EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Malgré les efforts réalisés ces dernières années par les pouvoirs publics dans le but de renforcer les droits des victimes, lutter contre l'impunité des auteurs de violences sexuelles et prévenir la réitération de leurs actes sur de nouvelles victimes, les effets concrets de ces législations peinent à être visibles dans les statistiques produites par le ministère de la Justice.
Le nombre de violences sexuelles donnant lieu à des condamnations demeure extrêmement faible. En 2016 l'ONDRP (Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales) estimait que moins de 4% des viols sur personnes mineures faisaient l'objet de plaintes. D'après le Ministère de la Justice, en 2018, 73% de ces plaintes étaient classées sans suite et 0,4% aboutissait aux Assises, c'est-à-dire étaient considérées comme relevant de la justice criminelle, le reste étant donc correctionnalisé.
L'une des raisons à ce faible taux de condamnation tient aux règles françaises sur la prescription, lesquelles participent de ce qui a pu être qualifié, par le groupe d'experts indépendants chargés du suivi de la Convention d'Istanbul (2011) sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique (Groupe d'experts sur la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique, Rapport d'évaluation de référence, France, no 195), d'une « culture du viol ».
Les réformes initiées sous la précédente législature et sous le premier quinquennat ont certes permis de modifier sensiblement les délais de prescription des infractions réprimant les violences sexuelles. Néanmoins, les dispositifs retenus -- allongement des délais de prescription, prescription « glissante » -- ne permettent toujours pas de lutter efficacement contre l'impunité des auteurs d'infractions plus anciennes, en raison du principe de non-application des lois de prescription nouvelles aux faits dont la prescription est déjà acquise au jour de leur entrée en vigueur (art. 112-2, 4°, c. pén.).
Plusieurs affaires récentes, mettant en cause des personnalités universitaires, politiques, sportives, religieuses ou médiatiques de premier plan ont ainsi rendu bien visible au grand public l'impunité que les règles sur la prescription offrait aux auteurs d'infractions, tandis que dans le même temps les personnes victimes de violences sexuelles continuaient à subir l'impact sur le très long terme des infractions commises contre elles, sans possibilité d'obtenir que justice ne leur soit rendue.
Ceci est d'autant plus inacceptable qu'il est apparu au grand jour, grâce au rapport de la Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l'Église (CIASE), qu'un nombre considérable de personnes avaient pu être victimes de crimes sexuels -- 330 000 entre 1950 et 2020, soit 13 enfants par jour pendant 70 ans, -- et qu'un nombre significatif de ces faits étaient à tort perçus comme prescrits, ce qui conduisait les autorités ecclésiastiques à ne pas les dénoncer ou prendre des mesures contre leur auteur (p. 353 du rapport de la CIASE).
Cette importance quantitative des violences sexuelles commises sur les enfants rend de plus en plus incompréhensible pour les Françaises et Français l'impunité qu'offrent aux agresseurs les règles de prescription.
Outre ce besoin de justice de nos concitoyens, il apparaît que les règles du droit français ne sont plus en accord avec les engagements internationaux de la France en matière de prévention des violences sexuelles et plus généralement de prévention des traitements inhumains et dégradants.
En effet, depuis 2012, le Comité contre la Torture, créé par la Convention des Nations-Unies de lutte contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, a demandé aux États, dans ses observations générales n° 3, de permettre aux victimes d'agir en justice, « indépendamment de la date à laquelle la violation a été commise » car « le passage du temps n'atténue pas le préjudice qui, dans certains cas, peut même s'aggraver du fait d'un syndrome post-traumatique » (§40). La Cour européenne des droits de l'Homme a également fait sienne cette affirmation dans sa décision Mocanu et autres c. Roumanie du 17 septembre 2014 (§274).
