EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La mise en oeuvre du suffrage universel doit s'effectuer dans le respect de la démocratie. Ainsi le principe d'égalité exige que le suffrage de chaque électeur ait le même poids et contribue de manière équivalente à la désignation des élus. C'est sur ce fondement qu'en France le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État sanctionnent les écarts trop importants de population entre circonscriptions électorales.

Cependant, cela ne suffit pas pour garantir l'équité d'un système électoral car d'autres pratiques peuvent dénaturer l'expression du suffrage universel. Il s'agit tout particulièrement du « charcutage » lors du découpage des circonscriptions électorales. Or, en France, le Conseil d'État n'exerce qu'un contrôle à minima sur les découpages électoraux. De son côté, le Conseil constitutionnel refuse purement et simplement de contrôler les découpages, même les plus scandaleux.

Dans sa décision n° 2010-602 DC du 18 février 2010, le Conseil constitutionnel a ainsi validé la loi ratifiant l'ordonnance n° 2009-935 du 29 juillet 2009 portant répartition des sièges et délimitation des circonscriptions pour l'élection des députés en précisant qu'il se bornait à un contrôle restreint ne concernant que le respect du principe d'égalité devant le suffrage. Selon lui, la Constitution ne lui confère pas « un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ;(...) il ne lui appartient donc pas de rechercher si les circonscriptions ont fait l'objet de la délimitation la plus juste possible ...».

Le Conseil constitutionnel a cependant regretté « le caractère discutable des motifs d'intérêt général invoqués pour justifier la délimitation de plusieurs circonscriptions, notamment dans les départements de la Moselle et du Tarn... ».

Le cas de la Moselle est le plus emblématique car il montre que les procédures en vigueur n'offrent aucune garantie d'honnêteté. Cela résulte en particulier de ce que les avis de la commission de contrôle du découpage électoral et du Conseil d'État ne sont que consultatifs. De ce fait, ils ne servent strictement à rien lorsque le pouvoir politique est aux mains de responsables déterminés à bafouer sans scrupule les règles les plus élémentaires de la démocratie.

L'exemple du charcutage de 2010 en Moselle

Historiquement, dans la traversée de Metz, le lit de la Moselle avait toujours servi de limite aux circonscriptions législatives. Or en 2009, le secrétaire d'État, Alain MARLEIX a proposé un invraisemblable charcutage. Il permutait deux blocs de bureaux de vote ayant chacun environ 17 000 habitants entre la première circonscription (rive gauche) et la troisième (rive droite).

Cette opération n'avait aucune justification d'équilibre démographique puisque le nombre d'habitants concernés était pratiquement le même de part et d'autre. Par contre, elle créait une grosse hernie sur la rive droite qui n'était rattachée au reste de la nouvelle première circonscription que par un petit tentacule de moins de 200 mètres de large. L'ancienne délimitation parfaitement rectiligne fut ainsi remplacée par une configuration totalement incohérente.

En fait, le charcutage avait pour seule finalité de permuter 17 000 habitants votant très à gauche avec 17 000 habitants votant très à droite. Il était instrumentalisé au profit du député-maire (UMP) de Woippy et au détriment des députées sortantes Aurélie FILIPPETTI (PS) et Marie-Jo ZIMMERMANN (UMP). Dès l'annonce du projet, les polémiques dans la presse locale ciblaient d'ailleurs le grand bénéficiaire de l'opération en dénonçant « le charcutier de Woippy ».

Aurélie FILIPPETTI se défendait en stigmatisant le « tripatouillage indigne de la ville de Metz pour amoindrir les chances de la gauche dans la première circonscription ... » (Républicain Lorrain, 19 février 2010). De son côté, en tant qu'élue de la troisième circonscription, Marie-Jo ZIMMERMANN dénonçait « l'injustice des permutations effectuées à l'intérieur de la ville de Metz...au seul profit du député-maire (UMP) de Woippy, François GROSDIDIER » (RL, 20 février 2010). À une réponse désobligeante de l'intéressé, elle répondait ensuite : « Pour lui les femmes sont hystériques. Je ne suis pas hystérique, je suis la première victime du découpage électoral... » (RL, 23 février 2010).

