Colloque "Urgences et traitement de l'urgence" (17 juin 2004)
Urgences, cultures, temps et espace :
diversité des urgences hier et aujourd'hui, ici et ailleurs
Ont Participé à la table ronde :
Nicole AUBERT Professeur en sciences sociales, ESCP-EAP ;
Jean-François CHANLAT Professeur en sociologie, Université Paris-Dauphine ;
Philippe JEANNIN Professeur d'économie, Université Paul-Sabatier de Toulouse 3 (laboratoire LERASS) ;
Max Jean ZINS Chercheur CNRS-CERI.
La table ronde était animée par Marie BERCHOUD, Professeur en sciences du langage à Dijon.
Marie BERCHOUD
Notre table ronde se situe dans le domaine des sciences humaines et sociales. Nous allons ainsi nous poser la question non plus des procédures, mais des processus. Comment répondre à l'urgence, répondre et non pas réagir ? Nous placerons l'individu au coeur de nos réflexions.
Nicole AUBERT
Vous venez de le dire, nous parlerons ici de la culture temporelle de notre civilisation. Pour ma part, j'aborderai ce sujet à l'échelle de l'entreprise.
Vous connaissez la métaphore du fleuve, pour évoquer le temps qui passe et qui s'écoule. Vous connaissez aussi l'expression « le temps, c'est de l'argent », avec tous les termes qui en découlent : gagner du temps, perdre du temps. Par ailleurs, depuis quelque temps, une nouvelle métaphore a vu le jour, celle de la compression du temps.
La notion de vitesse a toujours existé dans la logique capitaliste. Dans un premier temps, cette notion s'appliquait surtout à l'espace. Mais, dans un second temps, elle a progressivement gagné la sphère du temps. Sont alors apparues les notions d'instantanéité, d'immédiateté et d'urgence. Cette dernière notion n'est plus réservée au domaine médical ou au domaine juridique. Elle a gagné d'autres univers, notamment celui de la vie professionnelle et de l'entreprise.
De l'urgent, nous sommes passés au très urgent. Une contagion du mode de fonctionnement des marchés financiers a gagné celui des entreprises. Les entreprises cotées en bourse doivent ainsi désormais présenter des résultats trimestriels et non plus seulement semestriels. Cela ne va pas sans certains effets pervers.
Les individus vivent eux aussi de plus en plus en « temps réel », avec la généralisation des emails ou des téléphones portables. Nombreux sont ceux qui ne parviennent plus à couper leur téléphone, afin d'être constamment en mesure de répondre dans l'immédiat. Les individus fonctionnent qui plus est en flux tendus, à l'instar de l'économie. Ils sont alors dans l'incapacité de différencier l'urgent et l'important. Des affaires urgentes et importantes nécessitent une réponse sans délai. Des affaires non urgentes, mais très importantes sont stratégiques - mais cette catégorie tend à être dépassée par la première. Désormais en effet, tout est présenté comme étant à la fois urgent et important. Le pan stratégique passe de plus en plus à la trappe. Or il est primordial. C'est lui qui nous permet de faire face, le cas échéant, mais aussi de nous ressourcer.
Au final, les individus sont dans un hyper fonctionnement permanent. Ils n'ont plus le recul nécessaire à l'analyse. Certains ont besoin de ce rythme pour fonctionner. Ils développent un fort sentiment de triomphe sur le temps. Mais d'autres, sans doute plus nombreux, loin d'être des « shootés » de l'urgence seraient plutôt des « corrodés » de l'urgence. Ils deviennent extrêmement irritables, tendus, hystériques. Comme si la couche protectrice du caractère de l'individu était attaquée par la violence du milieu ambiant et de ses exigences. Enfin, d'aucuns fonctionnent à l'instar de piles électriques qui ne pourraient pas être débranchées. Ils fonctionnent comme des machines, sans avoir le temps du recul ou de l'analyse. Parfois, à l'instar des machines, ils explosent. Précisons d'ailleurs que le nombre de dépressions consécutives à l'épuisement est en croissance.
