Communication de M. Bruno Bourg-Broc lors du séminaire parlementaire (Chisinau - 22 octobre 2002)

Les commissions d'enquêtes parlementaires

Les commissions d'enquête sont nées en France en même temps que le régime parlementaire, le droit d'enquête apparaissant comme le corollaire logique et indispensable des pouvoirs de contrôle du Parlement.

Toutefois, la procédure n'a jamais été inscrite dans la Constitution ce qui a favorisé au XIXème et au début du XXème siècles les entorses au principe de séparation des pouvoirs, les commissions d'enquête s'arrogeant les prérogatives de l'Exécutif ou empiétant sur celles du Judiciaire.

Pour éviter que les commissions d'enquête soient, comme sous les Républiques précédentes, associées aux crises du régime ou liées aux scandales financiers, les fondateurs de la Vème République, en 1958, les ont dotées d'un statut contraignant qui ne leur confère aucun droit et leur interdit de mettre en cause directement la responsabilité du Gouvernement. Par la suite, la constitution d'une majorité parlementaire a encore réduit leur intérêt.

C'est ainsi que peu de commissions d'enquête ont vu le jour à l'Assemblée nationale ou au Sénat 1 ( * )7 , jusqu'à ce que deux réformes intervenues en 1977 et 1991 leur redonne de l'attrait. Dotées de moyens nouveaux, elles constituent à l'heure actuelle des instruments d'information efficaces et parfois influents (II), mais dont la mise en place dépend largement d'une volonté politique (I).

I - LA CRÉATION D'UNE COMMISSION D'ENQUÊTE : UN PROCESSUS COMPLEXE, SUBORDONNÉ A UNE VOLONTÉ POLITIQUE

La procédure de l'enquête a été codifiée par l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées, dont les dispositions ont été reprises dans les règlements intérieurs de chaque chambre.

Le texte initial de l'ordonnance de 1958 établissait une distinction entre les commissions d'enquête, chargées de recueillir des informations sur des faits déterminés et de livrer leurs conclusions à l'assemblée qui les avaient créées, et les commissions de contrôle, chargées d'examiner la gestion administrative, financière ou technique des services publics ou des entreprises nationales. Cette distinction fondée sur l'objet de la commission a disparu en 1991, et l'appellation de « commission d'enquête » recouvre à présent les deux formes d'investigation.

La création d'une commission d'enquête résulte d'une décision de l'assemblée intervenant au terme d'un processus complexe 1 ( * )8 ; assurant à la majorité parlementaire la maîtrise de chacune des étapes (A), il est destiné à prévenir toute ingérence vis-à-vis de l'Exécutif et de l'autorité judiciaire (B).

A) Un processus complexe assurant à la majorité la maîtrise de la décision

a) Une procédure apparentée à la procédure législative

Tout parlementaire peut demander la création d'une commission d'enquête par le dépôt d'une proposition de résolution exposant les motifs de la demande et déterminant l'objet de l'enquête. La proposition doit déterminer « avec précision » soit les faits qui donnent lieu à l'enquête, soit les services publics ou les entreprises nationales dont la commission doit examiner la gestion. Le Président de l'Assemblée nationale et le Bureau du Sénat disposent d'un certain pouvoir d'appréciation pour juger de la recevabilité de la demande.

La proposition de résolution est renvoyée à la commission permanente compétente, qui, en pratique, à l'Assemblée nationale, est toujours la commission des Lois. Cette dernière se prononce sur la recevabilité de la demande au regard des dispositions de l'ordonnance de 1958, et sur son opportunité. On observera que la composition des commissions permanentes reflétant celle de l'assemblée, l'avis de la majorité prévaut.

La commission doit déposer le rapport contenant ses conclusions dans le mois suivant la distribution de la proposition. S'agissant d'un texte d'origine parlementaire, la proposition de résolution est inscrite à l'ordre du jour complémentaire de l'assemblée sur proposition de la Conférence des Présidents 1 ( * )9 (l'ordre du jour prioritaire étant fixé par le Gouvernement). Là encore, l'accord des représentants de la majorité au sein de la Conférence des Présidents est nécessaire pour que l'inscription soit proposée ; signalons toutefois que depuis 1988, chacun des groupes politiques à l'Assemblée nationale peut faire inscrire une fois par an à l'ordre du jour une proposition de résolution de son choix.

