2. Le contexte de la reconnaissance du génocide
Il faut rappeler les faits. En 1915, dans le contexte de la Première guerre mondiale et en particulier de la pression russe sur les frontières de l'Empire Ottoman, le Gouvernement du parti ultra-nationaliste des "Jeunes Turcs" (sans doute sans l'approbation du Sultan, dépossédé de ses pouvoirs) a mis en oeuvre un plan de déportation global des populations arméniennes de l'Est anatolien vers les parties méridionales de l'Empire.
Le Gouvernement turc suspectait ces populations, travaillées par des militants nationalistes et pro-russes, de préparer un soulèvement pour rallier l'envahisseur.
De façon délibérée ou non (ce point n'est pas complètement établi) les colonnes de population déplacées à pied ont été victimes de pillages et de massacres en cours de route, et, pour beaucoup d'entre elles, ne sont jamais arrivées à destination.
En outre, de nombreuses personnalités arméniennes d'Istanbul (alors capitale de l'Empire), notamment des intellectuels, ont été assassinées sur ordre du Gouvernement turc le 24 avril 1915. Même si la grande masse de la population arménienne de la ville n'a pas été touchée, le massacre d'Istanbul a incontestablement donné une connotation nouvelle aux mesures anti-arméniennes, puisque les victimes vivant éloignées du front, le Gouvernement turc n'avait aucune raison militaire de donner cet ordre 1 ( * )
En tout état de cause, le 24 avril est demeuré la date symbolique de ces événements, qui en réalité, se sont étalés sur deux ans (1915 et 1916).
Les victimes se comptent par centaines de milliers, plus d'un million selon les sources arméniennes (300.000 morts d'après d'autres sources). Il s'agit alors d'un massacre d'une ampleur sans précédent en Europe.
a) Une position officielle traditionnellement prudente
Malgré son engagement constant en faveur de la cause arménienne, la diplomatie française s'est jusqu'à présent refusée à employer le terme de génocide pour ménager la susceptibilité turque.
La Turquie, en dépit du fait que ces événements ont eu lieu avant l'instauration de la République par Mustapha Kémal (Atatürk), est très sensible à cette question et ne manque pas de protester vigoureusement contre les manifestations "anti-turques", à l'occasion de la commémoration (tous les ans le 24 avril) des massacres.
Elle ne conteste pas la réalité de la déportation, mais nie toute volonté de perpétrer un génocide chez les autorités de l'époque 1 ( * ) . La plupart des historiens turcs reconnaissent qu'il y a eu des massacres, mais estiment que le nombre des victimes a été exagéré et insistent sur le fait que leur pays engagé dans la Première guerre mondiale luttait pour sa survie face à l'envahisseur russe.
Le courant de sympathie des Français pour l'Arménie s'est traduit par le dépôt de nombreuses questions écrites ou orales de parlementaires sur la reconnaissance officielle du génocide arménien.
Le 21 avril dernier, à une période où la commémoration du génocide conduit régulièrement les parlementaires à poser des questions et le Gouvernement à y répondre, les débats ont pris une tournure plus directe.
Á la question de savoir s'il n'est pas temps de reconnaître officiellement le génocide arménien, le Gouvernement, qui s'exprime par la personne de M. Pierre Moscovici, commence par indiquer qu'il « a déjà évoqué à de nombreuses occasions la question des massacres des Arméniens commis dans les dernières années de l'empire ottoman. Il l'a fait dans des termes clairs, que le Gouvernement arménien connaît bien. » Mais, après les interpellations pressantes en provenance de tous les côtés de l'hémicycle et, selon certains comptes rendus de presse, avec l'approbation des ministres présents et de Monsieur le Premier ministre, M. Moscovici ajoute : « Il est vrai que certaines organisations internationales ont pris position sur cette question, diplomatiquement très sensible. Á titre personnel, je n'hésite pas à le dire ; pourquoi ne pas reconnaître que ces massacres ont revêtu le caractère d'un génocide ? »
Le vendredi 24 avril, date de la commémoration du génocide un communiqué « solennel » est venu conforter et nuancer cette reconnaissance : « En ce jour anniversaire, le Gouvernement adresse une pensée à nos compatriotes d'origine arménienne, recueillis dans le souvenir de la tragédie qui a endeuillé tout un peuple, victime de déportations et de massacres il y a quatre-vingt-trois ans ».
