Le souvenir que l'on conserve, le plus souvent, de Raymond Poincaré est celui d'un homme vieillissant appelé, dans les années 20, au chevet d'une France en proie à de graves difficultés. Président de la commission des réparations, défenseur d'une stricte application du traité de Versailles, il devient en 1922 Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Son objectif : obtenir d'une Allemagne récalcitrante la contribution au relèvement de la France prévue par le traité. Pour ce faire, il décide l'occupation de la Ruhr par les troupes françaises. La résistance passive de l'Allemagne cède. En 1926, lors de la crise financière qui secoue la France , il est de nouveau Président du Conseil et ministre des Finances. Il parvient à arrêter la chute du franc et à le stabiliser, méritant ainsi le surnom de « Poincaré-la-confiance ».
Ces souvenirs sont souvent associés dans la mémoire collective, à une image : le portrait du Président de la République , Raymond Poincaré. Élu en 1913, il est à la tête de la France durant toute la guerre. Sa formule appelant à l'Union sacrée de tous les Français est devenue célèbre. Pour eux, il incarne la stabilité, la continuité de l'État dans les heures sombres. En 1920, les parlementaires lui rendent un hommage solennel et soulignent son « impeccable dignité », sa « ténacité indéfectible ». Cependant, Raymond Poincaré garde de ce passage à l'Élysée un souvenir plus en demi-teinte : « Je ne me sentais aucun goût pour le rôle dont je reconnaissais et dont j'admirais la grandeur, mais qui, ne comportant aucune responsabilité légale, laissait forcément à celui qui l'exerçait peu d'initiative et d'indépendance ».
Son cursus avant la guerre de 1914 est tout aussi brillant : ministre de l'Instruction publique et des Beaux Arts, des Finances, et Président du Conseil en 1912. Sur le plan professionnel, Raymond Poincaré est un avocat renommé, sa réputation de civiliste lui assurant une clientèle de choix. Il plaide avec succès pour la Société des gens de lettres, l'affaire du testament d'Edmond de Goncourt. Il défend également les intérêts de la Société des compositeurs de musique contre les fabricants de phonographes qui « jettent leur musique nasillarde aux quatre coins de la France et refusent de payer un centime de droits ». Au soir de sa vie, en 1931, il est élu par ses pairs, bâtonnier de l'Ordre des avocats de Paris. Quant au monde littéraire, il l'avait déjà couronné en 1909 en le recevant à l'Académie française.
Le destin exceptionnel de Raymond Poincaré, homme mûr, a quelque peu estompé la première partie de sa vie. Sa précocité en est l'un des éléments les plus frappants. Né à Bar-le-Duc en 1860, licencié en droit et en lettres à 21 ans, premier secrétaire de la Conférence des avocats à 22 ans, il entre dans la vie politique en 1886 et devient le benjamin des conseillers généraux de la Meuse , département dont il sera député un an plus tard, à 27 ans. L'un de ses collègues de la Chambre des députés rapporte qu'il avait l'air d'un Saint-cyrien qui s'est trompé de caserne. Au Palais Bourbon, il acquiert rapidement une compétence financière qui le porte aux responsabilités de rapporteur général du budget. En 1893, le nouveau Président du Conseil, Charles Dupuy, choisit, pour compléter son gouvernement, deux jeunes parlementaires : Louis Barthou reçoit le portefeuille des Travaux publics et Raymond Poincaré, celui de l'Instruction publique et des Beaux Arts. Les journalistes, étonnés de leur jeunesse, les surnomment « les deux gosses du gouvernement ». Le 22 février 1903, à Bar-le-Duc, Raymond Poincaré est élu sénateur de la Meuse. Il a 42 ans. Ernest Lavisse, quelques années plus tard, le qualifiera de « sénateur prématuré ».
Il n'a jamais véritablement expliqué les raisons qui l'ont poussé à briguer un mandat sénatorial. On peut toutefois penser qu'il apprécie, au Palais du Luxembourg, l'ambiance calme et studieuse, le soin apporté par les sénateurs à élaborer les textes législatifs. « Ils travaillent peut-être moins que les députés, dit-il, mais ils travaillent souvent mieux ; ils ne prennent pas l'agitation pour de l'activité ».
Admirateur de Jules Ferry et de Gambetta, Raymond Poincaré se définit comme un « républicain progressiste, défenseur absolu des institutions » et précise qu'il est partisan de « toutes les réformes sages et bien étudiées ». Profondément laïc, il respecte les opinions et les croyances d'autrui et soutient les associations laïques, en particulier la Ligue de l'enseignement. A son entrée au Sénat en 1903, il adhère au groupe de l'Union républicaine, puis à l'Alliance démocratique dont le programme correspond à ses propres convictions de fermeté laïque et de progrès social.
Nommé rapporteur général de la commission des finances, il se reconnaît dans les « traditions de prudence et de loyauté financières dont le Sénat a toujours été le défenseur ». La sincérité budgétaire est pour lui une exigence. « C'est, à mon avis, une politique détestable que de masquer la réalité sous des combinaisons ingénieuses et de ne pas renseigner exactement le pays sur ce qu'il a droit de connaître. C'est ainsi qu'on endort l'opinion publique dans des illusions funestes et qu'on stimule les dépenses au lieu de les ralentir ». Il est également partisan d'une politique résolue de restrictions des dépenses publiques pour résorber le déficit, « pas [de] ces réductions provisoires et fictives qui préparent trop souvent les retours offensifs de crédits supplémentaires.... J'entends des suppressions définitives de dépenses résultant, lorsqu'il le faudra, de réformes administratives et de simplifications de services ».
Son appartenance successive aux deux chambres ne l'empêche pas de promener sur les mœurs parlementaires un regard critique. Il s'insurge contre les promesses inconsidérées tenues par les candidats aux élections. Il estime qu'un homme politique doit surtout savoir écouter et que « sénateurs et députés se sont trop souvent déshabitués d'entendre la voix du pays. Ils vivent repliés sur eux-mêmes dans un monde factice dont les frontières ne dépassent guère le jardin du Luxembourg et le pont de la Concorde. Au lieu de garder avec la nation qu'ils représentent un contact ininterrompu, ils s'isolent peu à peu dans une atmosphère condensée où se réfracte et s'altère l'image de tous les objets ».
(JPG - 199 Ko)Tout au long de sa vie, Raymond Poincaré fut considéré comme un homme influent, essentiellement en raison de sa personnalité. Dans son éloge funèbre, Jules Jeanneney, président du Sénat, en trace ce portrait : « homme de méthode, de clarté, de fierté française », « juriste consommé, plus avocat que tribun ». Il souligne aussi « son besoin incessant de travail qui ne lui laisse guère le loisir de se mêler aux conversations amicales des autres sénateurs ». On peut aussi ajouter son ubiquité intellectuelle qui ne laisse que peu de sujets hors de sa vaste culture, et sa scrupuleuse probité.
En 1932, les électeurs de la Meuse renouvellent son mandat sénatorial, bien qu'il n'ait pas fait campagne et ne soit pas en état de siéger. Il meurt le 15 octobre 1934, victime d'une attaque cérébrale. La France organise des obsèques nationales à « celui qui ne mit rien plus haut que son devoir envers Elle ». Le Sénat s'associe à cet hommage et décide de faire apposer une médaille à son effigie à la place où il a siégé.