L'assemblée est alors appelée à discuter le texte de la commission saisie au fond ou, à défaut, le texte de la proposition de résolution initiale.

Le contenu du débat dépend très largement de la conjoncture politique, comme de l'objet de la commission dont la création est demandée. Toutefois, à ce stade du débat, un consensus entre les différents groupes politiques est déjà atteint, et la discussion est souvent rapide.

Une fois la création décidée, la structure est mise en place selon des règles de composition assouplies par la pratique.

b) Comme celle des commissions permanentes, la composition des commissions d'enquête reflète celle de l'assemblée qui les a créées.

L'ordonnance de 1958 prévoyait la désignation des commissaires au scrutin majoritaire ; mais un compromis a toujours permis de respecter la proportionnelle des groupes pour assurer une meilleure représentation de la minorité. Cette pratique a été entérinée par la réforme de 1991, qui a institué les mêmes modalités que pour la désignation des membres des commissions permanentes, c'est-à-dire sur la base des candidatures établies par les groupes politiques.

L'effectif maximum des commissaires est limité à vingt-et-un membres par le règlement du Sénat (sur un total de 321 sénateurs) ; à trente, par celui de l'Assemblée nationale (sur 577 députés). Le Bureau est élu au scrutin secret ; les postes de Président ou de rapporteur, qui sont politiquement significatifs en raison du rôle joué par chacun d'eux, peuvent revenir à l'opposition.

B) Un processus destiné à prévenir toute ingérence vis-à-vis de l'Exécutif et de l'autorité judiciaire

a) Les commissions d'enquête, dont les investigations prolongées pourraient gêner le Gouvernement, ont une durée de vie limitée.

Leur mission prend fin à la remise de leur rapport, qui doit être déposé dans un délai de six mois ; d'abord fixé à quatre mois, le délai a été allongé en 1977 en raison de la complexité de certains problèmes abordés.

Par ailleurs, les commissions d'enquête ne peuvent être reconstituées avec le même objet dans la même assemblée avant un délai de 12 mois après la fin de leur mission.

Leurs pouvoirs sont également suspendus par la clôture de la session, à moins que l'assemblée n'en décide autrement. Observons à ce propos que l'instauration en 1995 d'une session parlementaire unique, au lieu des deux sessions initialement prévues, a favorisé l'exercice du contrôle parlementaire, en élargissant ses possibilités d'action.

En raison du fait majoritaire, la marge de manoeuvre de l'Assemblée nationale à l'égard du Gouvernement demeure très relative ; le Sénat, qui est déjà plus indépendant en période de concordance des majorités gouvernementale et sénatoriale, se montre encore plus incisif en période de cohabitation, ce qui a pu générer des tensions avec le Gouvernement. 2 ( * )0

b) L'ordonnance de 1958 prohibe expressément la création d'une commission d'enquête lorsque les faits ont donné lieu à des poursuites judiciaires, et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours.

C'est pourquoi, la proposition de résolution doit être notifiée dès son dépôt au ministre de la Justice par le Président de l'assemblée concernée ; à ce stade toutefois, il s'agit d'une simple information n'empêchant pas le dépôt de la résolution.

Le problème de la délimitation précise des domaines respectifs de l'enquête parlementaire et des investigations judiciaires s'avère très délicat et a donné lieu à une jurisprudence assez complexe. Ainsi, l'existence de poursuites n'interdit pas la création d'une commission d'enquête, mais limite ses pouvoirs d'investigation aux faits qui ne sont pas examinés par l'autorité judiciaire.

Quoiqu'il en soit, les travaux d'une commission d'enquête sont automatiquement interrompus par l'ouverture d'une information judiciaire relative aux faits qui ont motivé sa création.

Il - UN RÔLE D'INFORMATION, PLUS QUE DE CONTRÔLE ; UNE CAPACITÉ D'INFLUENCE, SANS POUVOIR DE CONTRAINTE

Aux termes de l'ordonnance de 1958 : « les commissions d'enquête sont formées pour recueillir des éléments d'information... en vue de les soumettre à l'assemblée qui les a créées » (cf. article 6).