b) L'initiative de l'Assemblée nationale et la réaction du Gouvernement
Á l'initiative de M. Jean-Paul Bret, député du Rhône, et de M. René Rouquet, député-maire d'Alfortville, ancien sénateur et fondateur du groupe sénatorial, l'Assemblée a adopté, à l'unanimité, le vendredi 29 mai une proposition de loi n° 469 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
Au cours du débat, le Gouvernement, en la personne de M. Jean-Pierre Masseret, s'est efforcé de replacer cette initiative dans une perspective diplomatique même s'il a fait savoir qu'il ne ferait pas obstacle à la poursuite de la procédure :
« ..le Gouvernement s'associe à l'hommage rendu aux victimes des massacres. Les déportations et les massacres d'Arméniens commis en 1915 et en 1916 dans l'empire ottoman, au moment de ses dernières convulsions, et dont la Turquie actuelle ne peut être tenue pour responsable, sont une des tragédies les plus effroyables de ce siècle. Les faits sont là, ils sont incontestables...
Le Gouvernement y est d'autant plus sensible que le peuple français vit aussi dans sa chair le souvenir de cette tragédie. La France, en effet, a été l'une des grandes terres d'accueil de ces populations meurtries. Nous avons reçu sur notre sol des victimes de ces événements et des enfants des victimes, qui sont évidemment encore hantés par ce souvenir. La communauté française d'origine arménienne a donné à la France ce qu'elle a de meilleur. Elle s'est d'emblée battue pour la liberté et la dignité de l'homme, qui sont les vertus cardinales de la République....
Mesdames, messieurs les députés, le Gouvernement prend acte de l'intention politique de votre assemblée. Cette initiative est la vôtre. Vous en avez pris la responsabilité. Le Gouvernement mesure la profondeur des sentiments qui vous animent. Toutefois, dans le plus grand respect de ces sentiments, et en ayant à l'esprit et au coeur l'ampleur et l'horreur de la tragédie qui les inspirent, la question se pose, au regard de la Constitution, de savoir s'il est du ressort de la loi de qualifier l'histoire.
Le Gouvernement, au titre des articles 20 et 34 de la Constitution, détermine et conduit la politique extérieure de la France. Cette compétence lui revient exclusivement, mais il est responsable de son action devant le Parlement.
Sur les massacres de 1915 et de 1916, le Gouvernement s'est prononcé à plusieurs reprises; il s'associe, comme je l'ai dit, à la peine et au souvenir.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, deux principes animent le Gouvernement dans la conduite de la politique extérieure de la France: oeuvrer à la paix et à la stabilité en encourageant la réconciliation entre les peuples et les États; ne jamais transiger sur les valeurs qui sont les nôtres. C'est ce qu'il fait dans cette région du monde comprise entre la Méditerranée et la Caspienne, région encore secouée par les crises, où se verse encore le sang et où des tragédies peuvent toujours survenir. C'est dans ce contexte que se situe notre débat d'aujourd'hui. Veut-on aider à la stabilité de cette région, à la réconciliation entre la Turquie et l'Arménie, entre l'Arménie et ses autres voisins ? Si l'on veut favoriser le processus, on doit être attentif au risque de provoquer la crispation, le retour en arrière, la confrontation.