En conclusion, nous assistons à une mutation globale du rapport au temps, passant d'une société à temps long à une société à temps court. Tout se passe comme si le mouvement se suffisait désormais à lui-même. Tocqueville, en son temps, observait déjà que les hommes désespèrent de vivre une éternité, mais sont pressés de vivre tout en un seul jour. Nous assistons aujourd'hui, à mon sens, à l'avènement d'un homme instant, englué dans la recherche de l'intensité de l'instant.
Jean-François CHANLAT
Après cet exposé sur le présent, je reviendrai à une vision plus anthropologique et historique du temps. L'histoire de l'humanité s'inscrit largement dans celle de sociétés qui ne connaissaient pas l'urgence. De fait, si le concept de temps a toujours existé, celui d'urgence est relativement récent.
Nous nous sommes construits, en tant qu'êtres humains, dans une société de cueilleurs et de chasseurs. Pour certaines sociétés, comme chez les Sioux, le temps n'existe pas. Le rapport au temps renvoie à la culture, au rapport à la nature ou au rapport aux autres. Je prendrai ici l'exemple du rapport à l'âge : les Chivas de Colombie ne distinguent que les enfants et les adultes. La notion de vieux n'existe pas. Cette société entend traiter les anciens comme si la vieillesse n'existait pas, afin d'éviter toute rupture.
La perception du changement est à relier à celle du temps et à l'ensemble des autres concepts propres à chaque culture. Une société qui n'appréhende pas le temps dans le mouvement n'accorde pas la même importance que nous au changement. Le temps linéaire que nous connaissons aujourd'hui n'est qu'une des formes possibles. Il n'a d'ailleurs pas toujours existé. Aujourd'hui, toutes les sociétés ne sont pas dans la problématique de l'urgence, bien au contraire. Les sociétés dites traditionnelles favorisent avant tout les rapports entre les hommes. Nous avons pour notre part mis en avant les rapports entre les hommes et les objets. Notre rapport à la nature et au monde social nous pose problème. En Angleterre, par exemple, le temps de déjeuner a diminué de 9 minutes en quelques années, pour ne plus faire que 37 minutes : est-ce véritablement un progrès, puisque la compression du temps, y compris du temps des repas, est le plus souvent synonyme de pression supplémentaire ?
Il existe en outre une urgence environnementale, puisque notre modèle de développement commence en effet à poser problème, en tant que tel. Cette question concerne d'ailleurs la planète entière et non pas les seules sociétés dites développées. L'urgence sociale est, elle aussi, de plus en plus crainte. Se pose alors la question du développement durable, c'est-à-dire d'un autre rapport au temps - et ce, dans tous les domaines. Il est urgent de trouver un mode de développement plus en accord et en harmonie avec la nature et avec les autres.
Le futur dépend dans une large mesure de notre action. Il est donc temps d'agir ensemble, pour trouver un mode de développement articulant de façon harmonieuse le rapport à la nature avec le rapport aux autres.
Philippe JEANNIN
La question de l'urgence intéresse aussi les économistes. Aujourd'hui, ils doivent se situer en économistes industriels et en économistes de la dynamique, pour répondre aux questions de l'urgence.
Beaucoup de choses ne sont pas urgentes. L'urgent n'est pas le pressé, ni le rapide. L'urgent, pour le dire ainsi, c'est parfois ce qui peut attendre. Mais il est souvent utilisé comme un paravent commode, pour mettre en oeuvre une gestion de la précipitation. En fait, l'urgent est le pressant et le risqué à la fois. La dérive de l'urgent est le « court-termisme », exacerbé par les nouvelles technologies de l'information et de la communication.