Si pour des raisons historiques, le texte n'a reconnu aucun moyen d'action à ces commissions, les modifications substantielles introduites en 1977 et 1991 leur ont permis d'exercer cette mission de manière plus satisfaisante. Bien que dépourvus de tout caractère contraignant, leurs travaux peuvent contribuer à améliorer la législation.

A) Un rôle d'information progressivement élargi

a) Des « soupapes de sécurité » en période de crise

Les commissions d'enquête se constituent souvent sur des sujets sensibles. Leur création peut d'ailleurs répondre à une pression de la rue et permettre au Gouvernement, par le jeu des majorités de soutien au sein des assemblées, de confier des dossiers politiquement délicats pour un exécutif en place, à une structure parlementaire multipartisane.

Il suffit, pour illustrer ce propos, d'évoquer quelques thèmes qui ont fait l'objet d'une enquête parlementaire à l'Assemblée nationale au cours de la précédente législature :

- commission d'enquête sur la sûreté des installations industrielles et des centres de recherche et sur la protection des personnes et de l'environnement en cas d'accident industriel majeur créée à la suite de l'explosion, en septembre 2001, de l'usine d'engrais chimiques AZF, située à Toulouse.

- commission d'enquête sur le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage constituée dans un contexte marqué par l'augmentation des cas d'ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) à l'automne 2000 ;

- commission d'enquête sur la situation financière, patrimoniale et fiscale des sectes, ainsi que sur leurs activités économiques et leurs relations avec les milieux économiques et financiers (1999).

b) Des méthodes d'investigation facilitées.


• Ainsi, s'agissant des auditions, qui est la technique la plus employée et sans doute la plus efficace, la réforme de 1977 a conféré aux commissions d'enquête un droit de citation directe, assorti de sanctions pénales, d'ailleurs aggravées par la loi de 1991, et éventuellement d'une interdiction temporaire d'exercice des droits civiques.


• En outre, depuis 1977, les rapporteurs sont habilités à mener des investigations sur pièce et sur place et à se faire communiquer tous documents de service (sauf ceux protégés par le secret défense, ou concernant la sécurité intérieure...). La limite à ce pouvoir d'investigation réside dans le respect de la séparation entre l'autorité judiciaire et les autres pouvoirs.


La levée du secret en 1991 a simplifié le fonctionnement des commissions et a accru l'impact de leurs travaux auprès du public. Chaque commission est libre d'organiser la publicité des auditions par les moyens de son choix : ouverture au public, à la presse écrite et audiovisuelle... La levée du secret n'est toutefois pas une obligation car dans certains cas, la confidentialité peut seule garantir la sincérité des dépositions. C'est pourquoi les commissions d'enquête peuvent décider le huis-clos des auditions.

Il faut préciser que le secret continue à s'appliquer aux autres travaux des commissions (par exemple leurs délibérations internes concernant l'élaboration du rapport) afin d'assurer aux commissaires une totale indépendance. C'est la publication du rapport qui autorise leur divulgation.

A) Une capacité d'influence, sans pouvoir de contrainte.

On a vu que la création d'une commission d'enquête était subordonnée à une volonté politique, que sa composition et son fonctionnement demeuraient sous le contrôle du Gouvernement. Par ailleurs, le principe de séparation des pouvoirs interdit à une telle structure d'agir aux lieu et place de l'administration ou de prendre des sanctions. Mais pour que les investigations parlementaires aient un sens, elles doivent avoir des implications concrètes. En fait, les commissions d'enquête exercent une influence non négligeable en stimulant l'action gouvernementale, judiciaire et l'activité parlementaire.

a) L'orientation de l'action gouvernementale

Les commissions d'enquête pratiquent une critique constructive en suggérant des remèdes aux maux qu'elles révèlent. Les conclusions et propositions occupent en général une grande place dans leurs rapports, qui depuis la réforme de 1977 sont publiés de droit ; ces documents reflètent évidemment l'opinion de la majorité de la commission, mais l'usage est d'intégrer dans une partie distincte l'opinion des commissaires minoritaires.

La discussion des conclusions contenues dans les rapports n'est prévue par aucun texte, mais les assemblées peuvent les évoquer en utilisant les procédures du droit parlementaire classique, en posant notamment des questions au Gouvernement.

