4. Pays francophones du Nord
L'expression "économie informelle" est très peu utilisée dans les pays du Nord. Pour désigner ce secteur, on parle plutôt d'"économie souterraine", de "travail non déclaré" ou, plus communément, de "travail au noir". Dans des États où les pouvoirs publics exercent souvent une surveillance étroite de l'économie, les activités non déclarées deviennent presque aussitôt irrégulières du point de vue fiscal même si ceux qui les mènent invoquent divers motifs pour les justifier. Il existe toutefois certaines formes d'économie, que l'on peut qualifier d'"informelle", qui demeurent dans le cadre de la légalité. Nous étudierons le cas des "systèmes d'échange local", qui se développe depuis quelques années notamment en France.
Économie non déclarée et travail au noir
a) Europe occidentale
La Commission européenne (Direction générale de l'emploi, des relations industrielles et des affaires sociales) a rendu publique en 1997 une "Communication sur le travail non déclaré", dans laquelle elle distingue quatre grands groupes de travailleurs non déclarés : les personnes cumulant deux emplois voire davantage, la population "économiquement non active", les chômeurs et les ressortissants de pays tiers résidant illégalement sur le territoire de l'Union européenne.
Selon la Commission, "le principal attrait de l'économie non déclarée est de nature économique. Ce type d'activités permet d'augmenter ses revenus en échappant à l'impôt et aux cotisations sociales, ou de réduire ses coûts. Trois facteurs favorisent le travail non déclaré : la demande croissante de "services personnalisés", la réorganisation de l'industrie en chaînes de sous-traitance, et la diffusion des "technologies légères" qui ouvrent de nouvelles perspectives de travail et de nouveaux domaines pour les activités de service. Le travail non déclaré se rencontre généralement dans les secteurs caractérisés par une forte intensité de main d'oeuvre et de faibles gains comme l'agriculture, le bâtiment, le commerce de détail, la restauration ou les services domestiques."
Le document conclut en la nécessité de lutter contre ce phénomène, qui "risque d'ébranler le financement et la fourniture des prestations sociales et des services publics. La diminution des recettes se traduit par une baisse du niveau des services que l'État peut fournir, créant un cercle vicieux étant donné que le Gouvernement augmente les impôts pour continuer d'assurer les services en question, favorisant ainsi davantage le travail non déclaré."
Il cite notamment le cas de la France, où a été créé un service spécifique, la Mission de liaison interministérielle pour la lutte contre le travail clandestin, l'emploi non déclaré et le trafic de main d'oeuvre (MILUTMO), qui est chargée de sanctionner non seulement les travailleurs non déclarés, mais également leurs "donneurs d'ordre" qui en sont les bénéficiaires. La lutte y est aussi menée par le biais d'incitations fiscales (réductions d'impôt pour la rénovation de l'habitat, "chèques-services" pour la déclaration des emplois domestiques). En France, le travail non déclaré se répartit à 60 % dans le secteur des services (notamment hôtels, cafés et restaurants), 27 % dans le bâtiment, et 13 % dans les autres secteurs.
La Belgique a également pris certaines mesures dans ce domaine : développement des services d'inspection, augmentation des amendes, efforts de réduction du coût du travail dans certaines industries (plan textile), système de chèques-services.
L'économie non déclarée est estimée à 10 % du PIB en France, et 12 % en Belgique.
b) Québec
Le ministère québécois des Finances a évalué que l'économie souterraine, excluant les activités criminelles, représentait, en 1994, des transactions d'une valeur de 7 milliards de dollars canadiens, soit 4,2 % du PIB. Ces 7 milliards de dollars d'activités non déclarées engendreraient des pertes fiscales annuelles de 1,9 milliards de dollars, ce qui représente un manque à gagner annuel moyen d'environ 1000 dollars par ménage. En revanche, les évaluations du Centre interuniversitaire de recherche en analyse des organisations (CIRANO) sont nettement plus basses et se situent entre 1,7 et 2,7 milliards pour l'année 1995. Cet écart illustre la difficulté de cerner avec précision l'ampleur du phénomène.
La Commission sur la fiscalité et le financement des services publics a établi que dix secteurs de l'économie totalisent près de 80 % des activités au noir. Il s'agit de la construction et de la rénovation, de la restauration, des boissons alcoolisées, des ateliers automobiles, du commerce alimentaire, de la garde d'enfants, de la coiffure, des pièces de rechange pour automobiles, de l'hébergement et des services domestiques et ménagers.
Une enquête menée en 1994 par la Commission sur la fiscalité et le financement des services publics a démontré que l'évasion fiscale et le travail au noir constituent de réelles préoccupations pour les citoyens. Beaucoup d'entre eux s'inquiètent de leurs répercussions sur les valeurs sociales et collectives dans la mesure où ils remettent en cause les consensus sociaux nécessaires au bon fonctionnement des institutions. Une majorité s'est déclarée favorable à une réaction vigoureuse et rapide des pouvoirs publics, notamment à un moment où le Québec faisait face à de graves difficultés budgétaires.
