EXPOSÉ DES MOTIFS
Mesdames, Messieurs,
Après les États généraux de l'alimentation, qui ont suscité une prise de conscience de l'ensemble des acteurs sur la question du revenu agricole, la loi n° 2018-938 du 30 octobre 2018 pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous, dite loi Égalim, a suscité un immense espoir dans les campagnes : la promesse que le Gouvernement avait enfin trouvé la solution aux problèmes du revenu agricole en France.
Très tôt, le Sénat avait dénoncé les deux principaux malentendus autour de cette loi.
D'une part, en entendant revaloriser le revenu des agriculteurs issu de ses contrats avec la grande distribution, la loi n'a agi que sur un cinquième des recettes des agriculteurs et, sans doute, uniquement sur les quelques filières où la contractualisation est répandue ou rendue obligatoire.
Comment régler le problème général du revenu agricole en n'agissant que sur une partie minoritaire du revenu global de l'agriculteur ?
D'autre part, alors qu'elle tentait d'agir sur les recettes agricoles dans son titre I er , cette même loi a sans doute considérablement alourdi les coûts d'exploitation des agriculteurs dans son titre II. Or, un revenu dépend à la fois des recettes... mais aussi des charges des agriculteurs !
Alors qu'était promis aux agriculteurs un très hypothétique revenu supplémentaire, les autres instruments disponibles pour agir de façon certaine et automatique sur les revenus agricoles ont été abandonnés par le Gouvernement. C'est le cas du budget de la politique agricole commune, lequel risque d'être amputé de 15 % en euros constants sur la prochaine programmation, sans que la France n'ait pu infléchir le mouvement depuis deux ans.
La France perd, en outre, des parts de marché sur les marchés internationaux, réduisant ainsi l'effet des exportations dans les comptes de résultat des exploitations agricoles. Notre pays est désormais la troisième puissance agricole européenne sur les marchés internationaux, derrière l'Allemagne et les Pays-Bas. Elle a même accusé, pour la première fois, un déficit commercial avec ses voisins européens.
Le malentendu était peut-être là : la loi Égalim, comme l'indique son nom, était avant tout une loi alimentaire, et non une grande loi agricole.
Aujourd'hui, aux immenses espérances a succédé un désarroi du monde agricole qu'il convient de comprendre, tant la question du revenu agricole doit être une cause nationale : comment peut-on, au XXI e siècle, assurer le renouvellement des générations en agriculture quand la promesse de revenus à venir est insuffisante ? D'ici à 2030, un tiers des agriculteurs français vont pourtant prendre leur retraite.
Cette urgence sur la question du revenu agricole justifie la mobilisation de toutes les énergies pour que la loi Égalim atteigne ses objectifs.
C'est pourquoi la commission des affaires économiques du Sénat avait constitué, au lendemain de la promulgation de la loi, un groupe de suivi de la loi Égalim pour étudier très tôt ses effets afin de distinguer ce qui fonctionne de ce qui ne fonctionne pas et de proposer, au besoin, des ajustements.
Dans un rapport adopté le 30 octobre 2019, le groupe de suivi dresse un constat clair : alors que le relèvement du seuil de revente à perte de 10 % sur les produits alimentaires et l'encadrement des promotions ont eu des effets directs sur le prix des produits dans les rayons, l'inflation ne ruisselle pas, pour l'instant, jusqu'au portefeuille des agriculteurs.
Comment serait-ce le cas sans mécanisme incitatif ? En effet, alors que l'application de l'encadrement des promotions et du relèvement du seuil de revente à perte (SRP) était connue depuis le début des négociations commerciales annuelles entre les industriels et les distributeurs, a tout de même été constatée la poursuite d'une déflation générale des prix d'achat aux fournisseurs en 2019 de - 0,4 % selon l'observatoire des négociations commerciales.
L'expérimentation durant deux ans, il est trop tôt pour en tirer un bilan exhaustif sur l'efficacité du ruissellement. Les résultats des négociations commerciales pour l'année 2020 seront décisifs. Il conviendra, en outre, d'étudier finement les signatures de contrats pour les produits des marques de distributeur.
Toutefois, la loi Égalim a déjà des effets avérés dans les rayons alimentaires. Mais ce ne sont sans doute pas ceux qui étaient attendus.
En revalorisant les produits des grandes marques en rayon, sur lesquels la grande distribution réalise des marges, les produits sous marques de distributeurs (MDD) regagnent en compétitivité prix. Cela peut se retourner contre ces produits dans la mesure où les distributeurs pourraient, à l'avenir, accroître leur différenciation sur les MDD. Cela reviendrait à avoir déplacé la guerre des prix des produits des grandes marques sur les produits MDD, alors que ces produits sont souvent issus de PME et d'entreprises de taille intermédiaire (ETI).