L'urgence est un fruit vert : nous manquons de temps, nous manquons d'espace, nous manquons de moyens. La décision urgente a moins de temps que la décision courante. Nous devons donc exiger qu'elle ait des qualités plus fortes. L'urgence a donc un coût. Souvent, la parade à l'urgence est la routine. L'urgence peut avoir des avantages. Elle permet l'innovation. Mais l'urgence gâte aussi la décision. De fait, elle bouscule généralement la hiérarchie. Le manager n'ayant pas le temps d'analyser la décision prise par son subordonné, il l'approuve. La compétence supplante la hiérarchie. L'urgence pose donc la question de la centralisation versus la décentralisation de la décision. Le plus souvent, une organisation centralisée est plus efficace en urgence. Mais, dans un certain nombre de cas, la décentralisation est plus efficace, grâce à l'autonomie et à la réactivité qu'elle permet. Enfin, l'irréversibilité complique l'urgence. Bien souvent, il existe un continuum entre le réversible et l'irréversible. L'on peut alors demander un délai de grâce, pour instruire un dossier de manière plus approfondie. Mais ce délai de grâce est coûteux.
Il apparaît que, lorsque l'incertitude s'accroît, l'on répond plus vite afin d'éviter toute irréversibilité. Cela entraîne bien souvent des phénomènes de surcapacité. C'est le cas dans de nombreux secteurs de l'économie.
En conclusion, il importe de savoir tirer parti des échecs et de développer une culture de mise à plat des échecs - outre les difficultés d'ordre juridique qui ont été présentées tout à l'heure. Je ne reviens pas sur la nécessité des dispositifs de veille et de gestion de crise. En économie, nous avons besoin d'outils et de critères permettant de hiérarchiser les urgences. Le coût n'est que l'un d'entre eux. Nous devons également prendre en compte, par exemple, le critère de durabilité. Nous devons aussi tenir compte du contexte, ou « framing » pour employer ce terme anglais.
Une étude sur la polyarchie et la hiérarchie montre que les organisations polyarchiques acceptent davantage de mauvais projets tandis que les organisations hiérarchiques rejettent davantage de bons projets. La question est posée : quel système préférer ?
Max Jean ZINS
J'inscrirai mon exposé, citant l'exemple de l'Inde, sous l'éclairage de la relativité.
L'urgence est le chaos, mais elle peut aussi être un ordre - elle l'est même de plus en plus. Dire que l'urgence est un chaos revient à opposer les notions d'urgence et de temps. En Inde, les notions de rites et de sacrifices se sont construites autour de la notion de temps. Temps, rite et sacrifice sont intimement liés dans la pensée indoue, y compris aujourd'hui. En Inde, une année peut durer 120 000 ou 12 000 ans. L'année est la vérité du temps.
Le temps de l'Inde est, qui plus est, un temps politique et social. De fait, le système des castes est lié au sacrifice de l'homme originel. La division de la société en castes est consubstantiellement liée au temps. Elle est le temps. Le temps n'a de sens que s'il est respecté. En Inde, on ne tue pas le temps, qui a une conception cyclique. Les actes que nous faisons nous sont dictés par nos vies anciennes, lesquels actes expliquent notre vie actuelle et nous aurons à en répondre dans notre vie future. La chaîne de vie est infinie.
En Inde, on ne brusque pas le temps. Le temps est un ordre. Dans ce contexte, l'urgence n'a pas de place. Elle est un chaos que le temps interdit et, en tout état de cause, un mot que le vocabulaire indou ne connaît pas. Les Indiens persistent ainsi à valoriser le temps par rapport à l'urgence. La cuisine, par exemple, s'exerce dans la lenteur : lenteur de la préparation culinaire, lenteur de la cuisson, absence de surgelés (on ne fige pas l'éphémère pour le consommer ensuite dans la méditation). La lenteur est partout. Le yoga fait l'éloge de la lenteur. La musique aussi. En Inde, les corps sont lents. Il existe une véritable pathologie politique de l'urgence et du temps.
