Colloque "Urgences et traitement de l'urgence" (17 juin 2004)
Acteurs de l'urgence, témoignages et réflexions :
urgence, transports et logistique
Participaient à la table ronde :
Docteur Jean-Marie FONROUGE Directeur de la Fondation internationale Carrefour ;
Jacques COLLIARD Chef de mission sûreté à l'Union internationale des Chemins de Fer (UIC) ;
Laurent BISTER Expert-évaluateur du programme eTEN de la Commission européenne dans le domaine des situations de crise ;
Pascal MORVAN Directeur exploitation et logistique Air France ;
Olivier PAUL-MORANDINI Président de l'Association européenne du Numéro d'Appel d'Urgence (EENA) 112.
La table ronde était animée par le Docteur Jean-Claude DESLANDES, Anesthésiste-Réanimateur, Rédacteur en chef d'Urgence Pratique.
Danièle TRAUMAN, présidente de l'Association Théories et Territoires de l'Urgence
Pour cette table ronde, nous avions annoncé la participation du Docteur Philippe BARGAIN, Chef du service médical d'urgence d'Aéroports de Paris (Charles-de-Gaulle), mais un fax d'ADP nous a récemment informés que dans les circonstances actuelles, ADP ne souhaitait pas que ses cadres s'expriment sur ces sujets. Acte en est donné.
Jean-Claude DESLANDES
Je vous propose de revenir à des considérations pratiques, pour cette dernière table ronde. La parole est donc aux praticiens de terrain.
Avant d'entamer les débats, je souhaite rendre aux hommages à cinq de nos amis de Médecins du monde qui ont été tués en mission la semaine dernière, en Afghanistan. Ils sont véritablement allés au bout de leur mission d'urgence.
Docteur Jean-Marie FONROUGE
J'ai travaillé durant 22 ans au Samu, avant d'intégrer la fondation internationale du groupe Carrefour.
J'ai le sentiment que le trans-frontiérisme tel que nous le connaissons aujourd'hui est en train de changer. De fait, depuis dix ans, nous constatons régulièrement les limites de notre action. Lors de grandes catastrophes, les logisticiens envoyés sur le terrain critiquent de plus en plus librement et publiquement les services de secours mis en place par les autorités locales. Tout se passe effectivement comme si l'on assistait à un nouvel impérialisme de la part du monde occidental, dans le domaine de l'humanitaire. Personne n'a crié au devoir d'ingérence humanitaire lors de la catastrophe de Kobe. En aurait-il été de même si la même catastrophe avait eu lieu en Europe et si les secours étaient venus de l'extérieur ?
Aujourd'hui, en cas de catastrophe, nous sommes systématiquement informés. Mais toutes les informations ne sont pas significatives selon les pays concernés. Les récentes inondations au Mexique, par exemple, ont à peine été citées dans les journaux radiotélévisés. De fait, outre les médias, les organisations internationales et les ambassades apportent, en cas de crise, des informations complémentaires non négligeables. Les informations peuvent également provenir des cellules de crise locales - mais se pose alors la question de la langue. Quoi qu'il en soit, et malgré les progrès réalisés, le besoin est encore criant en matière de communication et d'alerte.
Dans les premiers convois d'aide alimentaire en Afghanistan, les Nations-Unies avaient constaté que plusieurs containers transportaient des chocolats de Noël invendus... L'aide alimentaire, l'aide humanitaire, c'est parfois aussi cela ! Et je suis systématiquement outré d'entendre que tant de tonnes d'aide humanitaire ont été envoyées sans qu'on ne se soit auparavant informé des besoins réels du pays, compte tenu de ses usages alimentaires : la prise en compte du tonnage de l'aide humanitaire n'est en soi pas significatif. En revanche, il est toujours utile de demander des listes décrivant les aliments consommés ou les types de vêtements portés dans tel ou tel pays sinistré en faveur duquel une intervention est décidée.
Pour moi, l'aide humanitaire ne doit pas se limiter à l'envoi d'un convoi occidental vers un autre pays, le plus souvent un pays défavorisé. L'aide humanitaire doit surtout être un formidable moment de respect entre deux peuples - et également le moyen de s'excuser de relations passées peu glorieuses.