Suite à cette consultation, le Gouvernement a mis en oeuvre divers moyens de lutte, dont une campagne de sensibilisation dans les médias et une meilleure coordination des organismes de contrôle, qui ont permis de réduire de plus de 3 milliards de dollars le manque à gagner fiscal en quatre ans.
2/ Une autre forme d'économie informelle : les "systèmes d'échange local"
Il existe dans certains pays francophones du Nord (notamment en France et au Canada) une forme d'économie informelle qui, contrairement au travail au noir, est parfaitement légale. Il s'agit des systèmes d'échange local (SEL), qui sont apparus dès les années 30 en Autriche à partir des théories de l'économiste Sylvio Gesell. Plus d'un millier de SEL fonctionnent aujourd'hui dans le monde, dont environ 400 au Royaume-Uni où ils se sont développés depuis 1985.
En France, le premier SEL n'a été créé qu'en 1994 dans le département de l'Ariège. Depuis lors, la croissance a été très rapide puisqu'en février 1998, 268 SEL, regroupant 30000 adhérents dans 87 départements français étaient répertoriés (dont 20 % reliés par Internet).
Le principe de fonctionnement d'un SEL est très simple. Moyennant une cotisation modique, les adhérents, regroupés en associations, s'échangent, sur catalogue, des biens et des services, évalués dans une monnaie fictive. Le système ne se réduit pas à un simple troc, car il fonctionne de manière multilatérale. Lorsqu'un membre rend un service ou fournit un bien à un autre membre, il obtient une créance vis-à-vis de l'ensemble du groupe. L'association tient les comptes et fournit à chacun des relevés mensuels. Chaque SEL possède sa propre unité de compte, statutairement inconvertible en francs.
Les SEL se sont développés en France parallèlement à l'augmentation de la précarité et des situations de marginalisation. Une étude réalisée par l'université de Lyon en 1997 indiquait que "plus de 40 % des membres d'un SEL sont des personnes en difficulté, des bénéficiaires du RMI ou des chômeurs". Dès lors, ces systèmes apparaissent souvent comme des réseaux locaux de solidarité qui permettent notamment aux chômeurs et aux exclus d'accéder à des biens et à des services auxquels ils ne pourraient prétendre autrement.
Expériences originales, à but alternatif ou social, les SEL trouvent toutefois rapidement leurs limites. Se bornant à des produits artisanaux ou à des services, ils ne peuvent représenter qu'une fraction minime de l'activité globale. Comme l'explique le fondateur du SEL de Saint-Quentin-en-Yvelines, "un SEL n'est pas un système de production, il ne peut pas concurrencer la société marchande. C'est un système fondé sur la gestion du lien social". Par ailleurs, sur le plan fiscal, ces activités ne peuvent être exonérées de la TVA que dans la mesure où elles n'ont pas un caractère répétitif, ni un but lucratif.
Si l'informel constitue un mode d'organisation économique très ancien et adapté à la culture locale de certaines régions francophones, il apparaît davantage dans d'autres régions comme une réponse spontanée à des déséquilibres consécutifs à des processus de réformes institutionnelles ou à des situations conjoncturelles.
Les pouvoirs publics, de même que les bailleurs de fonds, ne peuvent se désintéresser d'un secteur qui emploie dans certains pays la majeure partie de la population active. De ce fait des questions restent posées. Faut-il continuer à accepter des activités qui, par le manque à gagner fiscal qu'elles génèrent, peuvent réduire les capacités d'action des pouvoirs publics dans des domaines comme la santé, l'éducation, les infrastructures nécessaires à un véritable développement ? Mais, par ailleurs, peut-on se passer de ces unités qui constituent une soupape de sécurité contre les risques sociaux d'un chômage massif, et qui contribuent utilement à la lutte contre la pauvreté en assurant une redistribution des revenus ?
Il ne me semble pas que des réponses générales puissent être apportées, tant les situations sont contrastées dans les différentes régions du Monde, voire, dans une même région, d'un pays à l'autre, comme nous l'avons constaté au cours de cette étude. Il appartient à chacun des États concernés de prendre les mesures qui lui paraissent adaptées en fonction de ses priorités politiques et des caractéristiques de son économie.
Toutefois, la question de l'économie informelle est liée au problème fondamental, qui reste posé, du rééquilibrage entre pays du Nord et du Sud, qui permettrait à ces derniers d'assurer leur développement, et en ce qui concerne le Nord, d'une politique économique permettant de juguler le chômage et d'assurer une meilleure distribution des revenus.