II. LE KOSOVO VERS L'INDEPENDANCE CONDITIONNELLE ?
L'attachement des Serbes au Kosovo relève des domaines historique et symbolique, plus que de réalités démographiques. Cette crispation sur un passé souvent révisé se traduit encore dans le discours serbe par une rigueur langagière, rencontrée chez chacun des interlocuteurs de la délégation tant à Mitrovica qu'à Belgrade, associant mécaniquement Kosovo et Metohija (partie ouest du Kosovo) par opposition sémantique à la République du Kosovo appelée de leurs voeux par les indépendantistes Albanais. Tout aussi anecdotique qu'il puisse être, ce blocage révèle le caractère extrêmement délicat des négociations menées sur l'avenir de la province, rendues encore plus ardues par les violences de mars 2004. L'attention portée à l'antagonisme albano-serbe ne doit pas non plus écarter la situation tragiques d'autres minorités (Turcs, Gorans ou Serbes islamisés, musulmans non Albanais et Roms Ashkalis ou Egyptiens), inlassables victimes de l'instabilité de ces dix dernières années (100.000 roms ont quitté le Kosovo depuis 1991, 50.000 seraient encore présents, parqués pour l'instant dans des camps de transits promis à la fermeture). La perception occidentale de ce conflit ne saurait non plus se focaliser sur un prétendu choc des civilisations, tant les enjeux locaux apparaissent tout autres. Aucune dynamique islamiste radicale n'est en effet encore observée dans la province et seule une persistance de la phase transitoire pourrait ouvrir de telles perspectives 14 ( * ) .
Région habitée par les Albanais et les Valaques, puis foyer de peuplement slave entre le VIIème et le Xème siècle, partie intégrante de l'Etat serbe depuis le XIIème siècle, le Kosovo est considéré comme le berceau de la civilisation serbe depuis la défaite des armées du Prince Lazar contre les Ottomans en 1389 lors de la bataille du Champ des Merles (Kosovo-Polje). Placé dès lors sous domination ottomane, le territoire enregistre de nombreuses conversions de Slaves orthodoxes et d'Albanais catholiques à l'islam, sans pour autant que le culte orthodoxe ne soit pas toléré et sans enregistrer d'exode massif en direction de la Serbie. La majorité albanaise, structurée politiquement au sein de la Ligue de Prizren à partir de 1880, appelait de ses voeux la création d'une grande Albanie.
L'indépendance de l'Albanie acquise en novembre 1912 ne prévoit toutefois pas l'intégration du Kosovo, occupé militairement par les Serbes à l'issue des guerres balkaniques. La Conférence des Ambassadeurs tenue à Londres en 1913 puis le Traité de Saint-Germain en Laye (1919) confirment l'intégration du Kosovo au sein de l'entité yougoslave. Province rattachée à la Serbie, son autonomie est reconnue par les Constitutions yougoslaves de 1946 et de 1963 puis étendue en 1974 après les émeutes étudiantes de 1968. Le Kosovo devient une véritable entité politique, dotée d'une Assemblée et d'un gouvernement. En application du principe de proportionnalité, l'accès aux emplois ou à l'enseignement supérieur se font en fonction de l'importance relative de chacune des populations (80 % d'Albanais, 20 % de Serbes en 1974). La proximité avec l'Albanie permet des échanges soutenus avec Tirana, notamment par l'intermédiaire de l'université de Pristina.
Les émeutes de 1981 soulignent néanmoins l'émergence d'un mouvement nationaliste albanais, de plus en plus radical et violent. Réponse radicale, la « serbisation » entreprise en 1989 avec l'arrivée au pouvoir de Slobodan MILOSEVIC conduit à l'abrogation du statut d'autonomie, au déploiement de l'armée fédérale dans la province et à la suspension du bilinguisme. La majorité albanaise (1,6 millions d'Albanais en 1998) organise dès lors une véritable contre-société parallèle, dotée d'un gouvernement, d'une assemblée, de systèmes de
soins et d'enseignement. Le compromis du 2 septembre 1996 signé entre le Président yougoslave et M. Ibrahim RUGOVA, leader pacifiste des Albanais, aboutit à la réouverture des écoles et universités albanaises, en échange de l'abstention des Albanais aux élections yougoslaves (300.000 Serbes étaient alors présents au Kosovo). Le texte n'étant jamais appliqué, la radicalisation et la militarisation du conflit sont alors permises.
Le conflit entamé en 1998 a conduit au départ de 200.000 Serbes et une ultime modification du paysage ethnique de la province. Un tiers des 100.000 Serbes restant se retrouve au nord de Mitrovica, au sein d'un ensemble cohérent où les albanais sont en minorité. Les deux autres tiers restant habitent au sud de Mitrovica, répartis entre enclaves (10.000 habitants) et petites communautés de quartier (50 à 70 habitants).
La Résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations-Unies adoptée le 10 juin 1999 confie à la Mission Intérimaire des Nations-Unies au Kosovo (MINUK) l'administration civile de la province, dans l'attente de négociations sur son statut final. Le texte prévoit également une présence militaire internationale assurée par la Kosovo Force (KFOR), dont les troupes sont placées sous le commandement de l'OTAN, chargée d'assurer la sécurité (17.500 hommes dont 2.600 Français). Une police internationale a également été mise en place dès 1999 (3.500 hommes).
4 secteurs d'activités (piliers), relevant de 3 organisations internationales (ONU, OSCE et Union Européenne) structurent l'action de la MINUK. Les Piliers I (Police et Justice) et II (Administration Civile) sont directement gérés par l'ONU, le Pilier III (Développement des institutions) par l'OSCE et le Pilier IV (Reconstruction économique) par l'Union Européenne. L'action de la MINUK est complémentaire de celle des institutions provisoires d'auto-administration (PISG), auxquelles des compétences sont progressivement transférées, en vue d'une responsabilisation accrue. Ces institutions restent toutefois encadrées par le Représentant Spécial du Secrétariat Général des Nations Unies (RSSGNU) et la KFOR. Les compétences réservées conférées à celui-ci sont la protection des minorités, la politique monétaire, les relations extérieures, la sécurité et l'ordre public, la convocation de nouvelles élections et la dissolution de l'Assemblée du Kosovo. Le RSSGNU intervient également dans les domaines de la justice et de la gestion des entreprises publiques.
Répondant à l'initiative du Groupe de contact (Etats-Unis, France, Grande-Bretagne, Allemagne, Italie, Russie) reprise par l'ONU en 2003, la MINUK et les PISG sont principalement chargées de la mise en oeuvre de standards, préalable à toute discussion sur le statut de la province. Le plan initial ( Assesment of Standards for Kosovo et Kosovo Standards Implementation Plan ) prévoit huit domaines d'actions prioritaires : fonctionnement des institutions démocratiques, état de droit, liberté de mouvement, retours et droits des communautés, économie, droits de propriété, dialogue direct avec Belgrade et corps de protection du Kosovo chargé de la sécurité civile (KPC), avec au total plus de 400 critères. Une évaluation des progrès accomplis est prévue pour juillet 2005. En cas de rapport favorable, les négociations sur le statut pourront être lancées. Le gouvernement autonome provisoire a récemment mis en place des groupes de travail chargés de la réalisation et du suivi des standards, impliquant la présence de tous les acteurs locaux. De la participation de toutes les minorités à ce processus dépend le succès d'une telle démarche, essentiellement fondée sur le consensus.
LE KOSOVO EN QUELQUES CHIFFRES Géographie et Société Superficie : 10.887 km² Population : 1,89 Millions d'habitants Densité de la population : 173 hab/km² en 2003 Croissance démographique : 2,6 Analphabétisme : 20 % en 1991 Population au dessous du seuil de pauvreté : 36 % Economie PIB : 1,49 Milliards de dollars en 2003 PIB / Habitant : 790 dollars en 2003 Taux de croissance : 6,5 % en 2004 Taux de chômage : 47 % Taux d'inflation : 0% Monnaie : Euro Exportations : 0,12 Milliard de dollars (21 % du PIB en 2004) Importations : 1,58 Milliard de dollars (117 % du PIB en 2004) Clients : sans objet Fournisseurs : Macédoine (28 %), Union Européenne (16 %), Suisse, Turquie Relations financières multilatérales Aides bilatérales : 3,5 Milliards de dollars depuis 2000 (hors financement KFOR et MINUK) Union Européenne : 42 % Etats-Unis : 15 % Institutions Financières Internationales : 6 % Suisse : 7 % Japon : 5 % Aide de l'Union européenne : 1990-1998 : 783 Millions d'euros 1998-2000 : 900 Millions d'euros Programme de coopération régional CARDS 2004 : 51,5 Millions d'euros Aide française : Aide bilatérale : 0,47 Million d'euros Contribution à la MINUK : 45 Millions de dollars |
A - UNE SITUATION POLITIQUE PEU FAVORABLE À UN RÈGLEMENT CONSENSUEL DE LA QUESTION KOSOVARE
Le cadre constitutionnel promulgué le 15 mai 2001 institue un régime parlementaire monocaméral. L'Assemblée, composée de 120 membres élus pour trois ans, légifère sur les compétences transférées par la MINUK. Elle investit également le Premier ministre, sur proposition du Président du Kosovo et son gouvernement, responsables devant elle. L'Assemblée élit le Président du Kosovo, qui demeure sous son contrôle. 20 de ses sièges sont par ailleurs réservés aux représentants des communautés non-Albanaises, dont 10 pour les Serbes, 4 pour les Roms (dont Ashkalis et Egyptiens), 3 pour les Bosniaques, 2 pour les Turcs et 1 pour les Goranis. Les minorités possèdent également 3 sièges de droit au sein du gouvernement (dont 2 pour les Serbes) 15 ( * ) . La dissolution de l'Assemblée est autorisée par le Représentant Spécial du Secrétaire Général, sur proposition du Président du Kosovo.