En remettant les grandes marques et les MDD au coeur de la stratégie des distributeurs, les PME sont les grandes victimes de la loi Égalim. Depuis le début d'année, la croissance de leur chiffre d'affaires a été considérablement ralentie comme le démontrent les panélistes Nielsen et IRI.
Pour rappel, l'étude d'impact de la loi Égalim affirmait que « le relèvement du SRP vise à renforcer l'équilibre général de la négociation au profit des entreprises de taille petite ou moyenne, grâce à une meilleure péréquation entre produits ».
De ce point de vue, la loi Égalim a pour l'instant été un échec.
Si l'on ne prend pas garde à cette dynamique de fond, la loi Égalim aura l'effet paradoxal de pénaliser les acteurs les plus proches des agriculteurs français et qui, souvent, sont les plus créateurs d'emplois.
En tout état de cause, même si ces premières tendances inquiètent, il est trop tôt pour tirer de la loi un bilan exhaustif. L'expérimentation proposée sur le relèvement du seuil de revente à perte de 10 % et l'encadrement des promotions doit durer deux ans et fera l'objet d'un rapport détaillé à son terme. Ce rapport permettra au législateur de prendre une décision éclairée, à la condition que l'étude promise adopte une vision d'ensemble, comme l'y invite le rapport du groupe de suivi de la loi Égalim du Sénat.
La présente proposition de loi n'entend donc pas remettre en cause la loi Égalim, tout en envoyant cependant un signal d'inquiétude sur sa portée un an après son adoption.
En revanche, la loi Égalim n'a pas répondu à des attentes légitimes de certaines filières et a même créé des difficultés pour certaines entreprises.
Il est apparu, lors des auditions du groupe de suivi du Sénat, que trois problèmes devaient être résolus avec urgence, sans quoi des entreprises françaises de l'agroalimentaire et, partant, des producteurs agricoles, pourraient être mis en difficulté par des effets de bord de la loi.
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Premièrement, l'encadrement des promotions pose des difficultés majeures pour certaines PME.
D'une part, l'encadrement induit un biais anticoncurrentiel au détriment de certaines PME. Les PME n'ont pas toutes les moyens de réserver un espace publicitaire en « prime time » à la télévision, d'imprimer une double page publicitaire dans un grand quotidien ou de passer dans les matinales à la radio.
Le seul moyen pour exister aux yeux des consommateurs face à des firmes multinationales ayant un budget publicitaire très important, ce sont les promotions en rayon. C'est pourquoi certaines d'entre elles réalisent une part significative de leur chiffre d'affaires sous promotion en grande surface, avec parfois une part supérieure à 50 %.
Avec l'encadrement des promotions imposé par la loi Égalim à 25 % sur leur volume d'affaires, les PME ne peuvent plus utiliser cet outil marketing et ne sont donc plus concurrentielles face aux budgets publicitaires des grandes marques.
Perdant en attractivité, ces PME voient leur chiffre d'affaires reculer : depuis la promulgation de la loi Égalim, certaines entreprises auditionnées ont perdu du jour au lendemain plus d'un tiers de leur chiffre d'affaires dans la grande distribution compte tenu de l'encadrement des promotions en volume.
D'autre part, les fabricants de produits saisonniers souffrent de l'encadrement des promotions en volume, les achats des consommateurs sur ces produits relevant de l'impulsion. Sans soutien promotionnel, leurs ventes s'effondrent.
Pour les entreprises produisant ces denrées, dont les taux de ventes sous promotion pouvaient être supérieurs à 60 % avant la loi, modifier radicalement leur modèle de vente en moins d'un an n'était matériellement pas possible. D'autant que, pour ces produits, le consommateur agit par le biais d'« achats impulsifs ». À défaut de promotion, le consommateur diminue ses achats et pénalise ainsi certaines filières.
Pour la filière foie gras, par exemple, les chiffres depuis le début d'année font état d'un recul des ventes brutal de près de 25 % en volume depuis le début d'année.
Certaines entreprises projettent un recul de 50 % de leur chiffre d'affaires sur l'année. Après deux années de crise de production, certains producteurs pourraient ne pas s'en relever.
En outre, compte tenu des difficultés d'écoulement en volume, les entreprises se livrent une véritable guerre des prix sur les marchés résiduels de foie gras, notamment à l'export, mais aussi sur d'autres produits. La loi Égalim aurait donc, pour certaines filières comme le foie gras, paradoxalement renforcé... la guerre des prix.
Il en va de même pour la filière champagne. Une bouteille sur deux est vendue en promotion. Sur les six premiers mois, les volumes de ventes de champagne ont été réduits de 21 %.
L'article 1 er entend résoudre cette double difficulté.