Mais l'urgence peut aussi être un ordre. Le modèle de l'urgence, né chez nous, arrive progressivement en Inde, entraînant une nouvelle pathologie. L'urgence entraîne une jouissance. Elle est, en effet, ce qui nous permet d'acquérir sur le champ. La temporalité est certes hachée, mais elle nous donne le sentiment d'en être maître, d'être maître du temps. Une partie de la population indoue commence ainsi à vivre sur ce tempo de la jouissance. Je pense aux urbains, nouveaux consommateurs. Mais, dans la notion de jouissance, existe une dimension individuelle. Pourtant, en Inde, les pratiques de l'urgence demeurent encore largement communautaires. De fait, la majeure partie de la population vit non pas en urgence, mais dans l'urgence. Je ne pense pas cependant que le phénomène de globalisation de l'urgence soit synonyme d'homogénéisation.
Marie BERCHOUD
Merci d'avoir respecté votre temps de parole, c'est-à-dire le temps de la parole d'autrui. La parole est maintenant à la salle.
De la salle, ministère des Affaires étrangères
Jamais nous n'avons autant employé qu'aujourd'hui les termes de feuille de route ou d'agenda, c'est-à-dire des notions de planification de l'urgence. Cela conduit peut-être à rétablir une espèce d'équilibre dans la situation actuelle. Quel est donc le fonctionnement normal de la réaction d'urgence ?
Par ailleurs, l'Europe demande aux États nations de devenir les gestionnaires de l'urgence. Pouvez-vous nous éclairer à ce propos ?
Jean-François CHANLAT
Le rythme de vie est devenu de plus en plus instable. Or les êtres humains ont besoin d'un minimum de stabilité. Par ailleurs, le lien est fondamental, dans une société. Or pour faire du lien, il faut du temps. Comment faire du collectif lorsque l'espace-temps est fragmenté, lorsque les individus n'ont plus de temps ensemble ? Dans ce contexte, la prévision devient une notion primordiale.
Nicole AUBERT
La planification existe. Les professionnels de l'urgence sont les plus organisés qui soient. A défaut, ils ne pourraient pas gérer l'urgence.
Philippe JEANNIN
La paix prend exemple des pratiques de la guerre. Le plus souvent, face à l'urgence, on met en place des solutions routinières. Je ne suis pas certain que cette pratique guerrière soit la plus efficace. Qu'en pensez-vous ?
De la salle
Peut-être faudrait-il introduire le concept de cycles décisionnels ? Ce concept prend actuellement une importance croissante pour l'armée américaine. Mais il s'impose aussi en matière commerciale.
De la salle
La différence par rapport au passé vient du nombre croissant de flux. Cela nécessite d'opérer un tri.
Marie BERCHOUD
Il faut donc réfléchir, analyser, donc ne pas être toujours dans l'immédiateté. Il faut se placer dans la réponse et non dans la réaction.
De la salle
Il faut apprécier les niveaux de crise, dans le domaine militaire, mais aussi dans le domaine civil. Dans le domaine militaire, on réintroduit l'humain et, dans le domaine civil, on réintroduit la notion d'extrême organisation, à l'instar de l'armée.
De la salle
L'urgence est intemporelle dans certains domaines. Prenons l'exemple de celui de l'incendie. Je rappelle que dans ce domaine, les premiers corps de sapeurs-pompiers remontent à l'époque romaine.
De la salle
Avant les années 90, on opposait le modèle militaire et le modèle civil. Puis plusieurs travaux ont montré la complémentarité entre ces deux modèles. Cette complémentarité est désormais acquise.
Max Jean ZINS
Je tiens à préciser que mon propos n'était pas d'opposer l'Inde et la France. En France, par exemple, les Savoyards - j'en suis un - sont des êtres que les actions sont inspirées par l'esprit de lenteur.
Marie BERCHOUD
Je vous remercie.