Leconte de Lisle est élu à l’Académie française à la place de Victor Hugo décédé peu avant.

Le jeudi 31 mars 1887, il prononce son discours de réception.

(extraits)

Victor Hugo par Nadar © Droits épuisés

Messieurs, en m’appelant à succéder parmi vous au Poète immortel dont le génie doit illustrer à jamais la France et le XIXe siècle, vous m’avez fait un honneur aussi grand qu’il était inattendu (...)

Messieurs, l’avènement d’un homme de génie, d’un grand poète surtout, n’est jamais un fait spontané sans rapports avec le travail intellectuel antérieur ; et s’il arrive parfois que la Poésie, cette révélation du Beau dans la nature et dans les conceptions humaines, se manifeste plus soudaine, plus haute et plus magnifique chez quelques hommes très rares et d’autant vénérables, une communion latente n’en relie pas moins, à travers les âges, les esprits en apparence les plus divers, tout en respectant le caractère original de chacun d’eux. Si la nature obéit aux lois inviolables qui la régissent, l’intelligence a aussi les siennes qui l’ordonnent et la dirigent. L’histoire de la Poésie répond à celle des phases sociales, des événements politiques et des idées religieuses ; elle en exprime le fonds mystérieux et la vie supérieure ; elle est, à vrai dire, l’histoire sacrée de la pensée humaine dans son épanouissement de lumière et d’harmonie (…)

Après les noires années du moyen âge, années d’abominables barbarie, qui avaient amené l’anéantissement presque total des richesses intellectuelles héritées de l’antiquité, avilissant les esprits par la recrudescence des plus ineptes superstitions, par l’atrocité des moeurs et la tyrannie sanglante du fanatisme religieux, notre pléiade française, au XVIe siècle de l’ère moderne, tente avec éclat un renouvellement des formes poétiques. Elle s’inquiète des chefs-d’œuvre anciens, les étudie et les imite ; elle invente des rythmes charmants ; mais sa langue n’est pas faite, le temps d’accomplir sa tâche lui manque, et il arrive que les esprits, avides d’une discipline commune, s’imposent bientôt d’étroites règles, souvent arbitraires, qu’ils tiennent à honneur de ne plus enfreindre. L’époque organique de notre littérature s’ouvre alors, très remarquable assurément par l’ordre et la clarté, mais réfractaire en beaucoup de points à l’indépendance légitime de l’intelligence comme aux formes nouvelles qui sont l’expression nécessaire des conceptions originales. Il semble que tout a été pensé et dit, et qu’il ne reste aux poètes futurs qu’à répéter incessamment le même ensemble d’idées et de sentiments dans une langue de plus en plus affaiblie, banale et décolorée. Enfin, Messieurs, à cette léthargie lyrique de deux siècles succède un retour irrésistible vers les sources de toute vraie poésie, dédaignée ou incomprise, vers la parfaite concordance de l’expression et de la pensée qui n’est elle-même qu’une parole intérieure, et la renaissance intellectuelle éclate et rend la vie à l’art suprême. C’est pourquoi la rénovation enthousiaste, dont Victor Hugo a été, sinon le seul initiateur, du moins le plus puissant et le plus fécond, était inévitable et due à bien des causes diverses (...)

De telles oeuvres, Messieurs, toujours lues et toujours admirées, quelque permises que soient certaines réserves respectueuses, consolent, s’il est possible, de l’épidémie qui sévit de nos jours sur une portion de notre littérature et contamine les dernières années d’un siècle qui s’ouvrait avec tant d’éclat et proclamait si ardemment son amour du beau ; alors que d’illustres poètes, d’éloquents et profonds romanciers, de puissants auteurs dramatiques, auxquels je ne saurais oublier de rendre l’hommage qui leur est dû, secondaient l’activité glorieuse de Victor Hugo. Mais si le dédain de l’imagination et de l’idéal s’installe impudemment dans beaucoup d’esprits obstrués de théories grossières et malsaines, la sève intellectuelle n’est pas épuisée sans doute ; bien des oeuvres contemporaines, hautes et fortes, le prouvent. Le public lettré ne tardera pas à rejeter avec mépris ce qu’il acclame aujourd’hui dans son aveugle engouement. Les épidémies de cette nature passent et le génie demeure (...).

Dossier d'archives : Leconte de Lisle - juin 2000