B. UNE AGRICULTURE DUALE
Partagée entre l'agronégoce (modèle issu du passé colonial de grandes propriétés concentrées sur les cultures d'exportation) et l'agriculture familiale, l'agriculture brésilienne est très fortement duale.
L'agronégoce « exportateur » représente 800 000 exploitations dont 165 000 font plus de 500 ha et exploitent 62,7 % des terres. Ce sont elles qui dégagent les plus hauts revenus et assurent l'excédent commercial du Brésil.
L'agriculture familiale fournit environ 2/3 de l'alimentation brésilienne, emploie 14 millions de Brésiliens sur 4,3 millions d'exploitations, dont 3 millions font moins de 25 ha chacune, et n'exploite que 5,1 % de la surface agricole du pays.
Sur ces 4,3 millions de producteurs, 2,6 millions sont des agriculteurs pauvres, dont environ 1,5 million bénéficient des programmes sociaux lancés par le Président LULA et poursuivis par Dilma ROUSSEF ( Bolsa familia) avec le programme de lutte contre la pauvreté Brasil sem miseria.
Au total, l'agriculture familiale représente 88 % des exploitations sur 32 % de la surface agricole, mais seulement 40 % de la production et moins de 20 % de la valeur de la production, même si elle fournit 70 % des aliments consommés au Brésil et occupe 79 % de la main d'oeuvre agricole.
Cette dualité se traduit au niveau institutionnel par deux ministères distincts, le ministère du développement agraire (MDA) pour l'agriculture familiale et le ministère de l'agriculture, de l'élevage et de l'approvisionnement (MAPA) pour l'agronégoce. Elle se ressent aussi dans les moyens mis à la disposition de chacun des ministères : avec 1,4 milliard d'euros, le MDA gère 27 % des fonds ; quant au MAPA, qui inclut notamment l'Embrapa, il gère 73 % des fonds avec 3,8 milliards d'euros. Avec 664 millions d'euros, l'Embrapa a, à elle seule, un budget proche du budget du MDA.
Lors de son entretien avec le représentant du Secrétaire à l'Agriculture familiale du MDA, la délégation a pu approfondir les concepts et politiques nationales liées à l'agriculture familiale et à l'agro-écologie, ainsi que les axes de recherche existant sur le sujet.
L'accent a été mis sur les programmes de soutien à l'agriculture familiale : le Plano safra , qui inclut des programmes de crédits spécifiques et d'assurance risque, le programme d'acquisition d'aliments de l'agriculture familiale (PAA) et le plan d'action national sur l'agro-écologie et l'agriculture biologique qui encourage la production de biocarburant.
Il a été ainsi précisé que le Plano safra 2014-2015 prévoit une enveloppe de crédits de 24 milliards de réais à taux super-bonifiés (entre 0,5 % et 3,5 %) et une assurance liée à l'octroi de crédits qui efface les dettes en cas de sinistre. Il n'est pas nécessaire d'être propriétaire des terres pour avoir accès à ce financement. De plus, en cas de crise climatique, tous les producteurs touchés bénéficient d'un programme d'assurance-récolte qui les indemnise à hauteur du bénéfice qui était attendu. Un million d'agriculteurs bénéficie ainsi de l'assurance sécheresse.
Cette politique destinée aux petites exploitations va de pair avec des mesures visant à assurer la sécurité alimentaire des populations les plus pauvres souvent rurales, comme celle visant à organiser des circuits courts d'approvisionnement des plus démunis par l'agriculture familiale. Il existe aussi des programmes favorisant la création de débouchés : dans le cadre du programme d'alimentation scolaire et du programme « faim zéro », 30 % des achats doit provenir de l'agriculture familiale. L'objectif pour le gouvernement brésilien est de conserver les petites exploitations familiales aux côtés des grandes exploitations productivistes.
Le plan d'action national sur l'agro-écologie répond à la demande des mouvements sociaux liés à l'agriculture familiale. 90 000 familles se sont déclarées agriculteurs biologiques en 2010. L'objectif du plan est d'atteindre le chiffre de 150 000 familles en 2015.
La délégation a pu mesurer combien la politique de soutien à l'agriculture familiale s'intègre dans une politique plus globale de développement et de lutte contre la pauvreté des zones rurales, au sein du programme Brasil sem miseria (PBSM), lancé par Dilma ROUSSEFF, le 2 juin 2011, pour éradiquer l'extrême pauvreté d'ici à fin 2014. Le PBSM développe trois axes majeurs : la garantie des revenus ; l'inclusion productive - en mettant notamment l'accent sur la formation professionnelle - et l'accès aux services publics. Avec un budget annuel de 20 milliards de réais (7 milliards d'euros), ce programme a été, jusqu'au ralentissement économique des deux dernières années, un levier de développement permettant d'accroître le marché interne et d'accélérer la croissance du pays. Il s'adresse aux familles brésiliennes qui vivent avec moins de 70 réais mensuels par personne (environ 25 €). Selon le dernier recensement effectué au Brésil, cela concernait en 2010, 16,2 millions de Brésiliens. Ce programme représente 0,4 % du PIB.
