B - LA NÉCESSAIRE RÉFLEXION SUR LE STATUT
1. LA DIFFICILE RÉALISATION DES STANDARDS
La réelle implication de l'ancien gouvernement HARADINAJ dans la réalisation des standards (création de groupes de travail réunis toutes les trois semaines, nomination de coordonnateurs municipaux) ne saurait masquer l'absence d'avancée sur certains d'entre eux. La faible adhésion des municipalités en charge de l'application concrète du projet, qu'elles soient serbes ou albanaises, comme les difficultés inhérentes à leur mise en oeuvre (compétences partagées avec la MINUK, rédaction des standards par la MINUK imprécise, inexistence d'une véritable culture de gestion au sein d'administrations issues des structures parallèles) fragilisent en effet la réalisation globale des normes, la contrainte du calendrier (un rapport d'étape a été déposé le 27 mai 2005 aux Nations-Unies et a permis de lancer une évaluation prévue qui doit aboutir en juillet 2005) et les conséquences politiques de celui-ci (l'idée d'un report des négociations sur le statut semble complètement écartée par les kosovars) poussant à une évaluation partielle.
• Fonctionnement des institutions démocratiques
L'absence de participation des députés serbes aux travaux de la Commission des droits des communautés de l'Assemblée a rendu impossible toute avancée. Ladite Commission est en effet chargée de défendre les intérêts des minorités, en proposant des amendements ad hoc aux projets de lois présentés au Parlement. Un député serbe devait en assurer la Présidence. Le retour annoncé des députés serbes à la table des négociations devrait permettre de redynamiser la réalisation de ce standard, sans pour autant rattraper les retards accumulés.
Cette situation se retrouve également au sein des administrations centrales et municipales, où le taux de présence des Serbes et des minorités non-albanaises reste insuffisant. L'absence de réel programme de recrutement vient d'être cependant comblée en partenariat avec l'OSCE, chargé de faciliter la transmission des offres d'emplois en direction de la communauté serbe. Celles-ci étaient jusqu'à présent relayées par la seule presse locale albanaise.
Un des paramètres essentiels du bon fonctionnement des institutions démocratiques demeure l'égal accès aux services publics. Si l'entité serbe située au nord de Mitrovica bénéficie d'aides directes de Belgrade (la municipalité de Zubin Potok, dont le budget s'élève à 1,3 million d'euros, bénéficie d'une subvention serbe de 4,5 millions d'euros qui permet de financer la voirie, les télécommunications, l'eau, les allocations familiales, des écoles, une antenne universitaire et les salaires des fonctionnaires) 18 ( * ) , la situation des enclaves est plus délicate, l'obligation de rejoindre Pristina pour bénéficier de soins étant par exemple souvent dissuasive. L'existence sur place de structures parallèles serbes, reprenant la problématique albanaise des années quatre-vingt dix dans des domaines clés comme l'éducation ou la santé, est une réalité. Les municipalités albanaises en charge de la réalisation du projet doivent en tenir compte et développer une collaboration, souvent délicate, avec celles-ci. Le groupe d'amitié s'est à ce titre ému de l'absence d'écoles communes mêlant toutes les minorités et porteuses d'espoir pour l'avenir 19 ( * ) , le bilinguisme devant être prioritaire en vue de l'établissement d'une véritable coexistence pacifique. L'intérêt appuyé de la communauté internationale sur les conditions d'accès mésestime sans doute trop la qualité du service proposé et ses implications futures, légitimant indirectement un discours séparatiste marqué 20 ( * ) .
Le projet de décentralisation mis en oeuvre par le ministère autonome de l'Administration locale apparaît lui aussi peu satisfaisant. Le découpage administratif du Kosovo consacre l'autonomie des « municipalités », regroupement de diverses communes, analogues aux cantons français. Le plan de décentralisation préconisé par les kosovars prévoit le transfert de compétences au sein des ces entités entre villes (à majorité serbe ou albanaise) et enclaves (à majorité albanaise, serbe ou autre). Aussi louable que soit le projet, il ne suscite pas l'adhésion de tous les partis kosovars.
