C/ Récit de mission
Le dernier contact du groupe sénatorial France-Afrique Centrale avec le Cameroun remontait au mois d'octobre 1988, date à laquelle une délégation de six députés camerounais, conduite par M. Gabriel Mballa Bounoung, alors député-maire de Yaoundé, et président du groupe parlementaire RDPC à l'Assemblée nationale, avait séjourné en France.
Les législatives de 1992 ayant notablement modifié la composition et le mode de fonctionnement de l'Assemblée nationale camerounaise, il a donc semblé opportun de renouer le dialogue avec ces nouveaux parlementaires.
Il convient de souligner l'exceptionnelle chaleur de l'accueil qui a été réservé aux sénateurs français par le Parlement camerounais, soulignant par contraste l'inhabituelle réserve de la Présidence de la République.
Le contenu des entrevues avec l'autorité exécutive sera détaillé après celles ménagées auprès de l'Assemblée nationale ; puis sera évoquée la situation des français expatriés.
1. Les autorités camerounaises
a) les parlementaires
Six des membres du groupe Cameroun-France de l'Assemblée nationale, représentant les principaux partis la composant (RDPC, UNDP, UPC et MDR), et conduits par M. Jean-Bernard Ndongo Essomba, président du groupe RDPC, ont débattu avec la délégation française des aspects spécifiques du fonctionnement de leur Assemblée, et des perspectives offertes par les relations entre les deux pays.
Le programme de la délégation s'est organisé selon le calendrier suivant :
Lundi 23 janvier 1995 - 10 H 00 : entrevue avec M. Djibril Cavaye Yeguie, Président de l'Assemblée nationale.
Le Président a, tout d'abord, évoqué les graves difficultés économiques du pays, qui ont été accentuées par la dévaluation du franc CFA ; ce contexte a notamment conduit certains hommes politiques à un incivisme fiscal qui heurte la population, elle-même appelée à un effort croissant dans ce domaine, et tend à discréditer l'ensemble de la classe politique.
Puis il a décrit l'évolution souhaitable du cadre institutionnel : ainsi, actuellement, le Président de l'Assemblée nationale, comme les présidents des groupes politiques, sont renouvelés annuellement. Ce système, hérité du temps du parti unique, qui contrôlait ainsi étroitement ces postes, prive ces dirigeants de l'autorité qui découle de la durée.
La réforme constitutionnelle devrait également prévoir l'allongement de la durée des sessions ordinaires, qui se résument aujourd'hui à deux fois un mois, en décembre et en juin, ce qui est manifestement insuffisant pour l'instauration d'un réel débat sur les textes présentés par le Gouvernement.
L'institution d'un Sénat, et de conseils régionaux, est également évoquée ; ces assemblées complèteraient l'Assemblée nationale, et le Conseil économique existant actuellement.
En conclusion, le Président s'est dit préoccupé par le rythme des réformes envisagées : elles sont, certes, nécessaires, mais leur application devra être progressive pour être réellement fructueuse.
Lundi 23 janvier - 11 H 00 : réunion de travail avec la délégation du groupe Cameroun-France
Dans un propos introductif, M. Jean-Bernard NDONGO ESSOMBA (Province du Centre) a souligné que les atouts essentiels de son pays résidaient dans les capacités du peuple camerounais, qui est intelligent, travailleur et fier.
L'essentiel des difficultés actuelles relèvent du domaine économique : la chute passée du cours des matières premières a entraîné celle des recettes fiscales, que l'on a tenté de compenser par une réduction des coûts salariaux de la fonction publique. La conjugaison de ces divers éléments a créé un contexte de morosité et de revendications. Cependant, les perspectives économiques d'ensemble demeurent positives, le secteur bancaire a été restructuré, et les importantes privatisations prévues désendetteront l'État.
M. Bruno SAHO (Province de l'Ouest) membre de l'UNDP, et président de la commission des Finances de l'Assemblée, a regretté que les propositions de révision constitutionnelle formulées dès 1992 par les députés n'aient été suivies d'aucun résultat, ce qui a motivé le refus de son parti de participer à la dernière session parlementaire (décembre 1994), ainsi qu'à l'amorce de débat constitutionnel entrepris, à cette date, de manière brusquée.
Ces réformes devront établir l'indépendance de la justice, qui est aujourd'hui sujette à caution.
M. Emmanuel BITYEKI (Province du Centre), député de l'UPC, a souligné que les libertés politiques avaient beaucoup progressé dans le pays, ce qui rend peu compréhensible l'attitude d'abstention d'une certaine opposition lors des dernières législatives. Le Gouvernement, pour sa part, n'a pas adapté ses rapports avec l'Assemblée à cette évolution, et persiste à présenter les textes législatifs de façon tardive et inopinée.