Et si les conclusions ne constituent pas, par elles-mêmes des décisions, la publication des rapports et l'écho donné aux travaux dans les médias incitent le Gouvernement à accepter certaines suggestions, ou le placent vis-à-vis de l'opinion dans une quasi-obligation d'agir lorsque le domaine est sensible.

C'est ainsi, par exemple, qu'à la suite des travaux de la commission d'enquête créée au Sénat, en 1991, sur la « gestion des services, organismes et administrations chargés d'organiser et de gérer la collecte des produits sanguins utilisés à des fins médicales », dans le cadre de l'affaire dite « du sang contaminé », le ministre de la Santé a déposé un projet de loi réformant l'organisation de la transfusion sanguine ; de même, les travaux de la commission d'enquête sur les tribunaux de commerce, créée en 1998 à l'Assemblée nationale, ont suscité le dépôt en 2000 de trois projets de lois (dont un projet de loi organique) relatifs à la justice commerciale.

b) La faculté de susciter l'action judiciaire

En menant leurs investigations, les commissions d'enquête peuvent découvrir des faits délictueux. Sans pouvoir les qualifier juridiquement, ni se prononcer sur la sanction applicable, elles peuvent transmettre les informations recueillies au Ministère de la Justice, à sa demande, aux fins d'ouverture d'une enquête judiciaire.

c) La stimulation de l'activité parlementaire

Les commissions permanentes, quant à elles, peuvent reprendre une question examinée par une commission d'enquête, et compléter ses investigations ; il arrive en outre que d'anciens membres d'une commission d'enquête s'associent au dépôt d'une proposition de loi destinée à remédier aux insuffisances de la législation révélées lors de l'enquête.

Enfin, la création d'une commission d'enquête permet parfois au Gouvernement d'agir par le biais de sa majorité parlementaire dans des domaines dans lesquels ses services ne peuvent intervenir directement pour des raisons politiques. Ce fut le cas de la création à l'Assemblée nationale, de la commission d'enquête sur l'utilisation des fonds affectés à la formation professionnelle 2 ( * )1 ; il aurait été maladroit que les services du ministère du Travail se livrent à des investigations poussées dans un domaine traditionnellement géré par les partenaires sociaux -patronat et syndicats-. Les conclusions de la commission ont d'ailleurs eu pour conséquence des modifications législatives rapides et importantes.

Les commissions d'enquête tendent ainsi à mettre en oeuvre une collaboration entre les pouvoirs législatif et exécutif et l'autorité judiciaire en vue d'assurer la transparence des décisions gouvernementales et l'amélioration de la législation. C'est pourquoi elles sont progressivement devenues un instrument essentiel du contrôle parlementaire qui a pour objectif la protection du citoyen, principale raison d'être, au fond, de tout État de droit.

* 17 Les parlementaires ont privilégié les missions d'information, sorte de sous-commissions à effectif réduit, plus simples de création et d'un fonctionnement moins formel.

* 18 C'est pourquoi, pendant longtemps, les parlementaires ont privilégié les missions d'information, sorte de sous-commissions à effectif réduit, plus faciles à créer et d'un fonctionnement moins formel.

* 19 Conférence des Présidents : l'un des organes directeurs de l'assemblée composé du Président de l'assemblée, des vice-Présidents, des Présidents des commissions permanentes, éventuellement ceux des commissions spéciales, des Présidents des groupes parlementaires, du rapporteur général de la commission des Finances et d'un représentant du Gouvernement

* 20 Une commission d'enquête sénatoriale, constituée après la décision gouvernementale de réduire à 35h la durée hebdomadaire du temps de travail, a produit en 1998 un rapport intitulé : « réduction autoritaire du temps de travail à 35h : on ne spécule pas avec les espoirs des Français ». Le Premier ministre a indiqué au Président du Sénat que « le contrôle a priori sur les conditions d'élaboration de la politique menée par le Gouvernement ... pouvait avoir des incidences graves sur le fonctionnement des pouvoirs publics ». Dans sa réponse, le Président du Sénat a notamment rappelé qu'il n'appartient pas au Premier ministre de se prononcer sur l'exercice des pouvoirs des commissions d'enquête au regard de la séparation des pouvoirs, et encore moins sur la légitimité du vote de l'assemblée qui décide de les créer.

* 21 en 1994

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