Ces évolutions ont été bien perçues en France par le Conseil d'État et le Conseil constitutionnel. Le premier a ainsi rappelé en 2015, dans son avis sur la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale que « le législateur dispose d'un large pouvoir d'appréciation pour décider du principe [...] de la prescription de l'action publique » (p. 2). Quant au second, dans son commentaire sous la décision du 24 mai 2019 no 2019-785 QPC (p. 24), il a bien précisé que sa jurisprudence n'empêchait nullement de poser l'imprescriptibilité de certaines infractions d'une particulière gravité, au-delà des seuls crimes contre l'humanité. Le Conseil constitutionnel n'a ainsi nullement été convaincu par l'argument de l'incohérence que cette imprescriptibilité entraînerait dans la hiérarchie des infractions, constatant dans cette décision que de simples manquements disciplinaires pouvaient être imprescriptibles et estimant sans doute aussi qu'il existait d'autres moyens de marquer symboliquement la différence entre les crimes contre l'humanité et d'autres infractions, tel le plan d'exposition des incriminations dans le code pénal. Le Conseil n'a sans doute pas non plus été impressionné par l'argument suivant lequel cette imprescriptibilité rendrait très difficile la preuve de l'infraction ou celle des moyens de se défendre. Si sans doute une telle preuve peut être difficile à rapporter, elle n'est pas forcément impossible, comme le montrent les exemples de pays étrangers dans lesquels l'imprescriptibilité est à l'oeuvre. De plus, le fait qu'une action soit en fait difficile à mettre en oeuvre, ne saurait justifier qu'on prive totalement son titulaire du droit de la mettre en oeuvre.
Ces différentes limites des arguments justifiant le refus de l'imprescriptibilité ont au demeurant été bien perçus dans de nombreux autres pays étrangers, membres du Conseil de l'Europe et qui ont récemment adopté l'imprescriptibilité de l'action publique concernant les crimes sexuels. C'est ainsi le cas :
· en Suisse, depuis une loi du 15 juin 2012, pour les violences sexuelles commises sur les personnes mineures de moins de 12 ans (art. 101, 1, e. code de procédure pénale),
· aux Pays-Bas, depuis une loi du 15 novembre 2012, pour les crimes sexuels commis sur personnes mineures (art. 70 du code pénal)
· au Danemark, depuis une loi du 9 août 2017, pour les crimes sexuels commis sur des personnes mineures ( art. 93, b, alinéa 2 du code pénal).
· en Belgique, depuis une loi du 21 mars 2022, pour les violences sexuelles en général (art. 21 bis, 2° du code de procédure pénale) ;
À ces pays ayant récemment adopté ce principe d'imprescriptibilité, il faut ajouter la majorité des pays de tradition de common law, dont le Royaume-Uni, qui, depuis bien longtemps, ne connaissent pas de règles de prescription pour les infractions sexuelles les plus graves.
S'inscrivant dans ce courant européen et international, la présente proposition de loi vise à poursuivre les efforts entrepris précédemment en France, en modifiant les règles sur la prescription sur deux terrains : d'une part le délai de prescription des infractions sexuelles sur personne mineure ; d'autre part le délai de prescription de non-révélation de telles infractions.
Dans les deux cas, il est proposé une modification pour l'avenir du droit en vigueur, ainsi qu'une réinterprétation du droit antérieur, interprété jusqu'à ce jour d'une manière trop restrictive par les juges, parfois de manière discriminatoire à l'égard des femmes (v. B. Moron-Puech, « La prescription, un obstacle inconventionnel aux droits des victimes amnésiques de violences sexuelles », La Revue des droits de l'homme [En ligne], 18 | 2020, §66-73). Cette réinterprétation rétroactive se situe dans le cadre laissé ouvert par de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui considère que le principe de non-rétroactivité de la loi pénale ne s'applique pas aux sources réellement interprétatives, pourvu alors que les changements d'interprétation soient prévisibles (CEDH, S.W. c. Royaume-Uni, 22 nov. 1995, §36 et 43).
I. Limiter l'effet de la prescription en matière d'infraction sexuelle sur mineur
Les données du terrain donnent à voir l'hypothèse de victimes de violences sexuelles ne réalisant qu'au moment de la naissance de leur petit-enfant les violences qu'elles ont elles-mêmes subies. Autrement dit, des victimes qui ne sont en état de porter plainte qu'à l'âge de 60 ans. Pour ces victimes, les délais retenus, qui ne dépassent pas 30 ans à compter de la majorité de la victime, se révèlent insuffisants. Voilà pourquoi il est proposé de rendre l'action imprescriptible (article 1). Cette imprescriptibilité vient donc remplacer le mécanisme de la prescription-glissante, largement dénoncé en doctrine, en raison notamment de sa complexité et de la pression indue que celui-ci induisait sur les victimes les plus récentes, de facto responsables de l'éventuelle impunité de leur auteur pour des infractions plus anciennes, sinon prescrites. La solution retenue induit certes que la prescription pour viol sera en l'état plus longue que celle de l'assassinat, mais cela ne remet nullement en cause la hiérarchie entre ces deux infractions selon leur gravité. En effet, la durée de prescription d'un crime ne dit rien de sa gravité. Contrairement au quantum de la peine, relié à la seule gravité de l'infraction, la durée de la prescription dépend aussi de facteurs liés au trouble à l'ordre public, ainsi qu'à la victime. Or, justement, en cas de violences sexuelles, il n'est pas rare que les traumatismes soient subis toute la vie durant et qu'ils ne se manifestent que tardivement, ce qui justifie un délai de prescription plus long que l'assassinat. Au contraire, dans un assassinat la personne victime n'est plus là pour se plaindre du traumatisme subi par elle, ce qui peut justifier un délai de prescription plus court que pour les violences sexuelles.