Le PDK, désormais installé dans le rôle d'opposant classique, prône une autre organisation territoriale, prévoyant notamment l'établissement de véritables régions. En outre, sa mise en oeuvre reste expérimentale puisque limitée à 5 projets. Elle devrait débuter après les élections de 2006 et s'étaler sur 18 mois. La décentralisation complète de la province ne doit être en fait effective qu'à partir de 2008 et à condition de répondre à une taille critique, les minorités au sein de chacune des municipalités concernées devant atteindre 5.000 personnes. Le plan n'apparaît pas de surcroît financé, le budget autonome du Kosovo (714 millions d'euros issus des droits de douane et de la TVA) étant proche de la banqueroute.
• Etat de droit
La réalisation de ce standard concerne pour l'essentiel la MINUK et non les PISG. Mal ciblées ou peu traitées, les normes préconisées sont loin d'être totalement mises en oeuvre, suscitant de facto des difficultés avec les institutions autonomes. La mise en place de comités locaux de sécurité au sein des municipalités, chargée notamment de la prévention, est une action jugée prioritaire par l'ensemble des acteurs. Elle reste cependant peu suivie d'effets, la structure probablement établie risquant d'être ralentie par les difficultés de coopération entre municipalités, police autonome et KFOR.
• Liberté de mouvement
Le retour de la sécurité est notable, corroboré par la diminution du nombre de points de contrôle fixes de la KFOR. La visite du check-point de Gojbulja, tenu par un bataillon français, a néanmoins permis au groupe d'amitié de constater que la baisse statistique des violences ne saurait occulter les incivilités quotidiennes à destination des minorités rentrant au sein de leurs enclaves, même si la procédure de dissuasion mise en place depuis avril 2004 limitent toute escalade. On notera également que les exactions en ville sont désormais plus courantes qu'auparavant, comme en témoigne le cas d'habitants de la municipalité d'Obilic.
L'ouverture de lignes d'autocars pour les Serbes des enclaves est également souhaitée par le Ministère des Transports du gouvernement autonome. Cet aspect essentiel est pourtant remis en cause par le Pilier IV de la MINUK qui prévoit la privatisation de la compagnie de transports en commun, sans exigences de service universel. Le gel implicite de l'action économique de la communauté internationale décale d'autant plus le projet.
• Retour et droits des communautés
La gestion du retour des déplacés est intégralement placée aux mains du gouvernement autonome et des municipalités. A l'exception de Decane, toutes les municipalités albanaises prévoient un plan de retour. Coordonnée par le Ministère des Retours créé en février 2005, l'application de ces programmes reste toutefois délicate. La faible crédibilité du ministre, rejeté par Belgrade, l'absence de réels moyens financiers (le budget du Ministère s'élève à 11 millions d'euros), les limites de ses compétences (le ministre est à tort considéré comme un médiateur par les communautés) fragilisent considérablement son action, principalement tournée pour l'instant vers la reconstruction des habitations des enclaves, détruites en mars 2004.
Objectif prioritaire assigné au gouvernement autonome par la MINUK et le Groupe de Contact, la reconstruction des habitations reste un succès quantitatif, plus de 94 % des maisons ayant été réhabilitées (853 maisons sur 897 détruites, compte tenu du refus de réhabilitation exprimé par certains serbes). Ce chiffre ne saurait masquer l'absence de retour effectif au sein des enclaves, la crainte de nouvelles émeutes en étant une des motivations principales. Le déplacement de la délégation dans l'enclave de Svinjare a permis de découvrir un village rénové mais fantôme. Ainsi, seules 3 maisons sur 139 sont actuellement occupées par une veuve, un veuf et un couple de personnes âgées sans enfants. Au sein de ce village agricole, les champs environnants sont travaillés par ses anciens habitants réfugiés à Mitrovica Nord qui préfèrent prendre le train matin et soir plutôt que de coucher sur place, malgré l'effort financier (le coût du billet s'élève à 50 centimes d'euros). La proximité du camp militaire du Belvédère (1.000 soldats) n'est pas jugée rassurante : l'impossibilité juridique des soldats français d'engager le combat en face d'une atteinte aux biens en mars 2004 a, en effet, été très mal ressentie. L'action de la KFOR, désormais établie sur de nouvelles bases civilo-militaires, passe désormais par un intérêt soutenu pour ces problématiques (aide à la reconstruction notamment) au risque d'effectuer des missions de garde-champêtre (surveillance des voies de chemin de fer, photographie et contrôle de la propriété des têtes de bétail) en l'absence de surveillance kosovare fiable (la police autonome KPS est majoritairement albanaise).
