immigration et les punaises de lit notamment), baisers et attouchements non consentis envers une chroniqueuse sur un plateau, assimilation de personnes en situation de handicap à des toxicomanes etc. La multiplication et l'accélération de ces dérives finissent par créer un bruit de fond permanent, une bulle informationnelle complètement déformée et faussée, qui entrave gravement la tenue d'un débat démocratique serein et honnête.

Aux faits, à leur analyse et à leur décryptage, est de plus en plus substituée la polémique bruyante et outrageuse, laquelle peut parfois alimenter la désinformation et faire le lit des vérités alternatives, lorsqu'elle ne tombe pas sous le coup du code pénal. Pourtant, comme l'explique Géraldine Muhlman dans son livre Pour les faits, il se révèle vital de revenir à ce « métal froid ». Sans faits partagés, sans espace public commun, nul débat démocratique porteur ne peut avoir lieu.

En outre, certains médias tendent à amalgamer sciemment information et opinion, au mépris de la convention passée avec le régulateur, qui les enjoint de maintenir le pluralisme en leur sein et les désigne comme fournisseurs d'un service d'information au public. En France, si historiquement une presse d'opinion existe, il n'en va pas de même dans l'espace informationnel audiovisuel, puisque le pluralisme ne peut être qu'interne, la rareté et la limitation de la ressource hertzienne principalement justifiant un régime plus strict que pour la presse. Les chaînes d'information ne peuvent dériver vers des médias d'opinion sous peine de porter préjudice au principe de pluralité des courants d'idées et d'opinion, objectif à valeur constitutionnelle. Comme le Conseil d'État le préconise dans son arrêt du 13 février dernier, il convient désormais de renforcer l'effectivité de ce pluralisme interne.

Cette nécessité est d'autant plus impérieuse que la dernière campagne législative constitue un point de bascule. Ici, rappelons que le Journal du Dimanche a diffusé, le dernier jour de la campagne, une fausse information de nature à avoir un impact sur le processus électoral ; de manière analogue, Europe 1 a été mise en demeure par l'ARCOM pour manquement à l'honnêteté et au pluralisme de l'information pour son émission créée spécialement pour la campagne législative. En d'autres termes, ces canaux médiatiques tendent à devenir des instruments de propagande électorale, dans un glissement dangereux pour notre démocratie.

Bien que le renouvellement de l'attribution des fréquences de la télévision numérique terrestre ait quelque peu rebattu les cartes, il apparaît indispensable de consolider les prérogatives de contrôle et de sanction du régulateur afin de lui donner les moyens de mieux faire respecter la lettre des conventions passées avec les chaînes télévisuelles et de préserver la vie démocratique de la Nation.

Par ailleurs, cette proposition de loi aborde le sujet fondamental de la protection des journalistes. Contribuant au débat public et l'éclairant, ils participent de manière décisive à la vie démocratique, singulièrement par leur travail d'investigation. Si la plupart des pays du monde où la liberté de la presse est la mieux garantie figurent en Europe, les journalistes y subissent tout de même des pressions croissantes qui peuvent aller jusqu'à la censure, des atteintes physiques et du cyberharcèlement. Ces dernières années, il faut se souvenir que les journalistes d'investigation Daphne Caruana Galizia à Malte, Jan Kuciak en Slovaquie et Giorgos Karaïvaz en Grèce ont été assassinés.

En Italie, Giorgia Meloni et son Gouvernement sont accusés d'exercer d'importantes pressions politiques sur l'audiovisuel public et ses journalistes afin de peser sur leurs choix éditoriaux, au point où la Media Freedom Rapid Response alerte sur un « niveau de pression et d'autocensure sans précédent ». C'est pourquoi, dans son classement annuel, Reporters sans frontières fait le constat que « des forces politiques s'efforcent à réduire le terrain de jeu du journalisme indépendant »

Dans ce contexte, la présente proposition de loi entend protéger le rempart ultime des journalistes, c'est-à-dire le secret des sources. L'article 4 de la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite loi Bloche, avait pour objectif de consolider le secret des sources. Ses dispositions furent censurées par le Conseil constitutionnel, si bien qu'un cadre juridique insatisfaisant et préjudiciable aux journalistes demeure en vigueur, comme en témoignent la tentative de perquisition des locaux de Médiapart en 2019 ou plus récemment le placement en garde à vue d'Ariane Lavrilleux, journaliste de Disclose. Un chemin de crête pour concilier l'ensemble des exigences constitutionnelles existe ; ce texte entend l'emprunter.