Le Président du Kosovo est élu à la majorité des deux tiers des membres de l'Assemblée. Cette même majorité peut le démettre de ses fonctions. Tout candidat à ce poste doit être présenté par le parti majoritaire ou par 25 membres du Parlement, limitant l'hypothèse d'une candidature non-albanaise.
Marquée par l'inculpation pour crimes de guerre puis le départ pour le Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie du Premier ministre en exercice, M. Ramush HARADINAJ le 8 mars 2005, et un attentat visant le Président élu du Kosovo, M. Ibrahim RUGOVA le 15 mars suivant, la vie politique de la province demeure sujette aux rivalités intestines dans les camps albanais et serbe.
1. LES DISSENSIONS ALBANAISES
Le départ vers La Haye du Premier ministre n'a pas bouleversé l'équilibre politique issu des élections générales du 23 octobre 2004 et la mise en place d'une coalition gouvernementale étroite, associant LDK (parti de M. RUGOVA, majoritaire, 45 % des voix, formation modérée) et AAK (parti de M. HARADINAJ, qui obtient 8 % des voix, formation nationaliste, issue de la lutte armée). Cette alliance rejette dans l'opposition le PDK (branche politique de l'Armée de libération du Kosovo - UCK) de M. Hashim THACI, deuxième force politique de la province (30 % des voix en octobre 2004) et membre du gouvernement avant le scrutin. Les dissensions entre LDK et le PDK n'ont pas permis de reconduire la coalition précédente, soutenue par la Communauté internationale. Compte-tenu de la spécificité des structures partisanes kosovares, essentiellement développées à partir de liens claniques et fondées sur une démarche clientéliste, la mise en place effective d'un jeu politique classique, radicalisant les formations de l'opposition, apparaît quelque peu anachronique au regard de la situation dramatique de la province et de l'exigence de consensus qui en découle. La répercussion de ces oppositions, désormais nettes et tranchées, sur l'activité législative et surtout administrative, peut se révéler tragique pour la mise en oeuvre d'un processus complexe de réconciliation. L'indispensable décentralisation poussée du territoire passe, en outre, par la démonstration de la cohérence des communautés, sous peine de retarder toute avancée.
Souhaitée par la LDK (Ligue démocratique), cette alliance, fut-elle contre-nature, conforte son poids et lui permet d'apparaître comme l'interlocuteur incontournable de la Communauté internationale. Sa position peut pourtant être sujette à caution. Sa modération et son absence de légitimité militaire (la LDK n'était pas partie prenante du conflit armé en 1999) sont critiquées par une partie des Albanais et freinent un rapprochement avec les solutions préconisées par les Nations Unies en vue de pacifier la province. Le discours de M. RUGOVA est à cet égard assez révélateur. Face à la démarche en deux temps de la communauté internationale (adoption de standards démocratiques puis négociations sur le statut institutionnel de la région), la position présidentielle insiste sur la nécessité d'accélérer les discussions sur le statut de la province, élément clé à ses yeux pour la pacification du Kosovo. Le choix d'une alliance étroite avec l'AAK répond de facto à un double objectif : écarter le PDK, formation concurrente, et asseoir sa position dominante tout en captant une partie de l'héritage historique symbolisé par l'AAK, et son charismatique fondateur, M. Ramush HARADINAJ, considéré par les Albanais comme un des héros de la guerre de libération.
Egalement issu de l'AAK, le nouveau Premier ministre, M. Bajram KOSUMI, ne possède pas le même cursus militaire que son prédécesseur. Intellectuel, critique de l'action de M. RUGOVA, M. KOSUMI, compense son manque d'aura par un discours sans doute plus combatif. Alors que le gouvernement HARADINAJ s'est attaché à relancer la mise en oeuvre des standards internationaux, la question du statut semble redevenir le seul message audible. Un climat tendu, en partie lié à la conception clanique de la politique et marqué par une montée de la violence au sein de la communauté albanaise (vendettas entre les familles MUSAJ et HARADINAJ, attentat le 17 avril 2005 contre la petite formation politique modérée d'opposition ORA, représentée par 6 députés au Parlement) contribue à cette radicalisation des options affichées. Le poids des organisations d'Anciens Combattants (25.000 hommes répartis entre trois associations), comme l'absence de perspective économique pour la jeune génération, favorisent également un tel état d'esprit.
* 14 La construction d'un village albanais intégralement financée par le Koweït au Nord Est du Kosovo demeure encore une exception .
* 15 Les ministères concernés sont ceux de l'agriculture (non occupé actuellement), des retours des personnes déplacées et de la santé.