Sur l'ensemble du Kosovo, plus de la moitié (450) des maisons rénovées reste inhabitées. En dehors de la question de la sécurité, les Serbes font valoir que les maisons n'ont pas été reconstruites à l'identique (absence de réhabilitation d'une grange ou d'un poulailler, malfaçons liées à une construction rapide). L'absence de réelle compensation financière pourtant prévue initialement est également défavorable : 2.000 € devaient ainsi être versés aux propriétaires désireux de racheter du mobilier et d'équiper leur maison au titre de l'assistance élémentaire, mais seules 175 indemnités ont été accordées, sur 634 dossiers déposés. Un forfait de 10.000 € était également prévu pour l'indemnisation des destructions de bâtiments secondaires (étable, garage ou atelier), mais seules 18 demandes sur 338 ont été satisfaites. L'enclave de Svinjare attend ainsi 2.300 € pour rénover un atelier de serrurerie et ouvrir ainsi une perspective de micro-développement économique.
Village de Svinjare : les traces des émeutes de 2004 sont encore visibles, le gouvernement kosovar n'ayant pas souhaité abattre les murs encore debout pour des raisons juridiques |
A ce problème de reconstruction s'ajoute celui des coupures d'électricité. A la différence des enclaves homogènes du nord du Kosovo (Leposavic et Zvecan), les petites enclaves situées au sud de Mitrovica ne bénéficient pas du réseau électrique serbe et sont alimentées par le vétuste consortium kosovar KEK, et donc exposées à de fréquentes coupures. Le problème de l'eau est également une donnée essentielle : là aussi les coupures sont nombreuses, comme a pu le constater la délégation à Pristina.
L'injonction internationale de reconstruction a de fait été scrupuleusement respectée par les autorités gouvernementales provisoires. En l'absence d'exigence concrète sur les retours, ce programme de reconstruction demeure toutefois une coquille vide, valorisant uniquement l'efficacité quantitative du gouvernement de Pristina. Il ne résout en rien la question fondamentale de la coexistence pacifique des communautés et du droit des minorités à vivre une vie quasi-normale. Le cas de l'enclave de Priluzje (Roms et Serbes) au nord-est du Kosovo est à cet égard révélateur : l'absence d'électricité dans l'enclave depuis le 17 janvier 2005 a conduit à une augmentation des suicides, l'école élémentaire ne bénéficie plus de chauffage. Cette absence de volonté politique est de surcroît corroborée par des limites budgétaires : le coût d'opérations de retour est trop important (800.000 € pour 1.000 Roms à reloger à Mitrovica Sud) pour le seul budget autonome et n'est pas pris en charge par la MINUK.
Reconstructions de maisons dans les enclaves du Nord-Est du Kosovo Source : Brigade Multinationale Nord Est de la KFOR |
Manifestation de l'échec d'une conception multiethnique du Kosovo, le problème du retour des communautés traduit également une certaine passivité des organisations internationales tant dans la gestion politique de ce dossier que pour son suivi financier. Il est en effet plus que regrettable que la MINUK ait avalisé le choix de M. PETKOVIC, non représentatif, au poste de Ministre des retours, dont le succès de l'action dépend de bonnes relations avec Belgrade. Il apparaît en outre dramatique que des crédits substantiels ne soient pas mis en place pour aider au retour économique (rénovation d'ateliers, rachat de têtes de bétail ou de matériel agricole), tant les sommes apparaissent modiques au regard de leur impact.
• Economie et Droits de propriété
La question de la propriété est à la base de toute relance économique du Kosovo. Au delà des difficultés juridiques rencontrées par la Kosovo Trust Agency et l'Agence Européenne de Reconstruction (AER) pour privatiser les infrastructures économiques de la province, l'absence des Serbes aux négociations en cours au sein des groupes de travail est une donnée importante et contribue à la paralysie observée dans la réalisation de ce standard.