Ainsi, il n'est pas surprenant que tout au long de la procédure administrative, parlementaire et juridictionnelle, le découpage ait été unanimement stigmatisé, à droite comme à gauche :

- La commission de contrôle du découpage électoral formula un avis négatif en soulignant l'incohérence du tracé de la nouvelle délimitation. Cependant, le Gouvernement n'en tint pas compte et sa proposition initiale fut maintenue lors de la transmission pour avis au Conseil d'État.

- À son tour, le Conseil d'État rendit un avis négatif. Malgré cela, la Moselle fut un des rares cas où lors de la publication de l'ordonnance, le Gouvernement passa outre à la fois à l'avis de la commission de contrôle et à celui du Conseil d'État.

- Lors des débats parlementaires sur la loi de ratification de l'ordonnance, le Gouvernement souhaitait que sa majorité sénatoriale exprime un vote conforme avec celui de l'Assemblée nationale. Cependant, suite aux interventions de deux sénateurs mosellans, l'un de droite (Jean-Louis MASSON) et l'autre de gauche (Jean-Marc TODESCHINI), le Gouvernement demanda un scrutin public de peur d'être mis en minorité. Un aléa de vote amena finalement le Sénat à rejeter le projet gouvernemental (14 décembre 2009), ce qui entraîna une navette.

- En seconde lecture à l'Assemblée nationale, le département de la Moselle fut le seul pour lequel la commission des lois désavoua le Gouvernement en adoptant un amendement de la députée Marie-Jo ZIMMERMANN (22 décembre 2009). Finalement, pour parvenir à ses fins, le Gouvernement fut obligé de recourir à la procédure du vote bloqué (12 janvier 2010).

- Le Conseil constitutionnel était dès lors la dernière chance pour s'opposer au projet. La Moselle fut, comme on l'a vu, l'un des deux départements pour lesquels le Conseil constitutionnel souligna « le caractère discutable » du découpage. Malheureusement il estima que la Constitution ne lui donnait pas compétence pour le contrôler.

Cet exemple prouve si besoin était qu'en France rien ne garantit l'honnêteté d'un découpage électoral dès lors que le Gouvernement est déterminé à imposer sa volonté. Ce problème se pose dans toutes les démocraties mais certaines ont au moins essayé d'encadrer juridiquement les procédures en imposant un minimum de règles ou d'orientations. En la matière, l'exemple des États-Unis est le plus significatif.

Les pratiques en vigueur aux États-Unis

Les États-Unis furent l'une des premières démocraties où la pratique du charcutage fut clairement mise en cause. C'est le gerrymandering , mot composé à partir du nom du gouverneur Elbridge Gerry et de salamandre ( salamander en anglais), forme de la circonscription qu'il avait dessinée en 1811 afin de favoriser les démocrates.

Actuellement, le redécoupage des circonscriptions (districts) y est actualisé dans chaque État fédéré, soit par les assemblées législatives elles-mêmes, soit par une commission de redécoupage. Pour éviter les découpages trop abusifs, les États fédérés imposent des critères à respecter. Le plus fréquent est celui de la contiguïté ; tout comme en France, il est en général exigé que, sauf circonstances locales, chaque district soit d'un seul tenant. Un autre critère, presque aussi fréquent, conduit à respecter, autant que possible, le découpage préexistant et les limites des autres subdivisions politiques ou administratives.

Pour encadrer le charcutage ( gerrymandering ), il est très difficile de définir une règle mathématique ou géométrique simple à l'instar de l'obligation topologique d'avoir des circonscriptions d'un seul tenant ou de l'obligation de limiter les écarts de population à un certain pourcentage. Malgré cela, beaucoup d'États fédérés définissent au moins des orientations qui s'articulent autour d'une logique de compacité. Ainsi :

- Selon la Constitution du Colorado « la distance linéaire agrégée de toutes les limites d'un district doit être aussi courte que possible ». En outre, une annotation précise que la compacité concerne « un secteur géographique dont les limites sont aussi équidistantes que possible du centre géographique de la zone concernée ».