L'entretien avec M. Daniel BALABAN, directeur du Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) et du Centre d'excellence contre la faim, a été l'occasion pour la délégation de faire le lien entre la production de l'agriculture familiale et la lutte contre l'insécurité alimentaire dans le pays, et d'avoir un aperçu du positionnement diplomatique du Brésil vis-à-vis des pays africains dans la lutte contre l'insécurité alimentaire.
Le PAM et le gouvernement du Brésil ont lancé en novembre 2011 une initiative pour aider des pays à établir leur propre programme national de distribution de repas dans les écoles afin d'améliorer la nutrition et l'éducation des enfants.
Le Centre d'excellence contre la faim est chargé d'assister des gouvernements en Afrique, Asie et Amérique latine en matière de lutte contre la faim, à l'aide de l'expertise du PAM et du Brésil tout en promouvant des programmes de nutrition scolaires et d'autres mécanismes de sécurité alimentaire.
Depuis sa création en 2011, 45 millions de jeunes Brésiliens de la maternelle au lycée bénéficient chaque année du programme d'alimentation scolaire, pour un coût annuel de 2 millions de dollars. La loi prévoit 30 % d'achats locaux pour développer l'agriculture familiale et améliorer la politique nutritionnelle, notamment en favorisant l'achat d'aliments plus adaptés aux enfants (fruits et légumes). Il s'agit de créer un lien entre la lutte contre la malnutrition infantile et le développement de l'agriculture familiale.
M. Daniel BALABAN a précisé que la restauration scolaire est entièrement financée par le gouvernement brésilien. Il n'y a pas de contribution des parents, mais seulement un contrôle de l'utilisation des ressources.
Le Centre d'excellence contre la faim vise à partager cette expérience avec d'autres pays en développement.
La rencontre avec le « front parlementaire de l'agronégoce » a permis à la délégation d'appréhender le fonctionnement du front parlementaire le plus influent dans le domaine agricole au Congrès et de connaître ses priorités.
Ce front qui représente les intérêts de « l'agrobusiness » regroupe 162 députés et 11 sénateurs. Certains de ses membres sont également membres d'autres fronts parlementaires comme celui de l'agriculture familiale.
Il s'oppose au code forestier qui prévoit le maintien dans les exploitations d'une surface en végétation native ou « réserves légales » variant en fonction du biome (20 % en général, 35 % dans le cerrado et 80 % en Amazonie) et des « aires de préservation permanente » dans des zones sensibles (bordures de cours d'eau, sources, sommets de collines, etc.). Selon le ministère de l'environnement brésilien, moins de 20 % des exploitations agricoles auraient un taux de réserve légale conforme à ces règles.
Les membres du front ont avancé deux arguments contre le code forestier :
- Il s'agit plus d'une législation environnementale que d'un dispositif en faveur de la production. Pour eux, le but de la politique gouvernementale est de faire du Brésil un jardin botanique.
- Le gouvernement n'a pas pour objectif de protéger les indigènes mais des intérêts économiques. La juxtaposition des cartes fait apparaitre une coïncidence entre les terres indigènes et la richesse du sous-sol. Le front parlementaire déclare défendre la propriété privée et respecter les peuples indigènes, mais à la condition que cela ne devienne pas une industrie. Il veut arrêter ce qu'il appelle « les excès » : 900 000 indigènes occupent 13 % du territoire brésilien soit deux fois la superficie de la France.
La démarcation de terres indigènes est devenue un sujet de conflit majeur dans les zones de forte production agricole (sud et centre-ouest du pays). Le front parlementaire essaie par la voie législative de changer la Constitution fédérale pour donner plus de pouvoirs aux acteurs économiques dans la délimitation de ces terres.
Cette rencontre a été jugée édifiante par la délégation, car elle a fait apparaître clairement le poids du lobbying exercé par ce groupement. Elle a également mis en évidence son souhait de non-ingérence de la France dans la politique brésilienne. Cette attitude de fermeture a empêché qu'un dialogue puisse s'instaurer, ce qui est toujours dommageable.
La question de la répartition des terres a également été évoquée par la délégation avec le Mouvement des « sans-terre ». Ce mouvement créée en 1979 en faveur de la réforme agraire est présent sur 25 % du territoire national (1 200 communes dans 24 États) et contrôle 8 millions d'hectares de terres. Le programme de réforme agraire prévoit une redistribution de 20 ha par famille.
Les représentants de ce mouvement ont dénoncé la persistance, depuis 200 ans, d'une agriculture de grands propriétaires, intensive et exportatrice, qui engendre de nombreuses conséquences négatives tant pour les populations (travail proche de l'esclavage) que pour l'environnement (usage de pesticides, pollution importante). Citant l'exemple des cultures d'eucalyptus, de canne à sucre ou de soja, ils ont fustigé le modèle de l'agronégoce qui pratique la monoculture, utilise des engrais, poursuit l'extension des terres agricoles et est complétement dépendant des ressources publiques brésiliennes et des entreprises transnationales. Selon eux, 50 milliards de dollars auraient financé cette agriculture.
