EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Entre 1952 et 1962, 1 343 000 jeunes appelés et rappelés et plus de 400 000 militaires d'active ont traversé la Méditerranée pour accomplir leur devoir sur les différents théâtres d'opérations d'Afrique du Nord.
Les conflits d'Afrique du Nord ont un bilan très lourd : plus de 25 000 militaires tués, plus de 70 000 militaires blessés, environ 400 000 victimes civiles d'origine africaine ou européenne.
Ils furent également un drame pour près d'un million de civils européens, contraints d'abandonner la terre où ils étaient souvent établis depuis plusieurs générations, ainsi que pour les « harkis », livrés à un destin souvent tragique.
Bien trop souvent minimisée, cette période de notre histoire ne doit plus être occultée.
62 ans après les « accords » d'Évian1(*) du 18 mars 1962, les plaies de celles et ceux qui ont connu la guerre d'Algérie sont toujours ouvertes. Anciens combattants, rapatriés, « harkis », sont à jamais marqués par cette guerre.
Il est d'ailleurs important de rappeler que ces accords n'ont pas marqué la fin des massacres. Au contraire, la violence s'est poursuivie et même intensifiée après leur signature.
Le Front de libération nationale (FLN) profita des accords d'Évian pour reconstituer ses forces armées et pour étendre leur autorité sur une grande partie du pays et de sa population. L'armée française s'y opposa jusqu'au 14 avril, puis dut y renoncer. À partir du 17 avril 1962, le FLN déclencha une vague d'enlèvements contre la population française, supposée complice de l'Organisation de l'Armée Secrète (OAS), dans les agglomérations d'Alger et d'Oran, mais aussi dans l'intérieur de ces régions. Le 14 mai, la Zone autonome d'Alger, dirigée par Si Azzedine, rompit ouvertement le cessez-le-feu en déclenchant une série d'attentats2(*).
Selon l'historien Jean-Jacques Jordi : « de 1955 jusqu'aux accords d'Évian (18 mars 1962), il y a à peu près 330 disparus civils. On pouvait s'attendre qu'après les accords d'Évian ce chiffre baisserait. Or, entre les accords d'Évian et la date d'indépendance (5 juillet 1962), c'est-à-dire en quelques semaines, il y en a près de 600. Donc deux fois plus en 4 mois qu'en 6 ans de guerre ».
Le 23 mars 1962, le quartier de Bab-el-Oued était bouclé et soumis à une fouille. Les maisons étaient mitraillées, c'est ainsi qu'une petite fille fut assassinée alors qu'elle jouait à l'intérieur de l'appartement de ses parents. Femmes, enfants, vieillards manquaient de vivres, de médicaments...
Le 26 mars 1962, trois jours après le début de ce bouclage, une manifestation de pieds-noirs tentait de passer à travers le cordon militaire. Ces Français d'Algérie manifestaient pacifiquement à Alger, drapeaux tricolores à la main, pour marquer leur attachement à ces trois départements français qui les avaient vus naître, pour soutenir moralement les habitants du quartier de Bab-El-Oued et afin de leur apporter des vivres, des médicaments. Rien ne fut fait pour empêcher les Algérois de manifester. Le Préfet Vitalis-Cros n'avait pas cru devoir instaurer de couvre-feu.
Dans des circonstances qui, encore aujourd'hui, font débat, les soldats ouvrirent le feu.
En effet, sans sommation, à 14h50, la troupe du 4e régiment de tirailleurs ouvrit le feu, s'acharnant sur ceux qui s'étaient jetés à terre afin de se protéger. La version officielle dira que des coups de feu avaient été tirés d'un toit vers les militaires. Mais ceux-ci, au lieu de riposter vers le toit où devrait se trouver le prétendu tireur, ont tiré à l'arme automatique dans la foule, frappant dans le dos des manifestants qui tentaient vainement de s'enfuir.
Pendant cette fusillade, le docteur Jean Massonnat, adjoint du Professeur Portier, chef du Laboratoire central, décida de sortir pour porter secours aux blessés. Il était 15 heures. Alors qu'il était en train de prodiguer des premiers soins à un blessé, il est abattu par un tirailleur qui lui tire dans le dos. Amené au pavillon de garde de l'hôpital, il décèdera quelques minutes après.
Le professeur Portier et le docteur Debaille constatent alors que Jean Massonnat a été abattu à bout touchant, exécuté par un soldat français alors qu'il portait secours à un blessé. Malgré les interdictions d'inhumer, le docteur Jean Massonnat aura des obsèques dès le lendemain.