La pratique démocratique nécessite un apprentissage, qui modèrera les critiques, parfois excessives, de l'opposition, et assouplira la position du Gouvernement, qui les accepte mal.
Il faut également faire évoluer l'organisation judiciaire, qui, actuellement inspirée du système français, est trop lourde et complexe pour fonctionner efficacement. En milieu rural, le droit coutumier y pourvoit, mais il n'existe guère de justice en milieu urbain.
M. RIDANDI (Province de l'Extrême-Nord), député du MDR, a appuyé l'observation précédente, en rappelant que bien des ministres découvrent le contenu des projets de loi lors de leur présentation à l'Assemblée, faute d'avoir participé à leur préparation.
Il a déploré que les discussions constitutionnelles traînent en longueur, et ne prévoient pas, pour l'instant, l'institution d'une Cour des comptes.
M. Albert NDIM (Province du Nord Ouest), député du RDPC, a estimé que l'institution judiciaire pouvait, d'ores et déjà, assurer son indépendance par un comportement plus rigoureux de ses membres.
Mme SALI-FADIMATOU (Province de l'Extrême-Nord), également député du RDPC, a rappelé que le Cameroun ne pourrait sortir de l'actuel marasme économique que si s'instaurait un accord minimum sur ce point entre les différentes forces politiques.
b) Le Gouvernement
Les sénateurs français ont vivement regretté de n'avoir pu s'entretenir avec le chef de l'État, averti pourtant dès le mois d'octobre 1994 de leur venue prochaine, - et en dépit des efforts réitérés de notre Ambassade pour ménager une telle entrevue.
Ainsi, contrairement à la plupart des autres pays d'Afrique où le groupe s'est précédemment rendu, ses représentants n'ont pu recueillir le sentiment du premier responsable du Cameroun sur l'évolution de son pays.
Les entrevues avec le Gouvernement camerounais se sont organisées comme suit :
Lundi 23 janvier - 9 H 30 : entrevue avec M. Léopold Oyono, ministre des relations extérieures.
M. Oyono a souligné la place spécifique de la France dans les relations amicales que le Cameroun entretient avec les pays étrangers, place d'autant plus éminente que le pays est bi-culturel (lui-même est anglophone).
L'évolution institutionnelle devrait être la dominante de l'année 1995, qui sera celle de la mise à jour de la Constitution ; ainsi le Cameroun sera-t-il doté du nouveau cadre qui lui est nécessaire pour progresser vers raffermissement de la démocratie.
Mardi 24 janvier - 15 H 30 : entrevue avec M. Titus Edzoa, secrétaire général de la présidence de la République.
Après avoir rappelé l'intensité des relations entre son pays et la France, M. Edzoa a retracé les points forts et faibles de la situation actuelle du Cameroun, dans les domaines politique, économique et social. Il a évoqué le processus de réforme constitutionnelle en cours, et s'est félicité de l'évolution sans heurt vers la démocratie pluraliste qu'avait impulsée le Président Biya.
Mardi 24 janvier - 17 H : entrevue avec M. Simon Achidi Achu, Premier ministre, Député RDPC depuis 1978 de la région de la Mézam, à l'ouest du pays.
M. Achidi Achu est nommé à la Primature à l'issue des élections législatives de mars 1992, puis confirmé à ce poste par le Président Biya, réélu lui-même en octobre suivant.
Il est anglophone, et ancien rival de John Fru Ndi au sein de l'appareil du RDPC de la région Ouest
Le Premier ministre a évoqué les grands problèmes, institutionnels, politiques et économiques, auquel le Cameroun est confronté, et a souligné combien son pays appréciait l'aide et l'appui de la France durant cette période critique.
Il a exprimé sa conviction que le débat constitutionnel trouverait une issue dans un délai raisonnable, et que les prochaines privatisations envisagées permettraient d'assainir la situation économique du pays.
Mercredi 25 janvier (Douala) 13 H : entrevue avec M. Moutome Doualla ministre de la justice, Garde des Sceaux.
Le ministre a évoqué l'insécurité croissante qui règne dans le pays, due, selon lui, à deux principaux facteurs. D'abord un manque criant des moyens mis à la disposition des forces de l'ordre : il a relevé, à cet égard, que certaines aides promises par la communauté internationale ont été bloquées sur intervention des États-Unis, au motif qu'elles menaceraient l'ordre public.
On constate également une inadaptation des personnels affectés à la sécurité, qui continuent à recourir à des méthodes héritées du parti unique.
