EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

L'histoire et la provenance des oeuvres constituent une préoccupation croissante des institutions qui conservent des collections publiques - musées et bibliothèques au premier chef -, mais aussi de tous les acteurs et professionnels du marché de l'art, du public et des citoyens.

Dans ce contexte, le parcours des biens culturels pendant la période nazie, de 1933 à 1945, est regardé attentivement et doit l'être plus encore, en raison de l'irréductible singularité des persécutions antisémites; les actes de spoliation de biens culturels dont les victimes de ces persécutions ont fait l'objet, qu'il s'agisse notamment de vols, pillages, confiscation ou ventes contraintes, n'ont pas tous été identifiés, et nombre de ces biens circulent aujourd'hui sur le marché de l'art ou se trouvent dans les collections publiques, sans que leurs détenteurs actuels en aient connaissance.

L'identification de ces biens est un impératif pour les propriétaires publics. En effet, la politique de spoliation antisémite mise en oeuvre par l'Allemagne nazie et ses différents collaborateurs ou sous son inspiration est intrinsèquement liée à la volonté de l'Allemagne nazie d'éradiquer les Juifs d'Europe et de faire disparaître ou de s'accaparer leurs biens. La politique de spoliation est intimement liée au projet génocidaire nazi, qui a pris toute son ampleur au cours de la Seconde Guerre mondiale déclenchée par l'Allemagne nazie.

En France, le gouvernement de Vichy a, très rapidement et de sa propre initiative, instauré une politique spécifique de persécutions et de spoliation des Juifs de France, mettant notamment en place une véritable procédure de « vol légal » sur tout le territoire français, avec la loi du 22 juillet 1941, dite « loi d'aryanisation ».

Depuis le milieu des années 1990, la recherche de provenance s'est développée et la restitution s'est imposée comme une nécessité. En 1998, 44 États dont la France ont adopté les « Principes de Washington », marquant leur engagement et leur volonté de conduire des recherches, de faciliter les restitutions et de trouver des solutions « justes et équitables » pour les familles concernées.

Plus largement, dans le prolongement de la reconnaissance en 1995 par le président Jacques Chirac de la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs de France et à la suite de la mission d'étude sur la spoliation des Juifs de France, dite mission Mattéoli (1997-2000), la France a mis en place une véritable politique publique de réparation des spoliations antisémites. Avec la création de la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), placée auprès du Premier ministre et chargée de lui recommander des mesures de réparation - indemnisation ou restitution - de tous types d'actes de spoliations antisémites - parmi lesquels les spoliations de biens culturels sont une minorité -, la France dispose d'un outil efficace et reconnu.

Le ministère de la culture et les musées nationaux, rejoints par certains musées de France relevant de collectivités territoriales, ont commencé il y a plus de vingt ans à répondre aux demandes des ayants droit des familles spoliées et ont entamé un travail de recherche sur les oeuvres conservées dans les institutions publiques. Les bibliothèques publiques qui conservent parfois, elles aussi, des ouvrages spoliés, ont entamé plus récemment ce même travail de recherche.

Ces recherches ont d'abord porté sur les biens « Musées nationaux récupération » (MNR) ou équivalents, reliquat des oeuvres retrouvées en Allemagne et ramenées en France après la Seconde Guerre mondiale, qui ne relèvent pas des collections publiques et peuvent être restituées par l'administration : 184 objets ont ainsi été restitués depuis 1951, dont 139 depuis 1994.

Plus récemment, les recherches se sont élargies à l'ensemble des collections publiques : elles peuvent abriter des oeuvres entrées légalement dans le domaine public depuis 1933 et jusqu'à aujourd'hui, mais qui, par la suite, se révèlent avoir été spoliées avant leur acquisition par la personne publique. La spoliation peut avoir eu lieu en France pendant l'Occupation mais aussi en Allemagne après l'accession au pouvoir d'Adolf Hitler, en Autriche après l'annexion par l'Allemagne en 1938 ou partout en Europe pendant la période 1933-1945.

À la différence des oeuvres inscrites sur les inventaires « Musées nationaux récupération », qui n'appartiennent pas aux collections nationales et qui sont, par conséquent, restituables si elles ont été spoliées, les oeuvres intégrées aux collections publiques par un acte volontaire d'acquisition, à titre onéreux ou gratuit, relèvent du domaine public mobilier protégé par les principes de rang législatif d'imprescriptibilité et d'inaliénabilité. La sortie des collections publiques de ce type de biens sur l'initiative de l'État doit nécessairement être autorisée par la loi.

C'est la raison pour laquelle, pour restituer ou remettre 14 oeuvres des collections nationales et une oeuvre d'une collection municipale qui se sont révélées spoliées ou acquises dans des conditions troubles, le Parlement a adopté la loi du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites. Le Parlement s'est ainsi pour la première fois, et à l'unanimité, prononcé pour la restitution des biens spoliés dans le contexte des persécutions antisémites de la période nazie ; ce vote unanime a été très largement salué.

Cette loi constituait une première étape. Le besoin d'un dispositif plus général permettant de faciliter les restitutions a été exprimé à plusieurs reprises : le Conseil d'État, dans son avis du 7 octobre 2021 sur le projet de loi susmentionné avait ainsi recommandé l'élaboration d'une loi-cadre « afin d'éviter la multiplication de lois particulières et de permettre d'accélérer les restitutions ». Nombre de députés et sénateurs se sont ensuite prononcés dans le même sens lors du débat parlementaire.