Lors des inondations de Prague, les frontières étaient fermées. Les camions transportant l'aide humanitaire étaient donc bloqués. Nous ne pouvions pas non plus envoyer d'avions, l'espace aérien étant réservé aux avions tchèques. C'est toutefois grâce à Air France et au Quai d'Orsay que nous avons pu débloquer la situation et engager une action, mais aussi grâce aux préfets et aux services de la police nationale. Nous étions pourtant à la veille du pont du 15 août, ce qui était loin de faciliter les choses. Nous sommes pourtant parvenus à venir en aide aux Pragois. C'est aussi cela, la coopération en cas de catastrophe.
Offrir, c'est offrir au nom de son pays. Envoyer une aide humanitaire, c'est intervenir avec le gouvernement français, c'est faire appel à une compagnie aérienne française, c'est mobiliser divers responsables français. C'est travailler ensemble. Une catastrophe est une situation extraordinaire. Le cadre ordinaire de la vie, c'est celui de la mésentente. Les situations de catastrophe, elles, sont peut-être le moment où l'on peut s'entendre. De fait, apprenons à travaillons ensemble, nous répondrons ainsi de façon efficace aux catastrophes.
Jean-Claude DESLANDES
L'urgence, c'est aussi la vie, c'est donc le partage. A ce propos, je me pose une question : la SNCF sait-elle organiser des transports d'urgence ?
Jacques COLLIARD
Non, pas réellement. Pour nous, l'urgence n'existe pas en tant que telle dans la mesure où elle est notre lot quotidien. En théorie, nous savons faire rouler un train en situation de crise, mais dans la pratique l'organisation administrative peut compliquer les choses. Par exemple, il n'est pas certain que nous obtenions dans des délais très brefs une autorisation d'utiliser tel ou tel sillon. J'ajoute que les régions SNCF ne correspondent pas aux départements français. Par ailleurs, la crise intervient par principe là où on ne l'attend pas. Elle peut en outre commencer à un endroit et se terminer à un autre.
Les crises endogènes, comme un accident interne, sont aisément gérables. Mais les crises ayant une cause exogène sont autrement plus complexes à résoudre. Aujourd'hui, les risques de ce type de crises sont de plus en plus nombreux et de plus en plus divers. J'ajoute que nous ne sommes pas les seuls acteurs, en cas de crise et que nous devons tenir compte de l'intervention d'autres structures, notamment depuis la partition administrative entre la gestion des voies ferrées et l'exploitation du matériel roulant. De fait, nous ne sommes ni médecins, ni responsables administratifs. Cela explique l'importance de la constitution de partenariats.
Quoi qu'il en soit, nous agissons. Nous procédons par exemple à l'analyse de la vulnérabilité du réseau, nous préparons différents types d'interventions et nous incitons l'ensemble de nos managers à diligenter fréquemment des exercices de secours. Nous avons par ailleurs fait évoluer nos métiers, face aux risques nouveaux de terrorisme, notamment. Nous avons créé une équipe de 80 personnes susceptible d'intervenir sur le réseau en appui des pompiers en cas de contamination bactériologique. Nous avons en outre consenti d'importants efforts en matière de communication. Nous avons enfin mis en place un numéro vert d'aide aux victimes en cas de catastrophe ferroviaire. Quoi qu'il en soit, la recherche et le respect de la sécurité est et restera le fondement de notre activité.
Laurent BISTER
Je suis consultant en stratégie des organisations et, à ce titre, parfaitement indépendant de la Commission européenne. Je parlerai donc ici en mon nom propre.
Le fait de coordonner les intervenants dans la résolution de situations de crise ou générant l'urgence, de même que la coordination des attentes et des réactions du grand public, sont, nous l'avons vu tout au long de la journée, primordiaux. C'est dans cette logique que doit intervenir l'utilisation des technologies de l'information et de la communication.
Les moyens doivent être mis en commun. Le langage, lui aussi, doit être commun. J'entends au sens du langage la langue, mais aussi la culture. Il importe en outre de disposer de procédures communes et partagées par tous les acteurs. A cet égard, les technologies de l'information sont essentielles, mais pas suffisantes.
