(extraits)
Monsieur,
Celui dont vous venez de faire l’éloge avec tant d’éloquence, de conviction et d’autorité, vous tenait en la plus haute estime, non seulement comme poète, mais comme traducteur (...)
Comment l’intimité intellectuelle, l’alliance esthétique se sont-elles établies entre vous et Victor Hugo ?
C’était sous l’empire. Victor Hugo était à Guernesey. Il se promenait sur la terrasse qu’il a immortalisée et qui était devenue un but de pèlerinage pour tous les jeunes poètes. Pas un nuage au ciel " formé d’un seul saphir ", comme il aurait dit, pas une ride sur la mer dans laquelle, selon votre belle expression, que nous allons retrouver tout à l’heure, " le soleil tombe en nappes d’argent ". Alors un des jeunes hommes qui avaient l’honneur de se mouvoir dans l’ombre de l’exilé, s’écria tout à coup comme si les vers qu’il citait pouvaient seuls traduire l’impression causée par cette journée splendide :
" Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine,
La terre est assoupie en sa robe de feu. "
Vous avez fait comme le grand rénovateur indou. Vous avez rompu avec bien des traditions anciennes, avec bien des gloires consacrées, et voici comment, dans la préface de la première édition de vos Poèmes antiques, vous avez posé les nouveaux dogmes :
" Depuis Homère, Eschyle et Sophocle, qui représentent la poésie dans sa vitalité, dans sa plénitude et dans son unité harmonique, la décadence et la barbarie ont envahi l’esprit humain. En fait d’art original le monde romain est au niveau des Daces et des Sarmates; le cycle chrétien tout entier est barbare. Dante, Shakespeare et Milton n’ont que la force et la hauteur de leur génie individuel ; leur langue et leurs conceptions sont barbares. La Sculpture s’est arrêtée à Phidias et à Lysippe ; Michel-Ange n’a rien fécondé; son œuvre, admirable en elle-même, a ouvert une voie désastreuse. Que reste-t-il donc des siècles écoulés depuis la Grèce ? Quelques individualités puissantes, quelques grandes œuvres sans lien et sans unité."
Une telle profession de foi n’était pas seulement le coup de clairon qui sonne l’assaut de l’avenir, c’était le coup de cloche qui sonne le glas du passé et surtout du présent. C’était une révolution radicale devant entraîner de bien autres conséquences que celles de 1830. Il ne s’agissait rien de moins en effet que de répudier toute l’esthétique moderne, de revenir sur le mouvement classique et romantique, et de restituer aux poètes la direction de l’âme humaine. Après avoir eu connaissance de vos vers, Victor Hugo a-t-il eu connaissance de cette préface ? Je le crois. Aussi a-t-il voulu vous connaître et vous séduire. Se faire un apôtre d’un adversaire, c’était régal de Dieu (…)
Maintenant, si l’on rapproche votre préface du discours que nous venons d’entendre, il sera facile de constater que, tout en exceptant Victor Hugo, vos idées générales ne sont pas modifiées. Cette exception n’est pas une simple courtoisie académique, puisque dans l’oraison funèbre que vous avez prononcée, le jour des funérailles, vous avez appelé le mort " l’éternelle lumière qui nous guidera éternellement vers l’éternelle beauté, " qu’aujourd’hui vous déclarez son œuvre unique entre toutes, en ce qui la caractérise. Par cette toute petite restriction vous pouvez vous maintenir dans vos théories premières et dans votre aspiration finale : la direction, plus ou moins éloignée dans l’avenir, de l’âme humaine par les poètes régénérés. Je crains que vous ne fassiez là, Monsieur, un rêve irréalisable, qui doit tenir à vos origines orientales et à vos idées personnelles en matière religieuse (...)
Tout est permis quand la sincérité fait le fond, d’autant plus que ce que vous avez conseillé aux poètes nouveaux de faire, vous l’avez commencé vous-même, résolument, patiemment. Vous avez immolé en vous l’émotion personnelle, vaincu la passion, anéanti la sensation, étouffé le sentiment. Vous avez voulu, dans votre œuvre, que tout ce qui est de l’humain vous restât étranger. Impassible, brillant et inaltérable comme l’antique miroir d’argent poli, vous avez vu passer et vous avez reflété tels quels, les mondes, les faits, les âges, les choses extérieures. Les tentations ne vous ont pas manqué cependant, si j’en crois le cri que vous avez laissé échapper dans la Vipère. C’est le seul. Vous ne voulez pas que le poète nous entretienne des choses de l’âme, trop intimes et trop vulgaires. Plus d’émotion, plus d’idéal ; plus de sentiment, plus de foi ; plus de battements de cœur, plus de larmes. Vous faites le ciel désert et la terre muette. Vous voulez rendre la vie à la poésie, et vous lui retirez ce qui est la vie même de l’Univers, l’amour, l’éternel amour. La nature matérielle, la science, la philosophie vous suffisent.
Certes le firmament, le soleil, la lune, les étoiles, les océans, les forêts, les divinités, les monstres, les animaux sont intéressants; mais moi aussi je suis intéressant, moi, l’homme (...)
Et vous verrez que cette vie a quelques bons moments, comme celui-ci par exemple, où j’éprouve une véritable joie, je vous assure à honorer publiquement, tout en le contredisant quelque peu, un homme d’un grand talent et d’un beau caractère.
Dossier d'archives : Leconte de Lisle - juin 2000