La France est l'amie de l'Arménie. Elle est l'amie de la Turquie et des autres pays de la région. C'est la raison pour laquelle elle joue et qu'elle a été invitée à jouer un rôle dans le règlement des crises qui l'affectent. Vous connaissez la densité et la profondeur de nos relations avec l'Arménie. La France est l'un des premiers pays à avoir reconnu la République d'Arménie. Elle oeuvre par tous les moyens à la paix, à la sécurité, à la stabilité et à la prospérité de cette république. L'Arménie n'avait pas demandé, jusqu'à une période très récente, comme vous le savez, la reconnaissance des massacres en tant que génocide. Ses intérêts à long terme sont dans l'instauration de liens de coopération et de compréhension mutuelle avec ses voisins, liens seuls capables de rapprocher les peuples et de favoriser le développement de l'économie et de la démocratie.
S'agissant de la Turquie, il est de l'intérêt de tous de voir ce grand pays, situé au carrefour d'arcs de crises - Balkans, Proche et Moyen-Orient, Caucase -, poursuivre son évolution dans le sens de la modernité et de la stabilité. Il est de l'intérêt de tous d'encourager le développement des droits de l'homme et de la démocratie. Les massacres du début de ce siècle ne sont pas contestables et ils ne sont pas contestés dans leur réalité historique, ni par nous, ni par la Turquie. 1 ( * ) Mais ils revêtent encore une charge émotionnelle considérable. Il est de notre devoir de laisser le temps nécessaire à la réconciliation de ce pays avec sa propre histoire. Nous n'avons jamais cessé de dire aux responsables de la Turquie d'aujourd'hui qu'il leur fallait aller plus loin dans l'ouverture qu'ils ont manifestée en commençant à autoriser les historiens à faire leur travail.... Il faut encourager ce mouvement qui représente l'avenir, et non le briser...Qui y gagnerait ? Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, l'action que nous conduisons en faveur de la stabilité de cette région repose, comme je l'ai dit, sur les relations d'amitié que nous entretenons avec les uns et les autres. C'est ce qui nous a valu, aux côtés des Américains et des Russes, de co-présider ce que l'on appelle le « groupe de Minsk », lequel, constitué dans le cadre de l'OSCE, l'Organisation pour la Sécurité et la coopération en Europe, a pour objet de régler les conflits du Caucase et, en premier lieu, celui, tragique, du Haut-Karabagh. De nouvelles tragédies sont possibles dans cette région. Elle est travaillée par les démons du nationalisme. L'esprit de revanche n'a pas disparu. L'équilibre de cette région reste précaire : il y a dans le Nord et le Sud-Caucase, entouré de grandes puissances régionales, deux cents peuples sur un territoire de 600 kilomètres de large; un mélange d'États indépendants, d'États autonomes plus ou moins dissidents et d'entités sécessionnistes non reconnues, avec des multitudes de conflits, de contentieux historiques.
Faisons tout pour éviter les actions qui, bien qu'animées des meilleures intentions, pourraient raviver et attiser les tensions avec des conséquences incalculables. Soutenons les efforts de l'ONU et de l'OSCE !.. »
Le Gouvernement conclut :
« Vous avez pris une initiative, vous avez discuté, analysé, formulé des exigences et vous allez voter : c'est la démocratie. Naturellement, le Gouvernement suivra, lui aussi, la procédure prévue : il examinera en conférence des présidents du Sénat les conditions d'inscription de ce texte à l'ordre du jour des travaux de la Haute Assemblée. Ce qui est commencé ce matin doit se poursuivre. »
Cette longue citation explicitant la position du Gouvernement était nécessaire, car, pour le groupe sénatorial, il est indispensable que l'initiative Parlementaire soit reprise, conformément à la Constitution, par le pouvoir exécutif afin que l'initiative de principe débouche sur la reconnaissance du génocide au niveau international.
c) L `attitude du groupe sénatorial
La position du groupe sénatorial avait été au préalable définie au cours de la réunion du 17 juin 1998 consacrée à la proposition de loi adoptée par l'Assemblée Nationale, transmise au Sénat et enregistrée sous le numéro 469.