- Le code des lois de l'Idaho se borne à indiquer qu'il faut éviter de dessiner des districts aux « formes curieuses ».

- Le code des lois de l'Iowa se réfère à la géométrie. Il prévoit que les districts doivent être de forme compacte, en précisant que ceux qui sont raisonnablement compacts sont de forme carrée, rectangulaire ou hexagonale. Il indique aussi que la compacité est idéale lorsque la distance nécessaire pour parcourir la limite extérieure est la plus courte possible.

- Dans le Michigan, la loi sur le redécoupage indique que la compacité est déterminée en circonscrivant chaque district dans un cercle d'un rayon minimum et en mesurant la surface du cercle, (sans tenir compte des Grands Lacs ou des portions empiétant sur un autre État) et non celle du district lui-même.

- Le code des lois du Montana indique que la compacité des districts doit être maximale et qu'un district ne doit pas avoir une longueur moyenne plus de trois fois supérieure à sa largeur moyenne, sauf si c'est nécessaire pour satisfaire des critères fédéraux.

- En Caroline du Sud, le guide du découpage indique que les formes « bizarres » sont à éviter. Il précise également que la compacité ne sera pas jugée par rapport à un calcul ou une détermination mathématique, statistique ou basée sur une formule.

Les obstacles à l'application de critères géométriques

Les exemples sus-évoqués montrent qu'il est difficile d'appliquer des critères géométriques ou mathématiques précis car les découpages sont subordonnés au respect de limites naturelles ou administratives existantes : limites de départements ou de communes, lit d'une rivière, bordure d'un lac... De ce fait, les différentes solutions retenues aux États-Unis sont plus des orientations générales que des règles précises.

La notion de compacité est la plus significative. Cependant, il est difficile d'en faire une application simple (cercle circonscrit ou distance linéaire agrégée ou encore rapport entre la hauteur et la longueur...). C'est d'autant plus vrai que les politiciens qui procèdent aux découpages électoraux font toujours preuve de beaucoup de machiavélisme. Ainsi la notion de cercle circonscrit ou celle de distance linéaire agrégée n'évitent par exemple pas les charcutages qui comportent des concavités ou des excroissances.

En fait, la moins mauvaise solution pour définir la compacité est de calculer le coefficient d'étirement (CE), c'est-à-dire le quotient du carré du périmètre de la circonscription par sa surface. L'avantage de ce coefficient est qu'il reflète de manière plutôt satisfaisante les aléas liés à des formes biscornues (tentacules, hernies...). Quel que soit le critère, la figure géométrique la plus compacte est le cercle. Son CE est de 12,57 (4ð).

Toutefois, on ne peut pas couvrir en totalité une surface avec des cercles, alors qu'on le peut avec certains polygones (carré, hexagone, triangle équilatéral...). Le CE d'un carré est de 16 ; celui d'un rectangle trois fois plus long que large est de 21,33 (64/3) ; celui d'un triangle rectangle isocèle est de 23,31 (12 + 8v2) ; celui d'un huit formé par deux cercles égaux et tangents est de 25,13 (8ð).

Pour un contrôle juridictionnel des découpages

Quoi qu'il en soit, il est clair qu'il est pratiquement impossible d'organiser un découpage en imposant des critères géométriques stricts. D'ailleurs, en France, le problème n'est pas là. Le vrai problème est que le Conseil constitutionnel refuse de contrôler les découpages, même les plus malhonnêtes (cas de la Moselle en 2010) et même lorsqu'il reconnaît lui-même qu'ils sont malhonnêtes. Le Conseil d'État est plus ou moins dans la même logique.

La priorité est donc déjà d'inscrire dans la Constitution une obligation de régularité des découpages électoraux et de compacité des circonscriptions. De la sorte, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État seraient alors obligés de sanctionner les abus, ce qui offrirait une garantie minimale d'honnêteté.

Tel est l'objet de la présente proposition de loi constitutionnelle.

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