Cette fusillade unilatérale durera environ 12 minutes. La France n'avait pas respecté le cessez-le-feu.
Le bilan officiel fut de 49 morts et plus de 200 blessés. Toutes les victimes furent du côté des civils. Pas un mort du côté militaire, ni même un blessé.
Les familles ne purent enterrer leur mort dignement, les obsèques religieuses furent interdites. Les corps furent amenés directement aux cimetières par camion militaire au jour et à l'heure choisis par les autorités.
Une telle action de maintien de l'ordre, requérant des moyens matériels et humains conséquents, organisée et coordonnée, a été confiée par certains responsables français à une unité inapte au maintien de l'ordre.
Est-ce une « bavure » imputable à quelques militaires ou au Gouvernement français ?
Il s'agit d'un événement d'une gravité exceptionnelle, de la répression d'État la plus violente qu'ait jamais provoquée en France une manifestation de rue depuis la Commune.
Durant de nombreuses années, les autorités françaises ont imposé le silence sur cette page dramatique de notre histoire.
Grâce aux travaux de chercheurs et historiens français, les circonstances du massacre perpétré le 26 mars 1962 sont aujourd'hui connues. À cet égard, afin que toute la lumière soit faite sur cet événement, le libre accès à l'ensemble des archives doit être pleinement garanti.
Il est grand temps aujourd'hui que l'État français rompe définitivement avec le silence et reconnaisse officiellement les crimes commis le 26 mars 1962 lors de cette manifestation pacifique.
C'est le voeu de l'association des familles des victimes du 26 mars 1962. 62 ans après ces faits, il reste encore de nombreux membres des familles de victimes. Ils sont désormais très âgés et ont droit à la vérité sur ce drame qui a hanté leur vie. Ce silence méprisant des autorités françaises les ronge. Il est temps de connaître toute la vérité et que l'ensemble des archives soit ouvert.
Ensuite, il y a un autre massacre oublié, celui survenu le 5 juillet 1962 à Oran. Guy Pervillé3(*), nous explique que « le massacre du 5 juillet 1962 à Oran a fait l'objet d'une conspiration du silence et d'une amnésie collective durant plus d'un demi-siècle ; et pourtant il a inspiré des témoignages, des enquêtes, et même des travaux d'historiens beaucoup plus nombreux qu'on ne l'imagine. ».
Le 3 juillet 1962, Charles de Gaulle, alors Président de la République, reconnaît l'indépendance du pays. Selon les historiens, les autorités militaires françaises savaient qu'il allait se passer quelque chose.
En effet, un massacre d'une ampleur importante se déroula le 5 juillet 1962 à Oran. En quelques heures, environ 700 Européens seront enlevés, torturés, liquidés en pleine rue. Beaucoup seront enterrés dans des fosses communes creusées près du Petit-Lac4(*) à Oran.
Le général Katz, commandant des troupes françaises à Oran de février à août 1962 explique que les premiers coups de feu auraient été tirés sur la foule des Algériens fêtant l'indépendance par l'OAS, cette organisation armée formée par des civils français d'Algérie et d'anciens militaires français qui avaient refusé d'accepter le cessez-le-feu du 19 mars 1962 et le référendum sur l'indépendance du 1er juillet.
Mais selon plusieurs historiens, cette affirmation n'a jamais été prouvée.
Nous devons regarder notre passé avec lucidité, avoir pleinement conscience que les drames vécus par tant de familles et le sentiment de déracinement et de spoliation ont généré des blessures dont certaines ne sont pas refermées.
C'est pourquoi nous devons aujourd'hui, au nom de notre Nation, reconnaître les massacres commis après le 19 mars 1962, notamment les massacres de la rue d'Isly et survenus à Oran ; tel est le sens de cette proposition de loi.
Par ailleurs, le décret n° 2003 925 du 26 septembre 2003 a institué une journée nationale d'hommage aux « morts pour la France » pendant la guerre d'Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie, le 5 décembre.
Cette date est également mentionnée à l'article 2 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
Le Sénat a adopté, le 8 novembre 2012, la proposition de loi relative à la reconnaissance du 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc, qui avait été examinée et adoptée par l'Assemblée nationale le 22 janvier 2002.
C'est ainsi que la loi n° 2012 1361 du 6 décembre 2012 a imposé, sans concertation, une journée nationale du souvenir à la mémoire des victimes de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc, fixée au 19 mars, date d'entrée en vigueur du prétendu cessez-le-feu qui découla des accords d'Évian.