Plus globalement, la loi Bloche contient des avancées indéniables en matière de protection des journalistes, mais celles-ci doivent être rendues plus effectives. Par exemple, les comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (comités d'éthique) sont encore trop souvent des coquilles vides. Aussi est-il proposé de les conforter et de renforcer leurs prérogatives.

Plus significativement, alors que la loi Bloche avait été adoptée dans le contexte de la grève inédite au sein de la chaîne iTelé, force est de constater que huit ans plus tard, certaines problématiques n'ont aucunement été réglées. Ainsi, à l'été 2023, l'imposition d'un nouveau directeur de la rédaction à la tête du Journal du Dimanche, contre l'avis de 99 % de cette rédaction, est une flagrante illustration de la nécessité de mieux équilibrer la relation entre actionnaires et journalistes, entre liberté d'entreprendre et liberté de la presse, la presse n'étant pas un bien comme un autre, eu égard à son influence sur les citoyennes et les citoyens.

Dans la même optique, si la loi n° 2019-775 du 24 juillet 2019 tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse fut un progrès considérable, son application patine encore du fait de la nonchalance des plateformes. Par exemple, en mars dernier, face aux atermoiements et renoncements de Google, l'Autorité de la concurrence s'est résolue à prononcer une sanction de 250 millions d'euros à l'encontre de la société pour non-respect de certains de ses engagements au titre des droits voisins. Garantir une juste rémunération des agences et éditeurs de presse, ainsi que des journalistes, pour l'exploitation de leurs contenus, est à la fois une mesure de justice sociale et une mesure de nature à sauvegarder la diversité et le pluralisme de la presse. Les plateformes ne peuvent capter indéfiniment la valeur créée par les journalistes, d'autant plus dans un contexte où l'intelligence artificielle générative va se généraliser (à l'instar de l'accord entre Le Monde et Open AI). Par ailleurs, les agences de presse (surtout les petites) peinent à faire valoir leurs droits face aux éditeurs de presse plus puissants et mieux organisés et au regard d'une définition légale de la publication de presse non adaptée aux contenus des premières.

En conclusion, l'Union européenne a pris la mesure du danger démocratique que constituent la manipulation de notre sphère publique informationnelle et l'utilisation de canaux médiatiques à des fins de propagande idéologique ou électorale. C'est pourquoi elle a adopté le règlement sur la liberté des médias ainsi que la directive sur les procédures-bâillons, dont la transposition pourrait être intégrée de manière opportune au sein de ce véhicule législatif. En France, le débat s'est enlisé dans la question de la gouvernance de l'audiovisuel public qui, si elle n'est pas accessoire, n'est pas aujourd'hui la priorité. Pérenniser son financement, en revanche, est hautement urgent !

Il est donc temps de rattraper le retard pris. Garantir l'indépendance des médias, mieux protéger les journalistes, c'est améliorer la qualité de notre espace public et améliorer la vie démocratique de la Nation. Si cette proposition de loi ne peut s'emparer de tous les sujets (en particulier, la loi du 30 septembre 1986 devra être impérativement modernisée pour adapter les dispositifs anti-concentration aux nouveaux modèles capitalistiques qui ont fortement évolué en 40 ans), elle se veut une réponse cohérente aux enjeux actuels et pourrait être enrichie par les États généraux de l'information, dont les conclusions seront précieuses.

Ayant vocation à s'appliquer à tous les médias, du service public audiovisuel aux éditeurs privés, ce texte revient aux sources de ce qu'est la liberté d'expression, au sens de l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Autrement dit, la liberté d'expression, fondamentale mais non absolue, ne peut servir de prétexte à entretenir la confusion entre fait et opinion, entre information fiable, sourcée et de qualité, et croyances personnelles. Un tel dévoiement de l'usage de la liberté d'expression aboutit à une déformation du réel au point que ce qui est faux peut devenir vrai et ce qui est vrai devient par nature suspect. À l'issue de ce processus destructeur, aucun commun ne peut émerger, puisqu'aucun accord n'est possible sur la base même de ce qui fonde le débat démocratique, en l'occurrence les faits. C'est pourquoi, dans le respect de la liberté d'expression de chacune et chacun et de ses limites déterminées par la loi, et dans le respect du principe du pluralisme des courants d'idées et d'opinions, les auteurs de la présente proposition de loi en appellent à une réobjectivation de notre espace public informationnel. Cette dernière ne peut passer que par la mise en avant de faits sourcés et vérifiés, seule méthode afin qu'un débat démocratique honnête, éclairé et serein puisse prospérer ; seule méthode afin que les citoyennes et les citoyens retrouvent une pleine confiance dans les médias.