Au cours de cette réunion, M. Jacques Oudin, président du groupe, avait exposé le contexte dans lequel se pose, selon lui, la question de la reconnaissance du génocide arménien :
• il y a, d'abord, un fait incontestable : il
s'agit du premier cas, au XXème siècle, où des
autorités constituées ont planifié le massacre d'une
population entière pour des raisons raciales ou religieuses ;
• il y a, ensuite, aujourd'hui, un mouvement
général de repentance qui amène les peuples à se
pencher sur leur histoire pour reconnaître les erreurs et leurs fautes.
La France, pays des droits de l'homme, ne peut éluder la question,
compte tenu de son histoire et de l'ancienneté des relations qui
l'unissent à l'Arménie, ainsi que de l'importance de la
communauté arménienne sur le territoire national ;
• enfin, la reconnaissance de ces
événements particulièrement attendue, tant par la nouvelle
République d'Arménie que par la communauté
arménienne, doit se faire à l'initiative du Gouvernement, soutenu
en cela par le Parlement et une grande majorité de l'opinion
publique.
Après un large débat, le groupe sénatorial s'est prononcé sur les trois points suivants :
• d'une part, la reconnaissance des
événements de 1915 ne saurait être éludée
quelles que soient les pressions engagées
1
(
*
)
. Il y va de l'honneur de la France et de sa
fidélité à ses idées, à son histoire et
à sa vocation ;
• en second lieu, sur le plan juridique, il a
été très largement admis que le texte de la proposition de
loi transmise par l'Assemblée Nationale, soulevait de réelles
difficultés du fait de sa valeur plus symbolique que normative. Or, la
loi doit être normative et, en conséquence, il revient aux
commissions compétentes du Sénat de trouver une forme juridique
appropriée - peut-être une résolution -, compatible avec la
Constitution notamment avec la définition du domaine de la loi tel qu'il
résulte de son article 34 ;
• enfin, les avis furent plus partagés sur les
conséquences de ces difficultés : tandis que certains
membres du groupe ont eu tendance à considérer qu'il fallait les
examiner sans précipitation, les autres ont estimé que l'attitude
du Sénat ne serait pas comprise, si celui-ci ne donnait pas suite
rapidement à l'initiative de l'Assemblée - notant, pour certains,
au passage qu'il existait une proposition de loi du groupe communiste au
contenu plus normatif déposée depuis novembre 1997.
Le groupe a finalement estimé devoir s'en remettre à la sagesse des commissions du Sénat, tout en insistant sur l'impérieuse nécessité d'apporter une réponse prochaine à ce problème fondamental. Il a également estimé, après que le président du groupe eût rappelé qu'il fallait également connaître l'attitude du Gouvernement dans une matière relevant du pouvoir exécutif, qu'il appartient au Gouvernement de faire inscrire le texte à l'ordre du jour du Sénat.
* 1 Il semble qu'il ait voulu empêcher les principales voix de la communauté arménienne de se faire entendre, d'une part, auprès des secteurs "vieux ottomans" de la société turque (en particulier les autorités musulmanes religieuses, qui ont opposé une certaine résistance à la politique nationaliste "jeune-turque"), d'autre part, auprès de l'opinion publique mondiale, c'est-à-dire, dans le contexte de l'Europe plongée dans la guerre, auprès notamment de l'Allemagne et de l'Autriche-Hongrie, pays auxquels la Turquie était alliée.
* 1 On remarque que dans le bref intervalle de temps entre la chute des "jeunes turcs" et la révolution d'Atatürk, le Gouvernement du Sultan restauré avait entrepris de poursuivre et de juger les auteurs des massacres. Les autorités républicaines turques ont donc fait un pas en arrière.
* 1 Interruption de Mme Martine David. Ils le sont par la Turquie !
* 1 Ankara a effectivement annoncé son intention de suspendre les négociations commerciales avec Paris, gelant, à cette occasion, quelque 60 milliards de francs de contrats.