Deux types d'infrastructures peuvent être distinguées : les infrastructures publiques et communes d'une part, les infrastructures dédiées d'autre part. Les premières sont tout à fait utilisables dans une procédure d'urgence, mais le risque élevé d'indisponibilité est élevé en cas de catastrophe naturelle. Il existe en outre un risque de saturation. L'on peut rappeler, à titre d'exemple, la saturation des réseaux survenue lors de l'explosion de l'usine AZF à Toulouse, au détriment des systèmes de secours. Les infrastructures publiques sont donc dépendantes du bon vouloir des opérateurs privés et des contraintes qui leur sont imposées. Or, aujourd'hui, les contraintes sont peu nombreuses et les opérateurs suivent avant tout leur intérêt économique. Les infrastructures dédiées, elles, sont opérationnelles et efficaces - mais uniquement pour les acteurs qui en disposent. Se pose ainsi la question de l'interopérabilité des infrastructures, des moyens et des réseaux dédiés. L'accès à ces infrastructures peut, qui plus est, devenir problématique en cas d'utilisation exceptionnelle. Les réseaux dédiés deviennent parfois partiellement inutilisables. Enfin, il est difficile d'employer ces réseaux si l'on n'en fait pas, en temps ordinaire, une utilisation régulière.
Les projets de gestion des crises sont toujours de beaux projets techniques. Ils mettent toujours en oeuvre des technologies de pointe - donc des technologies qui ne sont ni totalement matures, ni parfaitement fiables. S'ajoutent alors aux problèmes à gérer en cas de crise des problèmes technologiques. Dans ce domaine, l'armée est en avance sur le secteur civil.
Par ailleurs, dans ces projets, la dimension humaine est souvent négligée. C'est souvent la principale cause d'échec. De fait, la dimension humaine est essentielle. Au plan international, il apparaît en outre que la coopération européenne est fort complexe à mettre en oeuvre, pour des raisons techniques, mais aussi pour des raisons culturelles.
Enfin, la finalisation opérationnelle des nouvelles technologies de l'information a un coût très élevé. Souvent, les projets ne sont que pré-opérationnels.
N'oublions pas, en guise de conclusion, que c'est bien l'homme qui résout les situations d'urgence. Ce n'est pas la technologie.
Pascal MORVAN
Je ne parlerai pour ma part que d'urgence avec un petit « u » - sans pour autant éluder la question des situations de crise.
Dans le secteur des transports aériens, l'urgence est notre quotidien. Nous opérons sous la pression du temps. Par ailleurs, nous sommes dans un environnement complexe de métiers tous fort différents. Nous sommes également soumis à de nombreux aléas, divers et variés, qu'ils soient météorologiques, techniques ou humains. Nous travaillons, qui plus est, dans une ambiance stressée. Le transport aérien n'est effectivement pas un milieu banal et le stress y est permanent, pour des raisons diverses. Enfin, nous sommes face un impératif incontournable de sécurité.
Une compagnie aérienne est régulièrement soumise à des situations d'urgence, comme peuvent l'être un transport d'organe vivant ou la survenance d'un malaise de passager (la première cause de déroutement d'un avion n'est d'ailleurs plus la panne moteur, mais le malaise de passager). Ces situations se gèrent grâce à l'anticipation structurelle (l'organisation mise en place et la distribution des rôles, les procédures) et conjoncturelle (transmission des informations nécessaires, briefing). La gestion de l'urgence passe ainsi par le management, mais aussi par le reporting à une instance supérieure mieux à même de définir des priorités. Enfin, gérer une situation d'urgence requiert un retour systématique d'expérience, et particulièrement un retour d'expérience volontaire. Tous ces facteurs permettent de modifier les organisations en tant que de besoin et, le cas échéant, de répondre aux crises.
Pour dire un mot de l'action humanitaire, j'ai le sentiment d'un grand manque d'efficacité. Certes, nous sommes capables d'envoyer du fret à l'autre bout de la planète dans des délais très brefs. En situation strictement normal, le transport aérien est très puissant. Mais, en situation de crise, les demandes sont souvent floues et trop tardives. De plus, contrairement à ce que peuvent imaginer les responsables de secours humanitaires, nous n'avons pas un parc d'appareils inemployés au sol que nous pourrions affecter à telle ou telle opération urgente. Nous n'avons que rarement des avions disponibles prêts à partir, puisque 90 % de la flotte est en permanence dans les airs. Le champ de progrès dans ce domaine est donc encore très vaste.
Olivier PAUL-MORANDINI
Une fillette dont le père venait de faire un arrêt cardiaque a eu le réflexe de prendre son téléphone portable et d'appeler le 112. Malheureusement, elle n'a pas été capable d'indiquer sa localisation. Son père n'a alors pas pu être secouru, et il est mort. Depuis, la fillette ne parle plus et sa mère est veuve. Comment accepter cette situation quand on sait que la localisation des appelants est obligatoire depuis plusieurs années ?