Il a déploré que la convention, notamment judiciaire, conclue avec la France il y a trois ans et financée par le Fonds d'Aide et de Coopération, tarde tant à être mise en oeuvre, alors que le Cameroun est incontestablement un pays dominé par des appartenances, sinon tribales, du moins régionales, qui rendent difficile l'émergence et le respect des intérêts nationaux.
S'agissant des incidents survenus en 1994 dans la province de l'Extrême-Nord à la suite des dissensions au sein de l'UNDP, il a rappelé que leur répression avait été rendue indispensable du fait des morts et des destructions de biens qu'elles avaient engendrées, mais que, depuis cette date, près de la moitié des détenus alors incarcérés avaient été libérés.
2. Les Français expatriés
La communauté française du Cameroun regroupe environ 8 000 personnes, dont le plus grand nombre réside dans la capitale économique du pays, Douala.
C'est d'ailleurs dans cette ville qu'une réunion de travail organisée par notre Consul général a permis de recueillir les sentiments des principaux acteurs économiques français, mais aussi camerounais, sur leurs difficultés spécifiques.
M. NDONGO ESSOMBA et ses cinq collègues députés, qui avaient eu la prévenance d'accompagner les sénateurs français lors de leur passage, le mercredi 25 janvier, à Douala, assistaient également à cette réunion.
Des propos exprimés à cette occasion, comme ceux recueillis à Yaoundé auprès de nos compatriotes, il ressort les principaux points suivants :
- les effets de la dévaluation du franc CFA n'ont guère été compensés pour le secteur privé. Les principales mesures d'accompagnement ont porté sur la dette publique (annulation par la France de 50 % de la dette des États), mais le secteur privé n'a bénéficié que de simples facilités de caisse pour un montant de 300 millions de francs français ; encore n'ont-elles bénéficié qu'à moins de dix sociétés françaises de Douala, car la majorité des dossiers constitués ont été refusés.
Si la dette extérieure a fait l'objet de mesures d'allègement, motivées essentiellement par un souci de réalisme, car la capacité des États africains à la rembourser est hypothétique, la dette intérieure, elle aussi très élevée, n'a fait l'objet d'aucune décision de ce genre. Ceci freine d'autant les investisseurs à s'orienter vers l'Afrique. De surcroît, la dévaluation a pris en tenaille les entreprises, entre une croissance des coûts (le port de Douala est l'un des plus chers d'Afrique de l'Ouest), et une réduction du pouvoir d'achat du marché local.
- le montant des retraites des expatriés, libellées en CFA, a été réduit de moitié avec la dévaluation, qui n'a d'ailleurs fait que souligner l'extrême désorganisation des caisses de retraite africaines, qui sont quasiment en cessation de paiement.
- enfin, la vie quotidienne est sensiblement dégradée par l'essor de la criminalité, qui ne touche plus seulement les biens, mais également les personnes ; ainsi plusieurs femmes conduisant seule leur voiture ont été récemment attaquées, en pleine journée. Cette insécurité est étroitement liée à la dégradation des conditions de vie dans les villes, notamment du fait de la récession et de la chute des salaires qui l'accompagne. Ce contexte incertain conduit à une regrettable altération des relations entre communautés camerounaise et française, et met en cause le caractère durable de la présence de nombre de nos compatriotes.
Il faut rappeler, à cet égard, que le nombre des français établis au Cameroun n'a cessé de diminuer régulièrement depuis une dizaine d'années, et que la dévaluation du CFA a accéléré le mouvement, en contraignant à la fermeture de nombreuses entreprises, françaises comme étrangères. Nos compatriotes constituent encore, malgré cette érosion, la communauté étrangère la plus nombreuse au Cameroun, loin devant les États-Unis (1500 ressortissants), l'Italie (540), l'Allemagne (520) et la Grande-Bretagne (230).
En réponse, Mme BRISEPIERRE et M. CANTEGRIT, qui représentent tous deux les Français établis hors de France, ont fait valoir la continuité des efforts déployés par leurs collègues et eux-mêmes pour une meilleure prise en compte, par les autorités françaises, des effets spécifiques de la dévaluation sur les expatriés, que ce soit pour l'extension de la loi sur le surendettement - demandée dès le mois de mai 1994 -, les retraites, avec la suggestion d'un système de retraites propre aux français de l'étranger et rattaché à la Sécurité sociale de notre pays, à l'image de ce qui a été déjà obtenu pour l'assurance maladie, ou la couverture des accidents du travail.
Mais, outre des ressources financières spécifiques, cette innovation implique une révision des conventions liant la France aux divers pays africains intéressés.