Par ailleurs, afin de pouvoir aider les victimes passées, dont la situation n'est que peu prise en compte par les réformes récentes, il est proposé, au moyen d'une disposition interprétative, de reformuler les règles sur la suspension de la prescription en cas d'obstacle insurmontables aux poursuites, de manière à rendre clair que des obstacles de nature psychologique, tels que l'emprise ou l'amnésie traumatique, peuvent être pris en compte (article 2).
II. Clarifier l'interprétation du délit de non-révélation et harmoniser son régime de prescription
La lutte contre les violences sexuelles sur personnes mineures passe également par l'obligation faite à certaines personnes, que leur situation personnelle ou professionnelle rend témoins de ces violences, d'en informer les autorités.
L'affaire Barbarin, qui a trouvé son épilogue judiciaire dans un arrêt du 14 avril 2021 rendu par la Cour de cassation (Cass. crim., n° 20-81.196), a mis en lumière à la fois les forces et les faiblesses du délit de non-révélation prévu à l'article 434-3 du code pénal.
Afin de lutter contre l'impunité et la difficulté des victimes à s'exprimer, il est donc proposé de clarifier l'interprétation du délit de non-révélation, en consacrant partiellement la jurisprudence Barbarin. À cet égard, il s'agit d'abord de graver dans le marbre le principe énoncé par la Chambre criminelle selon lequel « l'obligation de dénoncer persiste, même s'il apparaît à celui qui prend connaissance des faits que ceux-ci ne pourraient plus être poursuivis, compte tenu de la prescription de l'action publique ». Ainsi, la possible prescription des faits dénoncés est sans incidence sur la caractérisation du délit. Il s'agit toutefois ensuite de préciser que, contrairement à ce qu'ont pu affirmer les juges, la vulnérabilité de la victime liée à son âge ou à son impossibilité de se protéger est appréciée au moment de la commission des faits objets de l'information, et non au moment de la révélation. Par conséquent, la disparition de cette condition de vulnérabilité postérieurement aux faits dénoncés ne fait pas disparaître l'obligation de révélation et n'ôte pas au silence son caractère délictueux (article 3).
Les dispositions interprétatives des articles 2 et 3 font corps avec les lois plus anciennes dont elles ne sont qu'un prolongement. Elles ont donc vocation à s'appliquer aux faits commis avant leur entrée en vigueur.
De plus, il est proposé d'harmoniser le régime de prescription du délit de non-dénonciation en supprimant la distinction aujourd'hui opérée par le cinquième alinéa de l'article 8 du code de procédure pénale entre d'une part la non-révélation d'un délit sexuel (agression et atteinte sexuelle) et d'autre part celle d'un crime sexuel sur mineur. Cette proposition de loi vise à prévoir en la matière un délai unique de 20 années à compter de la majorité de la victime (article 4).
Enfin, afin de pouvoir disposer de données précises sur l'impact de cette législation, il est demandé au Gouvernement de remettre au Parlement, dans un délai de 3 ans à compter de l'entrée en vigueur de la présente loi, un rapport sur le nombre de victimes qui auraient pu bénéficier de ces règles nouvelles sur la prescription, le nombre de celles qui en ont effectivement bénéficié et le montant des indemnisations accordées (article 5). Cette dernière information apparaît d'autant plus utile que le Gouvernement, en contravention avec ses engagements internationaux, s'est abstenu de communiquer de telles informations au Comité des droits de l'enfant (V. le rapport français lacunaire CRC/C/FRA/6-7), qui les lui avait pourtant demandées en 2020, dans le cadre de son sixième examen périodique du respect par la France de la Convention des droits de l'enfant (CRC/C/FRA/QPR/6).