Ainsi, le chapitre premier vise à renforcer l'indépendance des médias. L'article premier modifie l'article 3-1 du 30 septembre 1986, en sanctuarisant la jurisprudence du Conseil d'État du 13 février 2024. Il précise la manière dont le régulateur apprécie le respect de l'obligation de pluralisme interne par les médias audiovisuels. L'ARCOM devra donc prendre en compte la diversité des sujets abordés ainsi que les interventions de l'ensemble des participants aux programmes diffusés, sans se limiter aux personnalités politiques, selon des modalités qu'elle a récemment définies dans sa délibération du 18 juillet 2024.

L'article 2 étoffe le régime de sanctions de l'ARCOM décrit à l'article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986, sans pour autant sortir de la logique graduée et proportionnée qui caractérise sa procédure. L'objectif est à la fois de rendre ces sanctions plus effectives, mais aussi plus dissuasives. En premier lieu, dès lors qu'un éditeur fait l'objet de deux mises en demeure sur les trois dernières années, l'ARCOM pourra prononcer une des sanctions prévues, l'adaptant naturellement à la gravité des manquements constatés.

De plus, si un éditeur fait l'objet de trois mises en demeure sur les trois dernières années et qu'il porte manifestement et gravement atteinte à la vie démocratique de la Nation, l'ARCOM pourra prendre la décision de résilier unilatéralement la convention ou de lui retirer son autorisation d'émettre. En parallèle, sans attendre qu'un éditeur atteigne le quota de trois mises en demeure, l'article 42-3 de la loi précitée est complété afin de prévoir qu'en cas d'atteinte grave et manifeste à la vie démocratique de la Nation, l'ARCOM peut suspendre ou retirer l'autorisation, sans mise en demeure préalable. En effet, la déstabilisation de la vie démocratique du pays et la manipulation de l'information à des fins de propagande électorale apparaissent comme des motifs suffisamment légitimes et impérieux pour justifier de la suspension ou du retrait de l'autorisation. Comme l'Union européenne l'explicite, « toute ingérence malveillante, qu'elle soit nationale ou venue de l'extérieur » doit pouvoir être lourdement sanctionnée.

L'article 3 renforce les comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes au sein des médias audiovisuels. Tout d'abord, pour améliorer leur visibilité, les comités d'éthique pourront être facilement saisis en ligne et devront publier la liste de leurs membres ainsi que l'ensemble de leurs avis. Ensuite, un de leurs membres participera de droit au conseil d'administration de la chaîne ou de la radio.

L'article 4 donne un cadre aux chartes déontologiques qui accompagnent la signature d'un contrat de travail ou d'une convention entre un journaliste et un média (presse et audiovisuel), en faisant explicitement référence aux trois textes fondateurs en la matière. Parallèlement est introduit un mécanisme de contrôle de la conformité de ces chartes à la loi.

Quant au chapitre II, il a pour finalité d'améliorer la protection des journalistes. En premier lieu, l'article 5 renforce la protection du secret des sources des journalistes. D'une part, il modifie l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881 pour en étendre le bénéfice aux directeurs de la publication ou de la rédaction, ainsi qu'aux collaborateurs de la rédaction. D'autre part, il modifie le code de procédure pénale pour prévoir l'intervention du juge des libertés et de la détention en amont d'une éventuelle atteinte au secret des sources. En cas de violation de celui-ci, plusieurs sanctions pénales sont instaurées. Ce faisant, ces dispositions constituent un ensemble équilibré qui concilie renforcement de la protection du secret des sources avec d'autres principes constitutionnels essentiels tels que le droit au respect de la vie privée, le secret des correspondances ou la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.

L'article 6 confère aux journalistes un droit d'agrément à la nomination de leur directeur de la rédaction par un vote d'au moins la moitié des membres de la rédaction à la majorité des soixante pour cent. Pour les médias audiovisuels détenteurs d'une autorisation de diffusion par voie hertzienne, le régulateur procédera à son retrait si le service ne se conforme pas à la procédure d'agrément, tandis que pour les services non-hertziens, une sanction pécuniaire est prévue.

L'article 7 vise à renforcer l'effectivité des droits voisins de la presse et des agences de presse. Plus précisément, il englobe dans la définition de la publication de presse les productions des agences de presse afin de leur permettre de bénéficier effectivement de leur rémunération au titre des droits voisins par les GAFAM. Il accroît aussi la transparence dans les négociations entre acteurs du monde de la presse et plateformes, en obligeant celles-ci à transmettre les éléments de nature à objectiver et éclairer lesdites négociations. Il instaure également un délai maximal pour transmettre ces éléments sous peine d'une sanction financière. Enfin, en cas d'achoppement des négociations, l'Autorité de la concurrence est habilitée à définir la rémunération due au titre des droits voisins.

L'article 8 est le gage de la proposition de loi.

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