Le I ratifie l'ordonnance n° 2018-1128 du 12 décembre 2018 relative au relèvement du seuil de revente à perte et à l'encadrement des promotions pour les denrées et certains produits alimentaires pour lui donner une valeur législative et ainsi permettre sa modification par le législateur. L'ordonnance demeurera donc valable jusqu'au terme de l'expérimentation, à savoir début 2021.
Le II exclut de l'encadrement des promotions en volume prévu à l'article 3 de ladite ordonnance les produits au caractère saisonnier marqué. Il reprend en cela la terminologie déjà présente à l'article L. 442-5 du code de commerce. Pour plus de clarté, le 1° du II propose que les autorités compétentes puissent définir explicitement les produits dont il est considéré que les ventes présentent un caractère saisonnier marqué.
Le 2° du II donne à la DGCCRF la possibilité d'accorder une dérogation à certaines entreprises au regard de l'encadrement des promotions selon certaines conditions. D'une part, dans ses contrôles, la dérogation reposera sur l'analyse de la situation particulière du fournisseur, au regard d'éléments objectifs relatifs à l'environnement concurrentiel du fournisseur, à sa situation financière, ainsi qu'à celle de son exploitation et de la continuité de cette dernière. D'autre part, toute dérogation ne pourra être accordée qu'après avis de la commission d'examen des pratiques commerciales.
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Deuxièmement, la clause de renégociation des prix prévue à l'article L. 441-8 du code de commerce peine à avoir des effets satisfaisants.
Or cela pose des difficultés importantes pour les industriels dont le coût des matières premières représente la principale charge de production.
Pour ces industriels, il est difficile de répercuter la hausse des cours qu'ils subissent sur les marchés dans leurs tarifs auprès des distributeurs en cours d'année. Cette non-revalorisation, qui n'est pas souvent corrigée lors des négociations annuelles en raison du contexte de guerre des prix entre distributeurs, se traduit directement par une contraction des marges des industriels qui réduit les capacités d'investir et d'innover et, partant, la compétitivité des industries concernées.
La clause de renégociation des prix, qui entend favoriser les renégociations en cours d'année pour remédier à ce problème, est aujourd'hui mal calibrée compte tenu :
- de la « lourdeur procédurale » inhérente à l'activation de la clause. En comptant les délais d'instruction, l'aboutissement de la procédure peut avoir lieu près de six mois après la hausse des prix supportée par le fournisseur... soit pour les produits concernés au début des négociations commerciales annuelles suivantes ;
- de la réouverture de l'ensemble des points du contrat lors de renégociation, ce qui place le fournisseur, qui entendait obtenir une simple révision à la hausse de ses tarifs pour compenser un coût de revient plus élevé, dans une situation déséquilibrée face à son distributeur qui peut exiger de lui de nombreuses contreparties ;
- de la nature de la clause elle-même qui oblige les acteurs à renégocier, et non à obtenir des résultats.
En pratique, les acteurs préfèrent ne pas s'en saisir. Cela a été le cas, par exemple, pour les industriels de l'industrie porcine cette année.
Entre janvier et octobre 2019, le cours du porc a en effet augmenté de + 45 % en France en raison de la peste porcine africaine qui décime une part importante du bétail chinois.
Les industriels charcutiers, dont le coût de revient est composé à plus de 70 % par le coût de la matière première, ont demandé une renégociation des prix aux distributeurs mais... sans activer la clause de renégociation des prix.
Les deux tiers des demandes ont abouti. Parmi elles, seuls 15 % des hausses couvrent intégralement la hausse des cours, contre 85 % de revalorisation partielle comprise entre 40 et 95 % de la hausse du coût de revient. Trois mois après la hausse des cours, un tiers des demandes n'ont pas reçu de réponses.
Dans la mesure où les cours devraient augmenter encore durant quelques mois, les industriels vont devoir renégocier régulièrement leurs contrats avec leurs distributeurs, sans avoir aucune certitude sur l'acceptation de la révision de leurs tarifs.
Pour résoudre ce problème typique rencontré par les acteurs de la filière porcine, le médiateur des relations commerciales agricoles a, par ailleurs, en juillet 2019, pris position en faveur de « l'introduction d' une clause de révision du prix d'achat dans leurs contrats de fourniture de produits à marques propres et leurs contrats à marques distributeurs. Cette clause librement négociée entre les parties prévoirait les modalités d'un ajustement automatique du prix d'achat contractuel, qui devrait fonctionner à la hausse comme à la baisse par référence à un ou des indicateurs de marché. »
Cette problématique se retrouve sur d'autres produits à forte composante de matières premières, comme les pâtes alimentaires.
Pour ne pas pénaliser les industriels de l'agroalimentaire en raison de ce phénomène, l 'article 2 vise à l'expérimentation d'une clause de révision des prix dans les contrats d'une durée d'exécution supérieure à trois mois portant sur des produits finis composés à plus de 50 % de matières premières.