Le contentieux serbo-albanais sur la terre oppose les spoliations des Kosovars effectuées à la suite du conflit et du déplacement des populations Serbes aux expropriations effectuées visant les Albanais entre 1989 et 1999. L'absence de cadastre viable depuis le départ de l'administration serbe avec les documents correspondants empêche pour partie l'adoption d'une législation conforme aux normes européennes, aucune décision de justice ne pouvant de surcroît clarifier cette situation.
• Dialogue direct
L'absence de réelle stratégie de Belgrade a longtemps empêché l'établissement d'un dialogue direct avec Pristina. Depuis l'adoption d'une position commune au sein du groupe des Cinq (« plus que l'autonomie, moins que l'indépendance »), le dégel semblait néanmoins inexorable. Les demandes de rencontre de MM. TADIC et KOSTUNICA ont ainsi été accueillies favorablement dans un premier temps par le gouvernement kosovar. Les réponses de MM. RUGOVA et KOSUMI formulées à la fin mai ont néanmoins suscité l'ire de Belgrade, Pristina souhaitant par ces entretiens légitimer officiellement l'indépendance du Kosovo. La condamnation des propos de M. Goran SVILANOVIC, ancien ministre des Affaires Etrangères et député serbe, reconnaissant la probable indépendance de la province, par les plus hautes instances politiques de la Serbie est à cet égard révélatrice d'une fermeté serbe sur le refus du séparatisme et l'impossibilité d'un dialogue direct sans médiation internationale.
Les rencontres s'effectuent donc à un niveau moindre comme en témoignent les échanges entre les ministres de la Culture serbe et kosovar, ou les programmes de travail commun sur le dossier des personnes disparues.
• Corps de protection civile kosovar (KPC)
La création d'un corps de protection civile autonome est suivie par la KFOR et la MINUK. La communauté internationale souhaite que 10 % des ses effectifs (3.000 hommes sont actuellement employés par le KPC) soient issus de la minorité serbe. Le déficit d'image du KPC auprès de celle-ci fragilise l'atteinte d'un tel objectif, le corps étant considéré comme le rassemblement d'anciens soldats de l'UCK. L'absence de réel financement limite en outre le développement de ses compétences, le KPC étant à l'heure actuelle sous employé.
L'examen des résultats obtenus dans les huit domaines d'actions considérés comme prioritaires par la MINUK et le Groupe de Contact révèle donc que les objectifs ne sont que très partiellement atteints. Les critères d'évaluation de la Communauté internationale semblent d'ailleurs se concentrer sur trois normes : la liberté de déplacement, la décentralisation et la protection physique concomitante, dont les résultats sont jugés, de façon très diplomatique, suffisamment satisfaisants pour entamer des négociations sur le statut. Cette appréciation limitée se fonde sur une prise de conscience des obstacles politiques, juridiques, voire psychologiques à la réalisation des autres standards, conjugués à l'impatience, pour partie légitime, des autorités kosovares, six ans après la mise sous tutelle internationale du Kosovo. L'absence de perspective économique dans cette situation bloquée accentue d'ailleurs un peu plus les frustrations d'une large partie de la population et le risque de déclenchements de nouvelles émeutes, sans doute plus violentes et encore plus nuisibles pour l'image de la MINUK et de la KFOR qu'en 2004. Le passage à la négociation sur le statut devient donc une nécessité.
* 18 L'afflux des capitaux serbes dans les micro-économies des enclaves, leur caractère logiquement discriminatoires n'est pas sans poser problème aux autorités gouvernementales kosovares confrontés dans ces secteurs à des recettes fiscales pourtant médiocres.
* 19 La municipalité d'Obilic compte toutefois une école commune utilisée à des heures différentes par les communautés.
* 20 On notera cependant un effort marqué des municipalités en vue d'établir un véritable bilinguisme administratif. 23 des 27 municipalités albanaises ont ainsi recruté des interprètes, 80 % des débats des assemblées municipales étant dorénavant traduits, contre un tiers des règlements municipaux, des lois ou décrets.