En revanche, l'agriculture familiale a reçu très peu d'investissements de la part du Gouvernement. Elle n'a bénéficié que d'un cinquième des ressources publiques allouées à l'agronégoce, soit 10 milliards de dollars.
Quant aux « pauvres des champs », qui représentent 17 millions de familles dans le Nord et le Nordeste, ils ne reçoivent un soutien qu'à travers les programmes sociaux et non pas directement de l'État car ils n'ont pas de terre.
Pour le Mouvement des « sans-terre », le grand défi de la réforme agraire est la réduction des inégalités.
Dans l'appel qu'il a lancé aux candidats à la présidentielle brésilienne, le mouvement défend un nouveau système de production agricole, visant à démocratiser l'accès à la terre - 46 % des terres agricoles étant détenus par 1 % de la population -, à remplacer l'agriculture d'exportation par une agriculture vivrière (il a été soulevé le paradoxe de l'importation de haricots noirs, élément pourtant fondamental de l'alimentation au Brésil) et à " renationaliser " l'agriculture brésilienne contre les grandes multinationales étrangères.
Selon les intervenants, 40 % des terres appartiennent à la fédération et une grande partie d'entre elles est occupée par des grands propriétaires de manière illégale. La lutte principale pour la terre a lieu en Amazonie, en raison de l'importance des terres et d'une présence très forte des corporations internationales.
Le Mouvement des « sans-terre » entend enfin s'engager, à travers le mouvement paysan international " Via campesina ", pour que, dans le cadre de la COP 20, qui aura lieu à Lima en décembre 2014, la question du dérèglement climatique ne soit pas traitée sans tenir compte de la problématique de la réforme du modèle de production agricole.
Cet échange a été l'occasion pour la délégation de rappeler l'intérêt d'une coopération étroite sur les enjeux climatiques, dans le contexte de la COP 20 mais également de la préparation de la COP 21 qui se tiendra à Paris en 2015.
La délégation a par ailleurs rencontré « le Mouvement des affectés par les barrages » (MAB), mouvement autonome des représentants des peuples autochtones, qui a été fondé à la fin des années 1970 et est présent dans 17 États du Brésil. Ce mouvement cherche à promouvoir l'instauration d'un débat sur le système énergétique, 80 % de l'énergie étant d'origine hydroélectrique.
Les interlocuteurs de la délégation ont notamment dénoncé la privatisation du secteur énergétique au Brésil qui est à l'origine d'une forte augmentation des tarifs, estimés à 30% plus élevés qu'en France. Ils ont également déploré l'impact de la construction de barrages sur la population, des « fabriques de sans-terre ». Selon leurs estimations, la réalisation du projet de construction de 35 barrages hydroélectriques, en particulier en Amazonie, aurait pour conséquences l'inondation de 650 000 ha et le déplacement de 250 000 personnes.
Le MAB a enfin attiré l'attention de la délégation sur les violations des droits de l'Homme commises par les entreprises privées, mises en exergue par un rapport de la Commission nationale des droits de l'Homme. Il a notamment critiqué le bilan de la filiale Tractebel de Suez au Brésil en matière de responsabilité sociale des entreprises : 10 violations des droits de l'Homme auraient été constatées sur le site de Cana Brava dans l'État de Goiás.
Ces échanges avec ces mouvements sociaux très en pointe dans la défense des populations les plus fragiles et de l'environnement ont permis de mesurer les convergences qui existent entre les paysans mais également d'autres couches de la population en faveur, notamment, de la démocratisation de la terre. Ils ont également été l'occasion de constater qu'au Brésil, comme partout ailleurs, l'eau, bien commun de l'Humanité, est l'objet de beaucoup de convoitise. Aussi est-il nécessaire de mettre en place des politiques publiques qui garantissent son accès et son usage pour toutes et tous sur l'ensemble du territoire.
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Au fil de ces entretiens consacrés à la thématique agricole, la délégation a pu ainsi mieux apprécier combien la puissance de l'agronégoce, de ses grands propriétaires fonciers qui pratiquent une agriculture industriellement intégrée et rémunératrice, face à l'agriculture familiale « nourricière » de petite taille et intégrant des minorités, influence fortement le paysage agricole brésilien.
Ainsi, plusieurs intervenants ont mis en avant les freins au développement de l'agriculture brésilienne : les problèmes d'infrastructures de transport (routes déficientes, absence quasi-totale de chemin de fer, transport fluvial peu développé) mais aussi d'irrigation ; la forte dépendance aux importations d'engrais (plus de 70 %) qui influent sur les coûts de production ; les questions de régularisation foncière et de réforme agraire non résolues et les inégalités très fortes en termes de répartition du foncier ; les problèmes de durabilité environnementale (déforestation, émission de gaz à effet de serre), la pauvreté rurale persistante et les migrations.