Le I restreint le champ d'application aux contrats d'une durée d'exécution supérieure à trois mois portant sur la vente des produits agricoles et alimentaires figurant sur une liste fixée par décret, dont les prix de production sont significativement affectés par des fluctuations des prix des matières premières agricoles. Ces produits, dont la liste sera déterminée par décret, seront composés à plus de 50 % d'un produit agricole dont le cours est reflété par un indice public librement accessible aux deux parties.
Le II précise que la clause de révision de prix s'activera une fois dépassé un seuil de variation défini par accord interprofessionnel ou par décret. Elle fonctionnera à la hausse comme à la baisse. Le taux de variation du prix du produit fini retenu dans la clause de révision des prix sera limité au taux d'augmentation ou de diminution du cours du produit agricole ou alimentaire qui le compose majoritairement multiplié par la part que représente ledit produit agricole ou alimentaire dans le produit fini.
Le III précise les modalités pratiques de mise en oeuvre de la clause.
Le IV instaure des sanctions en cas de non-intégration de la clause dans le contrat.
Le V prévoit que le Gouvernement présente au Parlement un bilan de l'application de cette expérimentation trois mois avant son terme.
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Troisièmement, la loi Égalim avait habilité le Gouvernement, en son article 11, à réformer le droit des coopératives agricoles selon un champ d'habilitation strictement défini.
Or le Gouvernement a étendu, par l'ordonnance n° 2019-362 du 24 avril 2019 relative à la coopération agricole, le régime des prix abusivement bas applicables aux sociétés commerciales dans le code de commerce aux coopératives agricoles en s'appuyant sur le champ d'habilitation d'une autre ordonnance, celle prévue à l'article 17 de la loi Égalim pour réformer le code de commerce.
L'article 17 de la loi Égalim habilite en effet le Gouvernement à prendre « toute mesure relevant du domaine de la loi nécessaire pour mettre en cohérence les dispositions de tout code avec celles prises par voie d'ordonnance » en matière de réforme du code de commerce.
L'article ayant modifié le régime des prix abusivement bas du code de commerce, le Gouvernement estime qu'il est habilité à l'étendre à d'autres sociétés dont les statuts doivent respecter des dispositions d'un autre code, en l'espèce le code rural et de la pêche maritime.
Or l'application d'un nouveau régime applicable à des sociétés commerciales aux coopératives, qui n'y étaient pas soumises jusqu'alors, semble aller bien au-delà de la simple mise en cohérence.
Les membres du groupe de suivi de la loi Égalim du Sénat estiment que la sortie du champ est manifeste. À aucun moment des débats parlementaires n'a été évoquée ou délibérée et acceptée comme telle l'hypothèse d'une assimilation des coopératives à des sociétés commerciales au regard de l'applicabilité de la responsabilité pour prix abusivement bas.
L'hypothèse d'une sortie du champ de l'habilitation est au reste partagée par le rapporteur de l'Assemblée nationale, M. Jean-Baptiste MOREAU, lequel affirme dans un rapport d'information sur l'application de la loi Égalim que « lors des débats parlementaires relatifs aux articles 17 et 11, il n'a pas été question de réformer les coopératives agricoles sur d'autres aspects que celui de la transparence et du contrôle des informations données à l'associé-coopérateur. »
Ce « passage en force » du Gouvernement, par-delà la volonté du législateur, ne peut être accepté comme tel.
L'article 3 vise à conformer l'ordonnance à son champ d'habilitation.
Le I ratifie l'ordonnance pour lui donner une valeur législative permettant au législateur de la modifier.
Le II supprime la partie de l'ordonnance étendant la possibilité d'engager la responsabilité pour une rémunération des apports abusivement basse au sein d'une coopérative, qui n'était pas prévue dans le champ d'habilitation donnée par le Parlement au Gouvernement.
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La loi Égalim n'a pour l'instant pas atteint ses objectifs. Elle a surtout pu déstabiliser les entreprises alimentaires les plus proches de nos agriculteurs : les PME et les coopératives.
À court terme, l'application trop rigide de la loi Égalim pourrait aboutir, avant la fin de l'expérimentation, à ce que des entreprises ferment ou à ce que des filières agricoles connaissent de nouvelles difficultés. Ces éléments vont biaiser mécaniquement les effets de la loi à terme.
Ces problèmes particuliers étant déjà clairement identifiés après un an d'application, il est nécessaire de les prendre en compte et d'oeuvrer pour apporter les aménagements nécessaires, au profit de l'efficacité de la loi.
L'objectif du groupe de suivi, en déposant cette proposition de loi, est donc bien de modifier à la marge la loi Égalim.