Le présent projet de loi répond à ce besoin : il crée un dispositif administratif qui simplifie la procédure de restitution et évite la multiplication de lois dites d'espèce, traitant de cas spécifiques.

La personne publique propriétaire - État ou collectivité territoriale - ou la personne privée à but non lucratif propriétaire de collections ayant reçu l'appellation « musées de France » et acquises par dons et legs ou avec le concours de l'État ou d'une collectivité territoriale doit pouvoir décider la restitution du bien lorsqu'une commission spécialisée sur les spoliations intervenues pendant la période 1933-1945 a caractérisé l'existence de faits de spoliation dans le contexte des persécutions antisémites.

L'article 1er crée ce dispositif dans le code du patrimoine.

Le chapitre 5 du titre Ier du livre Ier du code du patrimoine, intitulé « Déclassement », est renommé « Sortie des collections publiques de biens culturels », avec deux sections : une section 1 intitulée « Déclassement » comportant l'article L. 115-1 inchangé et une nouvelle section 2 consacrée aux restitutions de « biens culturels ayant fait l'objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites entre 1933 et 1945 », avec trois nouveaux articles L. 115-2 à L. 115-4.

L'article L. 115-2 pose le principe selon lequel la personne publique propriétaire d'un bien ayant fait l'objet d'une spoliation entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l'Allemagne nazie ou par les « autorités des territoires qu'elle a occupés, contrôlés ou influencés » prononce sa sortie des collections publiques dans le seul but de le restituer au propriétaire spolié ou à ses ayants droit. Les faits de spoliation commis ou inspirés par le gouvernement de Vichy, désigné par l'expression, établie depuis l'ordonnance du 9 août 1944 relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire continental et par la jurisprudence jusqu'à aujourd'hui, « l'autorité de fait se disant “gouvernement de l'État français” », sont spécifiquement pris en compte.

Le terme de « spoliation » est employé ici de façon générique, dans son acception courante qui désigne à la fois les actes de vol et de pillage, le « vol légalisé » tel que la confiscation, la saisie et la vente de bien dans le contexte des mesures dites d'« aryanisation », ou encore les ventes liées aux circonstances et rendues nécessaires pour financer l'exil, la fuite ou la simple survie.

Les spoliations visées sont celles qui ont eu lieu dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées dans l'ensemble des pays et territoires contrôlés par le régime nazi ou par des autorités qui lui étaient liées ou étaient placées sous son influence, pendant la période allant de l'arrivée au pouvoir d'Adolf Hitler à la capitulation allemande.

Le nouvel article L. 115-2 dispose également que le certificat d'exportation prévu à l'article L. 111-2 du code du patrimoine est délivré de droit pour les biens restitués : liberté est ainsi laissée au propriétaire spolié ou à ses ayants droit de faire sortir le bien restitué du territoire français.

Enfin, le nouvel article souligne que d'autres modalités de réparation de la spoliation que la restitution peuvent être envisagées, d'un commun accord entre la personne publique et le propriétaire spolié ou ses ayants droit. Une transaction financière peut, par exemple, être conclue, avec le maintien du bien dans la collection publique, en lieu et place de la restitution.

L'article L. 115-3 conditionne la décision de sortie du domaine public par la personne publique à l'avis préalable d'une commission administrative placée auprès du Premier ministre compétente en matière de réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des persécutions antisémites. La commission est chargée d'apprécier l'existence d'une spoliation et ses circonstances. La personne publique peut cependant, sous le contrôle du juge administratif, apprécier différemment les faits.

La commission visée au premier alinéa de cet article sera la Commission pour l'indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l'Occupation, instituée par le décret n° 99-778 du 10 septembre 1999, qui a pour rôle, depuis sa création, d'établir les faits de spoliation et de recommander des mesures de réparation.

L'article L. 115-4 prévoit qu'un décret en Conseil d'État fixe les modalités d'application de la nouvelle section créée dans le code du patrimoine. Ce décret permettra notamment de désigner la commission administrative mentionnée à l'article L. 115-3 et de préciser sa composition et ses modalités de saisine.

L'article 2 du projet de loi insère un article L. 451-10-1 au sein de la sous-section 3 de la section 2 du chapitre 1er du titre V du livre IV, afin de traiter les restitutions des oeuvres faisant partie des collections privées des musées ayant reçu l'appellation « Musée de France ».

S'il s'agit bien de collections privées, l'appellation dont ils bénéficient oblige ces musées de France appartenant à des personnes morales de droit privé à but non lucratif, en cas d'intention de cession, à un maintien d'une affectation à un autre musée de France pour les biens acquis par dons et legs ou avec le concours de l'État ou d'une collectivité territoriale. Le nouvel article prévu étend la procédure instituée par l'article 1er du projet de loi à ces seuls biens quand ils ont fait l'objet d'actes de spoliation et permet leur sortie des collections de ces musées de France privés. Ces personnes morales de droit privé peuvent décider de restituer de tels biens en cas de spoliation après avis de la commission administrative mentionnée au nouvel article L. 115-3 du code du patrimoine.

L'article 3 du projet de loi prévoit que la nouvelle loi s'applique aux demandes de restitution en cours à la date de publication de la loi.