La mise en place du 112 a fait suite à des réflexions approfondies et repose sur des expériences multiples. Le 112 est un dispositif contraignant (mêlant compétence nationale et compétence européenne), mais va dans le sens du bien-être des citoyens. A terme, il devrait être un dispositif aussi concret que l'euro.
Chaque année, plus de 100 millions d'Européens voyagent en Europe. Ils peuvent avoir à faire face à un accident ou une catastrophe et demander de l'aide dans un pays autre que le leur, d'autant qu'une récente enquête montre que le sentiment d'insécurité est plus grand lorsqu'on se déplace à l'étranger dans la mesure où l'on ne connaît pas les risques du pays et où l'on ne parle pas la langue. On pense en outre que les services d'urgence sont moins bien organisés que dans son propre pays - sans compter que les signalétiques sont différentes.
L'Union européenne enregistre 80 à 100 millions d'appels d'urgence par an, dont 40 millions passés depuis un téléphone mobile. Mais là encore, un grand nombre d'informations sont erronées et tous les appelants ne sont pas localisés. Tout cela empêche l'envoi de secours dans des conditions efficaces.
En médecine d'urgence, les victimes doivent être prises en charge dans les plus brefs délais (« golden hour »). Il en va de même pour l'intervention des pompiers et de la police : à quoi sert qu'ils arrivent quand la maison a déjà brûlé ou que le voleur s'est déjà enfui avec votre voiture ?. C'est pourquoi la localisation est un aspect essentiel. Toutefois, seuls quelques pays ont fixé des normes en matière de délai d'intervention.
Sont concernés par les appels d'urgence les organisations politiques, les entreprises privées, les usagers professionnels et les associations civiles. Le 112 a été créé en 1991. Il a été implanté dans toute l'Union européenne en 2000. Il peut exister parallèlement aux numéros nationaux. Son accès est gratuit. Il doit fournir une réponse appropriée et acheminée aux destinataires de la façon la mieux adaptée à l'organisation nationale des systèmes d'urgence.
Dans plusieurs pays, la mise en place du 112 a conduit à la suppression pure et simple des anciens numéros nationaux d'appel d'urgence (police, pompiers). La localisation est plus ou moins assurée lorsque l'appel est passé depuis un poste fixe. Elle doit encore être implémentée pour les appels depuis un mobile. Le 112 est connu de 1 Européen sur 5 et de 3 Français sur 20 le contacteraient s'ils devaient faire face à une urgence lors d'un déplacement à l'étranger. L'objectif de mon association est de promouvoir ce numéro unique d'appel d'urgence. La connaissance du 112 est un droit. Le 112 peut sauver la vie.
Régis GARRIGUE
Je suis médecin urgentiste, administrateur de l'ONG Médecins du monde, organisation non gouvernementale médicale internationale humanitaire. Nous agissons dans le monde entier, Europe et France incluses. Aujourd'hui, les principales causes d'urgence sont les épidémies infectieuses. Elles demandent un réel savoir-faire et de solides compétences. De ce cadre, la logistique, la communication et les moyens de transport sont, pour nous, des outils et non une fin en soi.
L'urgence guide les missions des organisations internationales humanitaires. Nous travaillons sur le court terme, mais aussi sur le moyen terme. Nous apportons une aide à ceux qui en ont besoin, mais nous avons aussi une mission de témoignage. Pour gérer l'urgence, il est essentiel d'être indépendant. Cette indépendance concerne avant tout les ressources humaines, mais aussi le savoir-faire et les moyens financiers.
Pour Médecins du monde, il importe en outre de pouvoir s'associer à des coopérations de terrain dans le cadre de situations d'urgence, notamment en post-crise. Notre action se situe au centre du sinistre, mais aussi dans sa périphérie.
La gestion de crises et de risques en tant que telle ne concerne pas directement les associations humanitaires françaises. Mais les humanitaires sont présents sur les terrains de crise et ils restent souvent plus longtemps sur le terrain que les acteurs de l'aide dite d'État. J'ajoute qu'ils sont aujourd'hui de plus en plus confrontés à la problématique du faire et du faire-faire, pour assurer la sécurité des équipes. La situation devient véritablement de plus en plus complexe en la matière.
Jean-Claude DESLANDES
Je vous remercie.