En effet, le 19 mars est officiellement la date du cessez-le-feu décrété en Algérie au lendemain des accords d'Évian.
Comme l'a justement écrit l'ancien chef de l'État, Nicolas Sarkozy : « Pour qu'une commémoration soit commune, il faut que la date célébrée soit acceptée par tous. Or, chacun sait qu'il n'en est rien, le 19 mars reste au coeur d'un débat douloureux ».
L'option du 19 mars 1962, date du cessez-le-feu au lendemain des accords d'Évian conclus entre le Gouvernement français et le GPRA, avait toujours été écartée comme l'explique dès 1981 François Mitterrand : « cela ne peut être le 19 mars, car il y aura confusion dans la mémoire de notre peuple. Ce n'est pas l'acte diplomatique rendu à l'époque qui pourrait s'identifier à ce qui pourrait apparaître comme un grand moment de notre histoire, d'autant plus que la guerre a continué, que d'autres victimes ont été comptées et qu'au surplus il convient de ne froisser la conscience de personne ».
En effet, le cessez-le-feu n'entraîna que la fin des actions militaires de l'armée française contre l'ALN tandis que redoublait la violence dans ce qui était encore, pour une centaine de jours, les départements français d'Algérie. Au contre-terrorisme violent et désespéré de l'OAS, répondit une terrifiante campagne d'enlèvements et d'exécutions d'Européens perpétrée par le FLN à la faveur d'une inaction de l'armée française tenue de ne plus intervenir directement comme l'a montré le général Maurice Faivre et comme l'explique Jean Tenneroni5(*) : « Faut-il aussi rappeler que des centaines de militaires furent aussi tuées, et que si la France libéra après le 19 mars les prisonniers algériens détenus, 60 % des 400 militaires français capturés ne revinrent pas vivants selon l'estimation généralement retenue ? ».
C'est pourquoi, au-delà de ce texte, nous devrions avoir une réflexion sur le choix de la date concernant la journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc.
Par exemple, en l'absence d'une date incontestable marquant la fin effective des combats couronnée d'une victoire, Jacques Chirac, qui avait été sous-lieutenant durant ce conflit, choisit avec discernement la date du 5 décembre, historiquement neutre. En effet, dès 2003, il a instauré cette « Journée nationale d'hommage aux morts pour la France pendant la guerre d'Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie ». À cette date, un an plus tôt, il avait inauguré le Mémorial situé sur le Quai Branly à Paris sur lequel sont inscrits les noms des soldats français tombés en Algérie - y compris après le « cessez-le-feu » théorique du 19 mars 1962.
Si nous voulons réconcilier les mémoires, nous devons tenir un discours de vérité sur la guerre d'Algérie et respecter la mémoire de tous les Pieds-noirs comme les Harkis, ainsi que de leurs descendants. Tel est le sens de cette proposition de loi.
* 1 Dans un communiqué daté du 18 mars 1962, Louis Joxe, ministre d'État chargé des affaires algériennes, annonce que la délégation française et les membres du Front de libération nationale (FLN) représentés par Krim Belkacem sont parvenus à un accord pour mettre fin aux combats engagés depuis le 1er novembre 1954 en Algérie.
Le document comporte 93 pages et décrète très exactement un cessez-le-feu qui rentre officiellement en vigueur le lendemain le 19 mars. Mais le texte prévoit surtout l'organisation rapide d'un référendum afin que les populations « choisissent leurs destins ». Dès le 8 avril, les Français sont invités à se prononcer sur les accords d'Évian qu'ils approuvent à une très large majorité (90,81%). En Algérie, un référendum d'autodétermination se déroule le 1er juillet 1962 et le « oui » l'emporte à 99,72% des suffrages exprimés.
* 2 https://francearchives.fr/commemo/recueil-2012/39115
* 3 Auteur du livre « Oran, 5 juillet 1962, leçon d'histoire sur un massacre »
* 4 La nécropole nationale française du Petit Lac à Oran fut créée le 9 mars 1966 afin de regrouper en un même lieu les sépultures militaires éparpillées sur le territoire algérien nouvellement indépendant.
* 5 Jean Tenneroni est Français d'Algérie. Il a été membre consultatif du conseil d'administration de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre https://www.lefigaro.fr/vox/histoire/guerre-d-algerie-nous-avons-tort-de-commemorer-le-19-mars-1962-20211215